Jeudi 23 mars 2023
La séance est ouverte à quatorze heures quarante-cinq.
(Présidence de M. Benjamin Haddad, président de la commission)
La commission d'enquête entend Mme Nathalie Homobono, ancienne directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes entre 2009 et 2018.
Mes chers collègues, nous avons l'honneur d'accueillir Mme Nathalie Homobono pour évoquer les fonctions qu'elle a exercées à l'époque où elle était directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, entre 2009 et 2018.
Madame Homobono, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de vous être rendue disponible rapidement pour répondre à nos questions.
À partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) ont publié ce qu'il est désormais convenu d'appeler les Uber files. S'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine datés de 2013 à 2017, cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes (T3P) jusqu'alors réservé aux taxis.
Dans ce contexte, notre commission d'enquête a pour objet d'identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour s'implanter en France ainsi que le rôle des décideurs publics de l'époque, et d'émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts. Elle a également pour ambition d'évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses apportées par les décideurs publics en la matière.
La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a été mentionnée à plusieurs reprises, tant dans les Uber files que lors de certaines auditions, comme celle que nous avons organisée ce matin avec le lanceur d'alerte M. Mark MacGann. Nous souhaitons donc recueillir votre témoignage sur l'ouverture du marché aux VTC, notamment aux plateformes numériques comme Uber, mais aussi sur la question de l'encadrement de ces plateformes et des règles de concurrence.
Vous nous direz ce que vous pensez des différentes évolutions législatives. Je pense en particulier à la loi du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur, dite « loi Thévenoud », et à la loi du 29 décembre 2016 relative à la régulation, à la responsabilisation et à la simplification dans le secteur du transport public particulier de personnes, dite « loi Grandguillaume », visant toutes deux à apporter des solutions aux crises entre le secteur des taxis et celui des VTC.
Nous avons noté que vous avez signé, par délégation, plusieurs arrêtés interministériels visant à réformer les règles liées à la formation des taxis et des VTC. Comment ont-ils été négociés entre les différents ministères de tutelle – Intérieur, Économie, Tourisme, Transports – compte tenu des compétences de chacun ?
Nous avons entendu beaucoup de critiques à l'encontre du service UberPop, qui permettait à des particuliers, à partir de 2014, d'exercer une activité de transport public particulier de personnes. Ce service, manifestement illégal, a été suspendu en juin 2015 puis rendu illégal par une décision du Conseil constitutionnel en réponse à une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) en septembre 2015. Quelle lecture faites-vous de ces épisodes et de l'activité d'UberPop ?
Nous aurons l'occasion de vous poser, Mme la rapporteure et moi, de nombreuses questions relatives aux méthodes employées par Uber et au « kill switch ».
De façon plus générale, avez-vous engagé des enquêtes sur les pratiques commerciales ou anticoncurrentielles des plateformes de mobilité telles qu'Uber lorsque vous dirigiez la DGCCRF ? Avez-vous, le cas échéant, subi des pressions dans ce cadre, qu'elles soient politiques ou qu'elles émanent des entreprises concernées ? Enfin, comment appréhendiez-vous l'évolution de l'état du marché, de la concurrence et de ses règles avant que vous ne quittiez la DGCCRF, en 2018 et depuis lors ?
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale.
Avant de vous laisser la parole pour vous présenter en quelques minutes et répondre à ces premières questions, puis d'entamer les échanges avec Mme la rapporteure et mes collègues, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(Mme Nathalie Homobono prête serment.)
J'ai été nommée directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes à la mi-avril 2009 et j'ai quitté mes fonctions dans les tout premiers jours de janvier 2018 : j'ai donc exercé ces responsabilités un peu moins de neuf ans. Depuis un peu plus de cinq ans, je préside la section de la sécurité et des risques du Conseil général de l'économie, de l'industrie, de l'énergie et des technologies, une structure rattachée au ministère chargé de l'Économie.
La DGCCRF, qui relève de ce même ministère, comptait à l'époque quelque 3 000 agents, dont 80 % exerçaient des missions de contrôle et d'enquête, rattachés, d'une part, aux services centraux et, d'autre part, aux services territoriaux, autrefois appelés services déconcentrés, à savoir aux directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (Direccte) au niveau régional et aux directions départementales de la cohésion sociale et de la protection des populations (DDCSPP) au niveau départemental.
Aux termes du décret en vigueur lorsque j'étais en fonction, la DGCCRF était chargée de « veiller à la régulation et au bon fonctionnement des marchés » sous leurs divers aspects. Cela impliquait d'observer le fonctionnement des marchés, de vérifier que leur encadrement était satisfaisant et, le cas échéant, de déterminer la nécessité d'en fluidifier le fonctionnement ou l'accès, de lever des barrières à l'entrée ou de limiter les situations qui seraient devenues injustifiées du fait de l'apparition de nouveaux acteurs ou de nouvelles technologies. La seconde mission principale de la DGCCRF était de contrôler le respect des règles d'encadrement des marchés et de la protection des consommateurs.
De ce que je me remémore de mes neuf années passées à la DGCCRF, je suis arrivée au moment où était discutée la loi de développement et de modernisation des services touristiques, dite « loi Novelli », qui a supprimé la notion de licence de Grande remise et le contingentement départemental du nombre de ces licences, permettant ainsi le développement des VTC. La DGCCRF et la direction générale des entreprises (DGE), compétente pour les dispositions relevant du code du tourisme, ont dû prendre de nombreux textes d'application. S'en est suivie une période de tensions marquée par des mouvements de grève des taxis, par des réunions avec les parties prenantes et par la décision du Gouvernement de confier une mission de médiation au député Thévenoud. Nous avons suivi le processus législatif ayant abouti à la « loi Thévenoud », puis la discussion de la loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, dite « loi Macron », la médiation menée par le député Grandguillaume, l'adoption de la « loi Grandguillaume » ainsi que la publication d'un certain nombre de textes d'application.
À chaque fois qu'un décret important était prévu par le corpus législatif, nous saisissions, en vertu du code de commerce, l'Autorité de la concurrence, dont vous entendrez le président un peu plus tard dans l'après-midi. Je pense en particulier au projet de décret « quinze minutes », comme nous l'appelions familièrement, qui visait à imposer aux VTC un délai de quinze minutes entre le moment de la réservation et celui de la prise en charge des clients. Nous avons énormément échangé sur cette question avec les ministres, ministres délégués et secrétaires d'État successifs sous l'autorité desquels nous avons travaillé. Nous avons abondamment écrit sur le sujet, toujours dans une logique proconcurrentielle, c'est-à-dire d'accueil ou de facilitation de l'arrivée de nouveaux entrants, mais dans un souci de régulation, en ne laissant pas le seul marché organiser le fonctionnement du secteur. Nous formulions des recommandations s'agissant de la manière d'introduire de nouveaux acteurs et d'adapter les marchés sans les déstabiliser.
Nous avons mené de nombreux contrôles avec les services centraux de la DGCCRF, notamment le service national des enquêtes (SNE) tandis que d'autres contrôles étaient effectués par les directions régionales et départementales.
Le SNE a conduit des enquêtes à l'initiative de la direction générale – c'est-à-dire à ma demande ou à celle du chef de service ou du sous-directeur concerné –, dont plusieurs, entre 2014 et 2016, sur les pratiques des nouvelles plateformes et des nouveaux acteurs, sur les taxis et sur les VTC, sans jamais avoir recours aux pouvoirs extraordinaires. Le code de la consommation et le code de commerce accordent en effet certains pouvoirs aux agents de la DGCCRF : si les enquêtes l'exigent, ces derniers peuvent conduire, après en avoir fait la demande auprès du juge, des « opérations de visite et saisie », autrement dit des perquisitions. Je le répète, le SNE n'a jamais eu recours à ces pouvoirs extraordinaires, que ce soit sur le marché de la maraude, où seuls les taxis interviennent, ou sur celui de la réservation préalable de transport de personnes à titre public ou privé, où les centrales de réservation de taxis telles que G7 et les plateformes comme Uber – ou d'autres, arrivées antérieurement – sont en concurrence.
En 2014, le SNE a mené une enquête relative au service UberPop. Cette offre était présentée comme un service de mise en relation entre particuliers à des fins de covoiturage. Elle proposait aux conducteurs, moyennant le versement de frais de commission, une prestation de mise en relation avec des passagers ainsi qu'une prestation d'intermédiation de paiement. Quant aux passagers, ils se voyaient offrir une prestation gratuite de mise en relation avec un conducteur via l'application de téléphonie mobile d'Uber ; ils payaient la course, qui était tarifée. Le SNE a considéré qu'il s'agissait là de pratiques commerciales trompeuses et que ce dispositif n'était pas licite. Il a ainsi dressé, en mars 2014, un procès-verbal à l'encontre d'UberPop et de ses principaux dirigeants, qui a connu des suites judiciaires. La société a été condamnée en première instance, en octobre 2014, puis en seconde instance, en décembre 2015 ; le jugement a été confirmé en cassation en juillet 2017.
Le SNE s'est également joint à une procédure civile engagée par des VTC et des taxis, qui a donné lieu à une QPC. En septembre 2015, le Conseil constitutionnel a jugé la disposition incriminée du code des transports conforme à la Constitution.
En 2015, le SNE a été saisi, avec d'autres services, par le parquet de Paris pour mener une nouvelle enquête avec la qualification de pratique commerciale trompeuse en récidive. Un rapport a été adressé au parquet, Uber France et ses dirigeants ont été condamnés à des amendes, et la société a dû publier la décision sur ses sites. Cette condamnation a été confirmée en appel.
En mars 2014, une première décision de justice a donc établi l'illégalité d'UberPop. Il y a eu appel et cassation mais le jugement a finalement été confirmé en cassation en juillet 2017. L'appel était-il suspensif ? A-t-il permis la poursuite de l'activité d'UberPop ?
Il me semble que la décision n'était pas suspensive, au sens où elle ne contraignait pas Uber à suspendre UberPop, mais je vérifierai ce point et vous le confirmerai.
Pendant la même période, les directions régionales et départementales ont également mené des actions de contrôle, à la demande de la DGCCRF, qui établit un programme d'enquêtes chaque année – il est préparé à l'automne de l'année précédente, en fonction du plan de charge des équipes dans les services centraux et territoriaux. Chaque enquête fait l'objet d'un descriptif de tâches. Ainsi, au premier trimestre 2014, le SNE ainsi que certaines directions départementales, en Île-de-France, en Provence-Alpes-Côte-d'Azur et en Rhône-Alpes, ont été invités à étudier le transport privé de moins de dix personnes – taxis, VTC, covoiturage – sous l'angle de la protection du consommateur.
Enfin, trois circulaires ministérielles datées de mars 2014, juin 2015 et janvier 2016 ont demandé aux préfets de département ainsi qu'aux préfets de police de Paris et des Bouches-du-Rhône de mobiliser les services au sens large – et non pas seulement ceux où étaient affectés les agents de la DGCCRF – afin de vérifier les conditions de fonctionnement et le respect des règles s'appliquant aux professions de VTC et de taxi. La première de ces instructions a été établie en cohérence avec l'enquête de 2014 : la circulaire dispose explicitement que, pour un certain nombre d'actions de contrôle, les agents sur le terrain – la police, la gendarmerie et les directions départementales et régionales – veilleront à coordonner les contrôles et à ne pas multiplier les sollicitations des mêmes acteurs économiques.
En 2014, les signataires étaient le ministre de l'Économie et des finances, M. Pierre Moscovici, la ministre des Affaires sociales et de la santé, Mme Marisol Touraine, le ministre de l'Intérieur, M. Manuel Valls, le ministre du Travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, M. Michel Sapin, la ministre de l'Artisanat, du commerce et du tourisme, Mme Sylvia Pinel, le ministre délégué chargé de l'Économie sociale et solidaire et de la consommation, M. Benoît Hamon, et le ministre délégué chargé des Transports, de la mer et de la pêche, M. Frédéric Cuvillier.
Les Uber files montrent que les dirigeants d'Uber savaient qu'UberPop était illégal dans la plupart des pays où ce service avait été lancé : tout laissait à penser qu'il s'agissait d'une pratique commerciale dissimulée et non de covoiturage. Sous la pression des autorités politiques, la société a cependant décidé de suspendre ce service en juin 2015 ; quelques mois plus tard, la décision rendue par le Conseil constitutionnel en réponse à la QPC permettait de clarifier le débat. Avant même la décision de la Cour de cassation en septembre 2017, Uber avait donc totalement abandonné UberPop. Néanmoins, nous venons de le vérifier, l'appel du jugement de première instance de mars 2014 était suspensif. Peut-on ainsi considérer que, d'un point de vue juridique, Uber avait toujours le droit de proposer son service UberPop en attendant le jugement en appel ?
Il faut distinguer la lecture que nous faisions du respect du code de la consommation, dont relèvent les pratiques commerciales trompeuses, et celle qu'en faisait la justice. Un procès-verbal n'a pas le même effet qu'une décision de justice. Certes, nous considérions que le service UberPop n'était pas légal, mais l'appel était suspensif…
Non, mais cela signifie que la condamnation n'était pas définitive.
Du reste, Uber a mis un terme définitif à UberPop environ deux ans avant la condamnation définitive.
Les Uber files montrent que les dirigeants d'Uber se sont plaints de subir trop de contrôles de la part de la DGCCRF auprès d'Emmanuel Macron. Ce dernier aurait par conséquent indiqué, en novembre 2014, en leur présence ainsi que celle de ses collaborateurs, qu'un débat technique devait avoir lieu avec la DGCCRF et qu'il ne voulait pas que ces agents soient « trop conservateurs ». Quel a été ce débat ? Avez-vous eu le sentiment de recevoir des consignes, directes ou indirectes, de la part du ministre Emmanuel Macron ou de son cabinet concernant vos opérations de contrôle ou l'interprétation qu'il convenait de donner au fait de ne pas être « trop conservateurs » ?
Pour toute direction rattachée à un ministre, les contacts avec le cabinet sont fréquents. Si nous avions très régulièrement des discussions avec de très nombreux cabinets ministériels, et si j'ai moi-même été reçue par Emmanuel Macron en l'une ou l'autre circonstance, je n'ai pas le souvenir de débats en sa présence sur cette question. Nous avons continué à travailler de manière loyale, en informant les ministres et les cabinets de notre activité, et à exercer les missions qui nous étaient fixées par décret. Je n'ai pas le souvenir d'avoir reçu de message invitant à la bienveillance et nous avons déroulé notre programme de contrôle comme il était prévu. Je n'ai pas non plus trouvé d'élément allant dans ce sens dans l'ensemble des documents que j'ai consultés.
Avez-vous eu, durant cette période, des échanges – peut-être par mail – avec le cabinet de M. Macron, en particulier avec M. Lacresse, qui était, selon les révélations de M. Mark MacGann, la personne la plus impliquée dans l'établissement des relations avec Uber et ses dirigeants ?
Les Uber files évoquent une « perquisition », mais vous affirmez qu'il n'y en a pas eu. S'agirait-il d'une simple intervention sur place de la DGCCRF n'ayant pas le caractère d'une perquisition au sens juridique du terme ? Y a-t-il eu une confusion avec une perquisition par les services de police dans le cadre de l'action coordonnée que vous venez de décrire ?
Lors de cette « perquisition », les Uber files indiquent que l'entreprise a eu recours au logiciel Casper et au fameux « kill switch » qui lui a permis, en appuyant simplement sur un bouton, de fermer l'ensemble de ses serveurs et d'empêcher l'accès aux données. Pouvez-vous nous apporter quelques précisions ?
Afin de préparer cette audition, j'ai consulté les documents retrouvés dans les archives écrites et interrogé une partie de mes anciens collaborateurs, mais je n'ai pas eu la possibilité de consulter les messageries. Je doute cependant que des invitations à la bienveillance, s'il y en avait eu, aient pu donner lieu à une trace écrite. Je n'en ai moi-même aucun souvenir. Nous avons continué notre travail visant à garantir l'ouverture et le bon fonctionnement des marchés sans ressentir une quelconque influence.
Nous n'avons participé à aucune opération de perquisition et n'avons pas fait appel au juge pour obtenir ces pouvoirs. Aucun agent de la DGCCRF n'était présent lors de celle qu'ont menée le parquet et les services de police en 2015 – j'ai interrogé mes services à plusieurs reprises à ce sujet et ils ont été formels.
Vous n'avez donc en aucune manière été associés à cette opération dans le cadre de la collaboration entre services ?
Nous n'avons pas participé à cette opération de perquisition. Le travail de mes équipes consistait principalement à se rendre dans les différents sites et à prélever des documents papiers. Nous n'avons recueilli aucun document provenant de messageries, puisqu'il faut pour cela des pouvoirs particuliers. Nous nous sommes concentrés sur l'analyse de contrats et de documents papiers afin de qualifier les pratiques commerciales trompeuses. Le « kill switch » ne nous a posé aucun problème puisqu'il rend uniquement indisponibles les messageries.
Les Uber files révèlent que l'entreprise aurait, peu de temps avant cette perquisition, loué des locaux pour y transférer un certain nombre de documents papiers, ce qui semble indiquer qu'Uber avait été prévenu de l'opération. Cette pratique vous a-t-elle empêchés de récupérer certains documents ?
Les demandes que nous avons formulées auprès des différentes plateformes – nos enquêtes ne concernaient pas uniquement Uber – ont toutes été satisfaites, pour autant que nous pouvons nous prononcer à ce sujet. Les documents recueillis étaient suffisants pour caractériser ces pratiques commerciales trompeuses. Nous considérons donc que nous n'avons pas été mis en difficulté sur cet aspect. La location de locaux spécifiques, à supposer qu'elle soit avérée, ne nous a pas empêchés de mener notre action. En outre, le fait de ne pas fournir à des services d'enquête les documents demandés pourrait s'apparenter au délit d'opposition à fonction, passible de sanctions pénales.
Quel est le rôle de l'Autorité de la concurrence en matière de pratiques commerciales trompeuses ?
L'Autorité de la concurrence connaît des pratiques anticoncurrentielles, en vertu du code de commerce, tandis que les pratiques commerciales trompeuses relèvent du code de la consommation et de la compétence du juge judiciaire.
Les Uber files ont révélé qu'Uber avait subventionné ses courses à perte afin d'en casser les prix, quitte à perdre beaucoup d'argent ; or il me semble que le droit de la concurrence interdit d'opérer un service à perte. Avez-vous eu connaissance de cette pratique de concurrence déloyale ? Si oui, avez-vous mené une enquête et quels en ont été les résultats ? L'Autorité de la concurrence a-t-elle été saisie ?
L'objectif était clairement d'éliminer la concurrence et de s'imposer sur le marché pour augmenter les prix ultérieurement et réaliser une marge plus importante.
Nous ne sommes pas intervenus sur le sujet que vous évoquez car, en dépit d'un nombre important d'agents, nous choisissons les thèmes d'enquête qui nous semblent les plus susceptibles d'aboutir à des résultats. Comme tout service administratif, nous avons un objectif d'efficacité. Certaines procédures ne vont pas jusqu'à leur terme si nous estimons que la probabilité d'obtenir de l'Autorité de la concurrence, s'il s'agit de pratiques anticoncurrentielles ou du juge judiciaire, en cas d'autres qualifications, un jugement en notre faveur est trop faible. Lorsque l'issue n'est pas certaine, il arrive que nous ne demandions pas au juge de se prononcer.
Dans le cas d'espèce, nous n'avons pas mené d'enquête pour pratiques anticoncurrentielles. L'Autorité de la concurrence peut toutefois s'autosaisir sans que nos services aient besoin de la solliciter.
À l'époque, il était de notoriété publique qu'Uber cassait les prix pour obtenir une position hégémonique sur le marché et tuer le taxi. Tout le monde se demandait même comment l'entreprise pouvait s'en sortir économiquement ! Nous interrogerons donc également l'Autorité de la concurrence. J'ai du mal à comprendre que vous n'ayez pas enquêté à ce sujet, d'autant que vous avez bien précisé que vous aviez un rôle d'observation des marchés. La stratégie très offensive d'Uber visant à casser les prix et à faire du low cost aurait dû appeler l'attention de la DGCCRF !
Les Uber files indiquent clairement qu'une perquisition a été menée dans les locaux lyonnais d'Uber par l'antenne territoriale de la DGCCRF. Je vous lis l'extrait d'un mail envoyé par Zac de Kievit, alors directeur juridique d'Uber pour l'Europe, à l'état-major de la société et au président-directeur général Travis Kalanick : « Trois agents sont interrogés par la DGCCRF à Lyon. Nous avons coupé leur accès et envoyons un avocat dès que possible ». Le 13 novembre 2014, le directeur général d'Uber France, Thibaud Simphal, s'inquiète : « Ils nous harcèlent véritablement en ce moment, tous les jours […]. Bercy et ses services commencent à se comporter comme l'intérieur et les petits policiers qui veulent “bouffer du Pop” comme ils le disent sur les réseaux ».
À la suite de votre audition, nous vous transmettrons donc des questions écrites afin que vos services territoriaux complètent nos informations.
Mes équipes se sont effectivement rendues à Lyon mais le SNE n'a pas eu besoin de demander de pouvoir de perquisition. Nous avons uniquement demandé des documents dans le cadre de nos pouvoirs simples. Il doit donc s'agir d'une erreur.
Le terme de « perquisition » a peut-être été utilisé au sein d'Uber afin de rendre cette visite plus spectaculaire.
C'est une interprétation probable. Je le répète : juridiquement, il ne s'agissait pas d'une perquisition. Les agents de la DGCCRF ont utilisé leurs pouvoirs simples qui leur permettent d'entrer dans des locaux et de demander des documents.
Selon vous, par qui Uber a-t-il pu être prévenu, puisque la société était manifestement au courant de la visite de vos collègues ?
Je n'ai pour ma part pas connaissance du document qui suggérerait que l'entreprise était informée d'une visite prochaine.
Je n'ai pas l'extrait avec moi mais d'autres éléments des Uber files montrent que l'entreprise savait que des perquisitions auraient lieu, sans en connaître la date précise, et qu'elle les anticipait en déménageant une partie des documents papiers dans un bureau loué à cet effet. Le fait que le personnel ait été formé au dispositif « kill switch » semble aller dans le même sens. Je me réfère pour le moment à des extraits cités dans des articles de presse, mais M. Mark MacGann s'est engagé à nous transmettre ces documents, qui laissent entendre qu'Uber était prévenu. Encore faut-il savoir par qui ou comment cette information a été communiquée à l'entreprise.
Est-ce par la presse que la DGCCRF a appris, en juillet dernier, qu'Uber avait pu être informée de ces opérations et mettre en place des dispositifs pour s'y soustraire, tels que le « kill switch » et la location de bureaux dont vous n'aviez pas connaissance, se rendant ainsi coupable d'une opposition à fonction ? Cela a-t-il déclenché une enquête interne ? Ces pratiques peuvent-elles justifier des poursuites contre Uber ? Est-ce le rôle de la DGCCRF de saisir le parquet ?
Je me trompe peut-être, mais je ne vois pas, dans les articles, où il est fait mention de perquisitions qui auraient été portées à la connaissance d'Uber en amont.
L'article du Monde intitulé « Uber files : comment Uber a tenté d'entraver les enquêtes et les perquisitions dans ses locaux avec la technique du kill switch » évoque plutôt ce dispositif qui permet, en appuyant sur un bouton, de couper toute connexion entre le bureau et le quartier général d'Uber, américain ou français, au moment où les policiers et les enquêteurs entrent dans des locaux de l'entreprise. Je cite : « Le directeur juridique d'Uber pour l'Europe n'a même pas pris le temps de signer son e-mail. Ce 17 novembre 2014, alors que des agents de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) sont en train de faire une descente dans les locaux parisiens de l'entreprise, Zac de Kievit se contente de quatre mots : “Coupez l'accès immédiatement.” Treize minutes plus tard, un des ingénieurs de l'entreprise l'informe s'être exécuté. Dans la foulée, le juriste rassure sa hiérarchie : “La DGCCRF a perquisitionné nos bureaux. L'accès a été coupé.” » Plusieurs épisodes similaires montrent qu'il s'agit d'une technique rapidement exécutable : « Uber, à l'initiative de ses plus hauts dirigeants, a utilisé cette technique à au moins douze reprises entre novembre 2014 et décembre 2015 pour tenter de déjouer plusieurs enquêtes judiciaires et administratives dans plusieurs pays, dont la France ». Je lis encore : « L'activation de ce mécanisme peut être d'une rapidité foudroyante : alors que des policiers français spécialisés pénètrent dans les bureaux parisiens d'Uber, le 16 mars 2015, il ne faut que quelques secondes pour que tous les écrans de l' open space s'éteignent, comme privés d'électricité ». On voit bien que ce dispositif, extrêmement problématique, vise à répondre en temps réel à une perquisition sans nécessiter aucune anticipation.
Je confonds peut-être avec l'opération de police menée en Belgique, pour laquelle la société Uber avait été prévenue.
Nous devrons aussi nous replonger dans les déclarations de maître Giusti, qui a recensé les pratiques illégales d'Uber, ayant eu accès aux Uber files en premier. Quoi qu'il en soit, les documents que nous transmettra M. Mark MacGann nous permettront de recouper les sources d'information et de dissiper notre doute.
Afin d'éclairer vos travaux, je peux vous décrire nos pratiques. Lorsque nous nous rendions dans une entreprise avec nos pouvoirs propres, classiques, nous prenions généralement rendez-vous : les entreprises avaient donc le plus souvent connaissance de notre venue. Il était rare que nous arrivions sans avoir informé quiconque de notre visite – mais cela pouvait arriver. En revanche, en cas de perquisition, d'opération de visite et saisie, nous ne prévenions pas l'entreprise ; la date de l'opération était connue des seuls agents intervenant, vingt-quatre ou quarante-huit heures auparavant. Je faisais donc partie des rares personnes qui, sans participer à l'opération, connaissaient la date et le lieu de la perquisition. À ce stade, je ne peux que vous reconfirmer que nous n'avons pas eu recours à nos pouvoirs exceptionnels.
J'ai interrogé mes anciens collaborateurs au sujet du « kill switch ». Nous avons apparemment tous découvert ce procédé a posteriori, lors des révélations des Uber files. Nous n'en avions donc pas connaissance ni même conscience. Nous ne le suspections aucunement, d'autant que nous avions pu mener nos actions avec des pouvoirs simples. J'ai évidemment eu à connaître de pratiques compliquées entre 2009 et 2018 mais elles ne concernaient pas ces acteurs-là.
J'imagine pourtant qu'un certain nombre de pratiques anticoncurrentielles doivent avoir cours dans le secteur des plateformes…
Comment et par qui les priorités de contrôle de la DGCCRF sont-elles définies ? Le sont-elles en coordination avec le ministre de tutelle ?
Avez-vous étudié les problèmes posés par les pratiques anticoncurrentielles dans le cadre des livraisons, notamment celle de la sous-traitance à des autoentrepreneurs ? J'ai été très choquée par l'importance de telles pratiques chez Stuart, filiale de La Poste qui est une entreprise publique. Bien que cette société n'ait pas été condamnée pour travail illicite non déclaré, faute de témoignage, elle l'a été pour prêt de main-d'œuvre illicite. J'ai également été interpellée par le cas de petites entreprises de sous-traitance qui emploient des salariés mais qui, en raison de la concurrence avec d'autres sociétés recourant à des autoentrepreneurs, font face à une chute drastique des tarifs offerts par les donneurs d'ordres. Elles se retrouvent à travailler à perte et, pour s'en sortir, fraudent l'administration fiscale, notamment en matière de TVA, ou ne respectent pas le code du travail en ne déclarant pas une partie de leur main-d'œuvre.
Pendant mes neuf années passées à la DGCCRF, nous avons recensé de nombreux indices de pratiques anticoncurrentielles mais je ne suis pas en mesure de vous dire de façon certaine si nous en avons relevé chez des autoentrepreneurs ou au sein d'une filiale de La Poste. En tout cas, les nouvelles plateformes nous ont beaucoup occupés, et pas seulement celles qui mettaient en relation des chauffeurs avec des particuliers.
Nous vous soumettrons des questions écrites afin de mieux évaluer l'action menée par la DGCCRF concernant les plateformes.
L'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (Arpe), créée sous l'impulsion de Mme Borne lorsqu'elle était ministre du Travail, réunit les représentants élus des travailleurs des plateformes ainsi que les directions de ces dernières. Il a récemment été question de l'instauration d'un tarif minimum des courses en VTC. Habituellement, l'entente sur un prix est illégale mais le cadre juridique est sans doute différent lorsqu'elle se fait sous le regard de l'État. Quel est votre avis concernant cette entente ?
Si ma mémoire est bonne, l'Arpe a été créée en 2021. J'avais déjà quitté la DGCCRF et n'ai suivi cette question qu'en tant que citoyenne.
Confirmez-vous que votre politique de contrôle des plateformes comme Uber, lorsque vous étiez à la tête de la DGCCRF, n'a pas évolué au gré de pressions de vos ministres de tutelle ?
Je vous le confirme.
Notre attitude à l'égard des acteurs économiques est neutre – elle n'est ni bienveillante, ni malveillante. Nous examinons la conformité des pratiques, des prestations et des actions au droit. Nous observons cette règle dans le secteur particulier des plateformes, qui nous a beaucoup occupés durant mes neuf années à la DGCCRF, comme nous l'appliquons vis-à-vis des autres acteurs économiques.
Notre objectif d'efficacité implique en outre que nous agissions lorsque nous pensons qu'il existe des difficultés que nous sommes capables de relever et que nous puissions demander au juge ou à l'Autorité de la concurrence de se prononcer.
Vous estimez n'avoir subi aucune pression. Confirmez-vous également l'absence d'impulsions volontaristes visant à contrôler la concurrence potentiellement déloyale et la logique de casse des tarifs poursuivie par Uber comme par d'autres plateformes à ce moment-là ?
Notre programme de contrôle était élaboré à l'automne de l'année n – 1 à partir d'une liste de sujets, afin de définir environ 80 % du plan de charge des services centraux et territoriaux d'enquête. Nous gardions une marge de manœuvre au cas où d'autres sujets, imprévisibles, nécessitaient une intervention en cours d'année. Il arrivait que certains ministres nous demandent d'examiner un sujet en particulier. Si nous l'avions prévu, nous présentions l'action que nous avions envisagée. Dans le cas contraire, nous cherchions à l'inclure dans le programme de contrôle, en écartant éventuellement d'autres sujets. Le programme était transmis au ministre, qui l'approuvait généralement – je ne me souviens pas qu'un ministre ait exprimé un quelconque désaccord sur tel ou tel sujet.
Madame Homobono, je vous remercie de votre disponibilité et de votre témoignage. Nous vous ferons probablement parvenir d'autres questions ou demandes de documents.
La commission d'enquête entend ensuite M. Matthieu Creux, fondateur du cabinet iStrat.
Monsieur Creux, je vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions concernant les relations entre le cabinet iStrat, que vous avez créé en 2010, et la société Uber.
À partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) ont publié ce qu'il est désormais convenu d'appeler les Uber files. S'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine, datés de 2013 à 2017, cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes (T3P) jusqu'alors réservé aux taxis.
Dans ce contexte, notre commission d'enquête a pour objet d'identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour s'implanter en France ainsi que le rôle des décideurs publics de l'époque, et d'émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts. Elle a également pour ambition d'évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses apportées par les décideurs publics en la matière.
Il est apparu que la société iStrat a fait publier pour le compte d'Uber, entre novembre et décembre 2014, dix-neuf articles sur treize sites d'information différents, allant de Challenges aux Échos en passant par Mediapart ou Le Journal du Net. iStrat a aussi fait modifier plusieurs pages Wikipédia en lien avec Uber, notamment la page « Taxi en France ». Cette période était critique pour Uber car le tribunal de commerce de Paris devait se prononcer sur la légalité du service UberPop – on sait que ce service a, par la suite, été jugé illégal.
Notre commission d'enquête souhaiterait vous entendre sur la stratégie de communication que le cabinet iStrat a développée pour la société Uber en 2014. Comment fonctionnait un cabinet comme le vôtre ? Quel rôle jouait-il au service de ses clients ? Pouvez-vous nous préciser la ou les périodes précises pendant lesquelles iStrat a travaillé pour Uber ? Ce type de stratégie de communication était-il courant à l'époque ? Est-il toujours mis en œuvre par le cabinet dans lequel vous travaillez aujourd'hui ou par d'autres pour soutenir la stratégie d'implantation, de communication et de lobbying de certaines entreprises ? Est-il, de votre point de vue, nécessaire de renforcer les règles encadrant les activités de lobbying en France pour favoriser la transparence à l'instar de ce qui se fait dans certains pays étrangers ?
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale.
Avant de vous laisser la parole pour vous présenter en quelques minutes et répondre à ces premières questions, puis d'entamer les échanges avec Mme la rapporteure et mes collègues, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Matthieu Creux prête serment.)
Je suis ravi que vous m'ayez donné l'occasion de répondre à toutes vos questions, d'autant qu'un grand nombre d'articles de presse ont été publiés sur cette affaire et que nous y avons peu réagi. Je suis un chef d'entreprise responsable : je n'ai pas l'intention de me défiler. Je suis venu seul mais j'ai emporté beaucoup de documents pour ne pas avoir à botter en touche.
Le contrat sur lequel vous m'interrogez date d'il y a huit ou neuf ans. Je dirige aujourd'hui Avisa Partners, un groupe français qui emploie 350 personnes et compte des bureaux dans le monde entier. La société iStrat correspond à une activité entrepreneuriale préalable ; elle a cessé toute activité commerciale courant 2015 et a été radiée du registre du commerce et des sociétés. Malgré une forme de continuité, Avisa Partners n'est donc pas, dans les faits, la même société. Je n'ai plus accès à tous les mails échangés à l'époque mais j'ai récupéré suffisamment d'éléments pour répondre à vos questions.
Nous avons effectivement travaillé pour la société Uber entre la fin de l'année 2014 et le milieu de l'année 2015. Nous avons été présentés comme une société ayant mis en place une campagne numérique au bénéfice d'Uber – 90 % des articles de presse qui nous citaient nous associaient à ce contrat. Olivia Grégoire est l'une de nos anciennes salariées – je vous préciserai ses fonctions ultérieurement mais je vous indique d'ores et déjà qu'elle n'était plus salariée d'iStrat au moment des faits.
Au préalable, je vous donnerai quelques éléments de contexte sur nos métiers ainsi que sur les demandes que nous adressent nos clients. Cela nécessite tout d'abord d'apporter quelques précisions terminologiques.
Depuis la campagne présidentielle américaine de 2016, qui s'est achevée par l'élection de Donald Trump, il est courant de qualifier les arguments des uns et des autres de fake news. Cette pratique a pris de l'ampleur lors des débats sur le Brexit, les gilets jaunes, le covid… On en est venu à se demander si toute expression publique ne cachait pas l'intervention d'un lobby ou ne s'inscrivait pas dans une stratégie de désinformation. Le rapport de la « commission Bronner » a précisé la définition de certains termes et expliqué que le concept de fake news manquait quelque peu de substance. La mésinformation, la théorie du complot, l'organisation de la communication et la manipulation de l'information sont des notions très différentes et disparates. À mon sens, la désinformation dont la société iStrat a été accusée n'a strictement rien à voir avec le pseudo-complotisme de Trump ni avec les pratiques prêtées aux Russes. Il ne faut pas tout mettre dans le même panier, mais au contraire faire preuve de nuance.
Le terme de fake news désigne des fausses informations créées dans le but de manipuler le débat public. Il ne s'agit pas de mettre en avant des opinions autour des informations. Nous pouvons ne pas tous avoir la même interprétation des faits que nous commentons : cela n'empêche pas ces faits d'être exacts. La désinformation, au contraire, consiste en la création de faux chiffres, de fausses histoires, de fausses photos. Tout le reste relève du débat d'idées.
Dans l'univers du numérique, le travail des agences consiste à faire en sorte que toutes les opinions autour des informations soient bien référencées sur Google, le moteur de recherche en situation de monopole auprès du grand public. On ne touche pas aux informations mais à la présentation des opinions. C'est ce que nous avons fait pour Uber, à l'époque. Ce « référencement naturel » ( search engine optimization, SEO) représente un marché colossal : il a occasionné 75 milliards de dollars de dépenses aux États-Unis en 2022, un chiffre qui pourrait atteindre prochainement 200 milliards. On compte plus de 200 agences de SEO rien qu'à Paris : c'est dire si cette pratique est commune ! Il faut dire que la société civile s'est organisée pour contester le monopole de Google dans le choix des résultats présentés lors d'une recherche sur internet.
À l'époque, l'équipe d'iStrat comptait environ une dizaine de salariés, dont moi-même. J'avais alors 27 ans. Nous avons produit pour Uber une bonne dizaine de contenus, peut-être même une vingtaine – vous avez cité des chiffres mais je n'ai plus les traces de ces éléments –, optimisés techniquement, c'est-à-dire écrits pour être en bonne position sur Google. Nous avons assuré la mise en ligne, sur les différentes plateformes, de ces contenus qui reprenaient évidemment des arguments très favorables à Uber. Je dirais même qu'il s'agissait de contenus militants.
Cette activité s'inscrivait dans un double contexte : nous l'avons réalisée à un moment où l'activité d'Uber était très contestée en France et où la société avait donc besoin de se défendre, mais aussi à une époque où peu de gens savaient ce qu'était Uber. Pour l'anecdote, le premier mail que j'ai reçu à propos d'Uber évoquait « Hubert ». Personne n'avait alors l'impression de travailler sur un sujet sensible ou présentant un caractère particulier.
Notre mission était de faire en sorte que Google référence au mieux les éléments favorables à Uber afin que toutes les personnes désireuses de se renseigner à ce sujet aient accès, lors de leurs recherches sur internet, aux arguments de l'entreprise. Nous avons donc, en quelque sorte, piloté et optimisé la communication d'Uber. Contrairement à ce que j'ai pu lire dans la presse, nous étions loin de la manipulation de l'information, dans le sens où nous n'avons pas créé de fausses informations ni diffusé de faux chiffres.
Le référencement naturel assuré par iStrat est un métier que Google lui-même reconnaît et prend en compte dans ses relations avec les différentes agences dans le monde. L'entreprise édite d'ailleurs régulièrement des guides de bonnes pratiques expliquant comment faire remonter des contenus. Ses ingénieurs dialoguent à ce sujet avec la communauté dont nous avons fait partie pendant quelques années, avec les médias, avec les commerçants en ligne, mais aussi avec les régulateurs américains. On a parfois l'impression que nous exerçons un métier de l'ombre, que nous bidouillons, alors que nous nous inscrivons en réalité dans un monde très structuré d'ingénieurs, dans une industrie.
Je vous précise que nous étions intervenus sur la recommandation d'un associé d'une agence de communication parisienne tout à fait établie, aujourd'hui devenu associé du cabinet Primatice Conseil, qui gérait à l'époque l'ensemble de la communication d'Uber. Nos travaux s'inscrivaient plutôt dans le champ technique de la communication. Nous n'avions pas d'autres interlocuteurs, nous n'étions pas chargés de la coordination des activités de lobbying, nous n'avons pas travaillé sur des sujets législatifs ni rédigé d'amendements – nous n'avons pas même rédigé d'éléments de langage. Nous exercions un travail en chambre. J'ai découvert, dans la liste des personnes auditionnées par votre commission d'enquête, un certain nombre de conseils d'Uber : ce sont des gens que je n'ai pas fréquentés. J'assume tout à fait ce que nous avons fait, je revendique même nos actions, mais nous étions un pas en retrait. Nous n'étions pas associés aux discussions stratégiques : on nous considérait, en quelque sorte, comme les petits jeunes chargés des aspects techniques des opérations.
Je vous propose de développer quatre éléments – vous me direz lesquels vous souhaitez que j'aborde en priorité, en fonction du temps dont vous disposez. Je pourrai vous présenter iStrat et son mode de fonctionnement ; nos activités dans le cadre du contrat Uber, l'objet de notre mission, les raisons pour lesquelles nous avons été sollicités, ce que nous avons livré et combien nous avons été payés ; le rôle d'Olivia Grégoire, qui est l'une de nos anciennes salariées, car je sais qu'il s'agit là d'un point d'attention médiatique et politique ; quelques pistes d'amélioration du système, dans la mesure où mon activité internationale actuelle me permet de savoir comment les choses se passent aux États-Unis et en Belgique.
Mme la rapporteure et moi-même sommes essentiellement intéressés par le deuxième point, à savoir vos relations avec Uber et le type d'activités que vous meniez dans le cadre du contrat conclu avec cette société.
Si je comprends bien, on peut distinguer deux activités : une activité technique, qui consiste à améliorer le référencement des contenus favorables sur Google, c'est-à-dire à faire de l'« e-réputation », et une activité de production de contenus, d'articles d'opinion assez classiques tels que des op-eds, qui s'appuient sur de l'information. Sollicitiez-vous vous-mêmes les revues en leur proposant de publier l'article de tel expert qui voudrait promouvoir Uber ?
Ces deux activités correspondent en réalité au même métier. Il s'agit de produire du contenu et d'obtenir sa publication. Ce contenu doit être optimisé afin de remonter dans le flux des nouvelles informations publiées – après avoir élargi le stock d'informations disponibles sur Google, il convient de vérifier que le tri se fasse dans l'ordre souhaité. On ne peut faire de l'« e-réputation » sans obtenir de la publication de contenus : dans l'absolu, c'est le rôle des agences de relations presse, qui s'adressent par exemple au Monde, au Figaro ou à BFM TV, tandis que notre métier se limite aux aspects très techniques relatifs au web.
J'en viens au contrat conclu avec Uber. Plus aucun ancien salarié d'iStrat ne travaille avec moi et je n'ai plus accès à l'ensemble des mails. Je ne peux donc me référer qu'aux échanges contenus dans ma propre messagerie électronique. Je suis, d'une certaine manière, le seul témoin « numérique » de l'époque, mais j'ai une bonne mémoire et j'essaierai d'être très clair.
Nous avons d'abord été contactés par M. Hugues Schmitt, le directeur de la communication d'Uber que l'entreprise avait confiée à une agence. Comme je vous l'ai dit, M. Schmitt travaille aujourd'hui chez Primatice Conseil, avec les mêmes équipes et les mêmes associés qu'à l'époque. Il nous a demandé d'entrer en contact avec l'un de ses clients, Uber, en nous prévenant que ce dernier allait faire l'objet d'une décision judiciaire potentiellement difficile et susceptible de nuire à son image. Les médias avaient commencé à s'intéresser à cette entreprise, notamment parce que les taxis parisiens se mobilisaient contre son business model.
Une réunion s'est tenue vers le 10 novembre 2014 – je ne peux vous donner la date exacte car je n'ai plus mes agendas. J'ai rencontré à cette occasion M. Thibaud Simphal, le chef d'Uber en France, ainsi que M. Pierre-Dimitri Gore-Coty, son adjoint ou son directeur des affaires publiques – je ne connais pas son titre exact. Cette première réunion a été organisée au siège parisien d'Uber en présence d'Hugues Schmitt.
Mes interlocuteurs m'ont demandé s'il était possible de protéger l'image en ligne de leur entreprise contre les vives agressions des militants anti-Uber. Ils voulaient rassurer leurs clients dans un marché B2C (business to consumer) et essayer de convaincre les Parisiens et les Franciliens qu'il fallait utiliser leurs services, qui étaient légaux en dépit des nombreuses menaces. Si une décision de justice défavorable devait tomber, il faudrait expliquer qu'elle ne concernerait qu'UberPop, et non l'ensemble des services Uber, me semble-t-il – de plus amples recherches seraient nécessaires pour être plus précis. Les dirigeants d'Uber France se demandaient comment faire en sorte que ceux qui se renseignaient sur eux, par curiosité, tombent sur des éléments plutôt positifs et rassurants, et que ceux qui entendaient parler du caractère potentiellement illicite de ce service n'aient pas l'impression d'être des voyous ou de devoir se cacher lorsqu'ils montaient dans un véhicule Uber.
Mes interlocuteurs m'ont alors demandé deux choses. La première était de les aider à faire connaître une pétition en ligne qu'ils voulaient lancer en vue de montrer le soutien populaire dont bénéficiait leur application. La seconde était de faire en sorte que les résultats Google liés à Uber ne restent pas prisonniers du débat politique et de leurs démêlés judiciaires.
Dans les faits, nous n'avons pas vraiment participé au lancement de leur pétition en ligne. Il me semble que nous leur avons fait quelques propositions pour en améliorer le texte, mais après quelques allers-retours, nous n'en avons plus entendu parler. Je n'ai pas vu qu'ils aient d'ailleurs lancé cette pétition – je n'ai pas d'information à ce sujet.
Nous avons accepté de diffuser leurs arguments sur le web. Ils nous envoyaient des éléments de langage, directement ou par l'intermédiaire de leur agence. Nous n'avons jamais pris part à la rédaction de ces éléments de langage, que nous recevions presque bruts. Notre rôle n'était pas de les optimiser de quelque manière que ce soit. Nous n'étions ni des communicants, ni des juristes, ni des lobbyistes : nous nous limitions à notre métier de spécialistes du numérique et du référencement naturel.
Par rapport à la moyenne de nos clients, les éléments de langage transmis étaient de très bonne qualité. Ce n'étaient pas trois arguments griffonnés sur un post-it, ni d'assommantes thèses indigestes, mais des éléments très structurés, formatés et professionnels. Notre travail a consisté à les rendre accessibles par l'intermédiaire d' op-eds ou de publications mises en ligne sur les réseaux sociaux ou dans les espaces contributifs des médias.
En préparant l'audition, je me suis replongé dans les contenus publiés dans les médias. Il y en a eu une dizaine ou une quinzaine – le chiffre que vous avez cité tout à l'heure est peut-être exact –, dont la plupart ne sont plus en ligne. Ils rappelaient le contexte du développement d'Uber et exposaient un point de vue clairement favorable à l'entreprise. Nous n'étions pas payés pour dire le contraire ! Il s'agissait de contenus engagés mais dans les faits plutôt exacts.
On nous a confié une mission globale à cheval entre novembre 2014 et juin 2015. Entre mi-novembre et début décembre 2014, nous avons facturé à Uber 12 750 euros hors taxes – un montant à mettre au regard du chiffre d'affaires de notre société, qui s'est élevé à environ 1,2 million d'euros cette année-là. Uber était ainsi le plus petit client de l'année. Nous avons interrompu la mission pendant les fêtes avant de la reprendre fin janvier ou début février 2015. La dernière facture que nous avons retrouvée dans la comptabilité date de juin 2015 ; depuis lors, nous n'avons plus jamais travaillé pour cette entreprise, et je n'ai pas eu de nouveaux contacts avec ces personnes, leurs lobbys ou leurs associations professionnelles. En 2015, le client a représenté 42 500 euros sur un chiffre d'affaires total de 2,2 millions. Je le répète, il s'agissait de notre point de vue d'un petit dossier, sans aucun caractère sensible. C'est juste après qu'il est devenu un dossier de place : tout le monde s'est mis à parler d'Uber et du blocage des taxis, et il n'était plus possible d'ignorer la sensibilité du sujet.
D'après ce que vous avez vu dans le cadre de votre entreprise et au regard de votre connaissance de ce marché que vous connaissez bien, puisque vous y évoluez maintenant depuis une dizaine d'années, les pratiques d'Uber sont-elles surprenantes ou inhabituelles en comparaison de celles de ses concurrents et d'autres entreprises françaises ou internationales ? Sont-elles plus agressives, tant dans le ton utilisé que dans la quantité de contenus publiés ? Ont-elles un caractère spécifique ?
On sentait chez nos interlocuteurs une exaltation, au sens positif du terme. Nous avions en face de nous des gens qui militaient pour leur propre entreprise, ce qui est assez rare. On trouve des chefs d'entreprise qui se comportent comme des militants de leur propre cause, parce qu'ils veulent tout casser, mais c'est peu fréquent chez les salariés. Ceux de cette filiale d'un groupe américain étaient exaltés : ils défendaient une cause.
À cette époque, nous travaillions essentiellement avec des directions de la communication et nous avions affaire à des gens qui faisaient de la stratégie – c'est-à-dire des intellectuels – ou de l'exécution, voire les deux à la fois. Nos interlocuteurs étaient réfléchis et structurés, mais on sentait peu d'empressement chez eux. Ils jouaient plutôt des coups à moyen terme ou sur le temps long. Là, on avait l'impression qu'il s'agissait en permanence d'une communication de crise, d'ailleurs très professionnelle : les éléments de langage étaient d'une qualité rare et résultaient manifestement d'un travail très structuré et très réfléchi. Tout allait, par ailleurs, très vite : quand on envoyait un mail à seize heures quinze, on avait une réponse à seize heures vingt-deux. C'était, plus qu'une méthode particulière, une ambiance particulière.
S'agissant de la méthode, nos interlocuteurs avaient recours à des agences très classiques – je crois que vous avez reçu une représentante de Fipra. Il me semble qu'ils travaillaient aussi avec Havas et DGM Conseil.
On peut avoir une autre lecture, avec les yeux d'aujourd'hui, mais on ne sentait pas que le client avait envie de transgresser les règles. Il s'agissait plutôt d'innover, c'était positif – je parle de la partie française que j'ai connue. Ce n'était pas encore la French Tech, mais on avait l'impression de défendre, avec eux, une forme de nouveauté.
Le contexte était bien particulier : il y avait un très gros conflit entre les taxis et les VTC d'Uber, et cette société était poursuivie à cause de son application UberPop – la condamnation était d'ailleurs sur le point de tomber.
La stratégie suivie était extrêmement agressive. Les Uber files mettent en évidence une volonté de mener des opérations de manipulation du débat public, et c'était l'objet de la commande qui vous était passée. Selon les Uber files, votre société a publié pour le compte d'Uber dix-neuf articles sur treize sites d'information différents, allant de Challenges aux Échos en passant par Mediapart et Le Journal du Net. À une exception près, les articles étaient publiés sous de fausses identités. Ils relayaient les messages d'Uber, qui consistaient à faire du taxi-bashing : les taxis coûtaient trop cher, ils étaient une profession sclérosée, corporatiste, privilégiée et allergique à la concurrence. Il s'agissait de dénigrer le concurrent pour façonner l'opinion et pousser les clients à abandonner les taxis au profit d'Uber.
On sait également que le Gouvernement de l'époque, mis à part le ministre de l'Économie, n'était pas favorable au modèle d'Uber. C'est dans ce contexte qu'une commande vous a été passée. Elle visait à casser l'image du taxi et à valoriser celle d'Uber.
Confirmez-vous le nombre d'articles cité dans le cadre des Uber files ?
Vous avez précisé le montant de la rémunération que vous avez perçue à la fin de l'année 2014, mais pas celui pour la période allant de janvier à juin 2015, ou alors je ne l'ai pas noté.
Votre contrat avec Uber s'est achevé en juin 2015. Avez-vous connaissance d'autres entreprises, équivalentes à la vôtre, qui auraient poursuivi la bataille, par médias interposés, pour manipuler l'information et peser sur les décisions de justice et politiques ?
Les montants sont de 42 500 euros pour la période allant de fin janvier 2015, ou début février, jusqu'à fin juin, et de 12 750 euros de la mi-novembre à la mi-décembre.
Je n'ai pas connaissance de ce qui s'est passé ensuite. Je ne sais pas si nous avons été remplacés, si Uber a poursuivi une stratégie numérique, en France ou à l'étranger ; je n'ai pas d'informations à ce sujet.
S'agissant du volume, je n'ai pas de traces du livrable définitif, mais au vu de ce que nous faisions alors, je ne démens pas l'ordre de grandeur évoqué par les journalistes, qui n'ont sans doute pas inventé leurs informations. Il est extrêmement difficile de retrouver les articles, car ils ont été supprimés ou bien les plateformes ont changé. J'ai donc beaucoup de mal à commenter ce qui n'est pas sorti dans la presse, d'autant que je ne faisais pas partie de l'équipe éditoriale. Pour le reste, des confusions ont été faites.
Tout d'abord, nous avons sollicité des gens de notre entourage, qui ont accepté, parce qu'Uber avait de vrais soutiens, de défendre les arguments de cette société. Ils ont rédigé des contenus que nous avons soumis aux plateformes.
Par ailleurs, la qualité et la véracité de l'ensemble des éléments publiés n'ont jamais été remises en cause. Les médias qui ont choisi de publier ces éléments l'ont fait en toute liberté, en toute responsabilité aussi, et ils n'ont jamais fait l'objet, à ma connaissance, de la moindre demande de droit de réponse. Nous n'avons jamais été critiqués pour cela, pas plus dans ce dossier que dans d'autres.
Enfin, il existe un cadre légal. La liberté d'expression est garantie, sur tous les supports, et pas uniquement pour les journalistes : on a le droit de s'exprimer si on le souhaite, y compris quand on est une entreprise. Si un média ne juge pas pertinent de publier un contenu, il a le droit de ne pas le faire ou de retirer le contenu, sans en informer l'auteur. De plus, un tiers peut attaquer un article qui le mériterait mais cela ne s'est pas produit.
S'agissant du SEO, les guidelines, les lignes directrices de Google prévoient des sanctions si on ne respecte pas certaines règles techniques. Des hackers ou pirates du référencement naturel se livrent ainsi à ce qu'on appelle du black SEO, du SEO noir. Pour notre part, nous n'avons jamais été contactés par Google et nous ne nous sommes jamais mis en situation d'infraction. Nous n'avons pas cherché à tricher.
Nous restons convaincus qu'il est légitime pour une entreprise d'essayer de faire valoir ses arguments dans le débat public. Il faut se replacer dans le contexte de l'époque : quand on tapait « Uber » sur Google, ce qu'on obtenait était extrêmement agressif à l'égard de cette société. Uber comptait beaucoup plus d'adversaires que de partisans. Des gens étaient révoltés parce que leur business model ou leur situation personnelle – je pense aux artisans taxi – étaient en jeu. Nous avons simplement essayé de faire en sorte que la situation se détende pour Uber.
Les journalistes que vous avez reçus vous ont dit que nous n'avions joué qu'un rôle technique et marginal. Je pense également que notre impact a été marginal et que c'est pour cette raison que notre mission n'a pas duré. Nous avons un impact à la fin de grands débats publics, quand il s'agit de mettre en œuvre des actions correctrices, par exemple après un procès. Lorsque des gens ont été mis en examen, condamnés par la justice, puis blanchis en appel, il ne se passe plus rien ensuite. Nous intervenons alors de manière corrective pour que l'issue du procès, qui est favorable à ces personnes, ait au moins autant de visibilité que le fait même qu'elles ont eu un procès. Cela représente 80 % des cas sur lesquels nous travaillons. S'agissant d'Uber, l'actualité était si foisonnante que nous ne servions plus à rien.
Lorsque vos articles étaient signés sous de faux noms et que vous alliez jusqu'à créer de faux profils sur LinkedIn, c'était bien pour faire croire qu'il s'agissait de véritables articles, rédigés par de vrais journalistes. C'était une manipulation complète de l'information et même des médias qui accueillaient les articles, même s'ils ne sauraient être exonérés de leur propre responsabilité. Cela ne revient pas à simplement transmettre les arguments d'Uber : il s'agit d'une opération visant à faire croire à l'existence d'un vrai travail journalistique et à façonner l'opinion dans le sens que souhaite le client.
Je suis d'accord, sauf que ce n'est pas ce que nous avons fait. Nous n'avons pas fait d'usurpation d'identité : nous n'avons pris l'identité de personne et nous n'avons pas créé des profils LinkedIn pour faire croire que des gens existaient. C'est ce qui a été dit dans la presse – Mediapart a repris cette idée – mais ce n'est pas vrai. Nous avons d'ailleurs porté plainte en diffamation et je me battrai jusqu'au bout pour défendre l'honorabilité de mes collaborateurs et du travail qui a été fait. L'affaire devrait être jugée fin 2023 ou en 2024. Si nous avions usurpé l'identité de qui que ce soit, il y aurait eu des protestations.
Je pense que cela vient en partie du fait qu'une de nos plumes a dit qu'il avait fait, chez nous, de faux articles. C'est une expression assez journalistique : en réalité, il faisait beaucoup de ghostwriting. Il écrivait pour le compte de tiers, qui signaient des articles qu'ils n'avaient pas écrits eux-mêmes, de la même façon qu'un parlementaire ou un ministre peuvent faire écrire un discours et l'endosser. Une deuxième confusion est liée au pseudonymat, que nous pouvons utiliser dans certains médias en ligne – en tout cas, cela se faisait il y a quinze ans. On peut discuter de cette pratique, mais le pseudonymat n'est pas interdit sur internet. Quand vous signez « Didou28 », personne ne se dit que Didou28 existe. J'ajoute que notre travail était fait pour être visible : nous ne nous cachions pas, qu'il s'agisse de nos pratiques, de nos contrats ou des médias auxquels nous soumettions des contenus. Tout le monde a maintenant l'impression que nous avons créé de faux profils, mais ce n'est pas ce qui s'est passé.
Je ne pourrai pas écouter immédiatement les réponses aux questions suivantes, vous m'en excuserez, mais j'en prendrai connaissance par la suite.
Votre société s'est beaucoup penchée sur les pages Wikipédia liées à Uber. Vous vous êtes d'ailleurs vanté d'avoir obtenu la suppression de chapitres concernant des interdictions, des controverses et des guerres de prix et d'avoir fait ajouter une chronologie pour diluer un peu les informations négatives. Vous avez procédé à des changements sur la page intitulée « Taxi en France », notamment pour supprimer l'information selon laquelle les services de VTC proposant du covoiturage, donc UberPop, étaient illégaux.
J'ai également une question concernant Olivia Grégoire. Comment expliquez-vous qu'elle ait posté le 23 avril 2014, alors qu'elle était directrice adjointe d'iStrat, le tweet suivant : « 20 € offerts sur votre première course #Uber! Plus que quelques heures pour vous inscrire avec mon code » ? Quel était le partenariat entre Uber et le cabinet iStrat à ce moment-là ? Vous avez dit que votre contrat avec Uber portait sur une période allant de fin 2014 à mi-2015 : existait-il un autre partenariat qui ne vous concernait pas, mais impliquait Olivia Grégoire à ce moment-là, ou bien a-t-elle fait de la promotion sur sa propre initiative, sans qu'il y ait de lien avec la commande passée à votre entreprise ? Vous comprendrez que cela conduise à de sérieuses interrogations.
S'agissant de Wikipédia, le travail se faisait dans le cadre d'une mission d'« e-réputation » classique. Quand vous regardez sur Google les résultats qui apparaissent au sujet des gens, y compris des parlementaires, le premier résultat est souvent Wikipédia – ou alors c'est le deuxième ou le troisième. Regarder, cela fait partie de notre métier. Notre approche est assez simple : lorsque nos clients nous interrogent sur les interactions qu'ils doivent avoir avec Wikipédia, nous leur conseillons de s'y prendre dans les règles de l'art. Il existe plusieurs méthodes mais je ne vais pas entrer dans les détails techniques. Nous conseillons d'agir en totale entente avec la communauté de Wikipédia : il s'agit de faire un travail de conviction auprès de ceux qui participent à cette encyclopédie en ligne. On présente tout simplement des éléments, et cela peut très bien se passer.
Les entreprises et les personnes vivantes qui se sentent obligées de surveiller leur propre page ont parfois le sentiment de subir un peu ce qui est écrit à leur propos, parce qu'elles n'ont pas choisi d'être sur Wikipédia. Le fondateur de Wikipédia a lui-même été accusé d'avoir modifié sa propre page ; c'est un péché un peu originel. Ce qui est écrit sur Wikipédia est vital pour l'image des entreprises.
J'ai regardé le rapport qui est entre les mains de la presse et du lanceur d'alerte. On voit, même une dizaine d'années plus tard, que nous avons travaillé avec des gens qui avaient une expérience de Wikipédia : ce ne sont pas des comptes d'agences créés la semaine précédente sous de faux noms ou sous pseudos, et les propositions de modifications ont été systématiquement acceptées. Elles étaient neutres : contrairement à ce que Mme la rapporteure a peut-être sous-entendu, nous n'avons jamais été agressifs ou anti-taxis. Nous avons touché aux pages concernant ces derniers lorsqu'elles comportaient des éléments relatifs à Uber, et nous l'avons fait en allant dans le sens d'une neutralisation, selon le terme technique en vigueur du côté de Wikipédia, plutôt que dans le sens d'un effacement ou d'une agression.
De toute façon, si nos clients nous avaient demandé cela, je peux vous dire tout de suite que nous ne l'aurions pas fait, pour des raisons éthiques, mais aussi presque par cynisme, car c'est strictement impossible. En effet, vous avez en face de vous une communauté très active de « Wikipédiens » qui surveillent ce qui se passe et n'acceptent pas les productions d'agences ou de cabinets d'influence. Par ailleurs, si nous avions dépassé les limites, les militants des taxis, en face, auraient tout effacé. C'est une sorte de guerre de positions qui est assez rapidement à somme nulle.
Les modifications sollicitées par notre cabinet, dans le respect des règles de Wikipédia à l'époque, je l'espère, étaient peut-être visibles symboliquement, mais on voit, quand on regarde l'historique, qu'elles étaient assez neutres. Je pourrai transmettre l'historique à votre commission, même s'il est déjà disponible dans la presse. Les bras m'en tombent : il n'y a pas de sujet, et je ne sais même plus pourquoi on nous a demandé d'intervenir, tellement c'était basique.
J'en viens à Olivia Grégoire. J'ai fait sa connaissance par l'intermédiaire d'une agence de communication avec laquelle je travaillais à l'époque. Son profil, que nous ne connaissions pas, m'avait été recommandé en octobre 2012, lorsque nous cherchions à recruter des gens ayant une expérience du monde de la communication. Nous étions plutôt des gens du numérique, travaillant comme sous-traitants pour des agences de communication. Il fallait créer des liens avec ce type de clientèle pour proposer notre expertise.
Le CV d'Olivia Grégoire, à l'époque, nous semblait tout à fait correspondre à ce que nous cherchions : elle avait été chargée de mission au service d'information du Gouvernement, puis chargée de communication au cabinet du ministre de la Santé, elle était passée par des agences comme DDB, du réseau Omnicom, et W&Cie, qui est une agence du groupe Havas, avant de devenir directrice de la communication et du développement durable de l'entreprise Verallia, puis directrice de la communication d'Etalab, une agence gouvernementale chargée de l' open data. Olivia était, par ailleurs, professeure en communication d'entreprise à l'Institut catholique de Paris. Nous avons échangé par mails en novembre 2012 et nous nous sommes rencontrés pour la première fois le 14 décembre suivant, au siège d'iStrat. Après plusieurs réunions, nous avons proposé à Olivia de rejoindre notre équipe, en février 2013. Elle l'a fait à compter du 1er avril, en tant que directrice du développement, l'objectif étant de nous faire connaître d'agences de communication dont nous pourrions devenir les sous-traitants techniques. Nous avons travaillé avec elle sur la communication de certains artistes et de quelques PME dans le secteur de la santé et nous avons organisé avec elle un très grand voyage de prospection à Bruxelles.
Comme cela n'a finalement pas donné de bons résultats commerciaux, nous avons décidé de nous séparer en bonne intelligence. Nous étions à l'époque une entreprise comptant une dizaine de salariés, tous assez jeunes, et nous n'avions pas d'autres perspectives à lui proposer. Nous avons donc mis fin à notre collaboration par rupture conventionnelle, au bout d'un an. Nous avons eu un premier entretien en vue de réfléchir à une séparation le 1er avril 2014, puis un second le 8 avril, et son contrat, conformément aux dispositions légales, fut terminé le 23 mai. Elle a donc été salariée du 1er avril 2013 au 23 mai 2014.
Autant que je puisse m'en souvenir – j'ai partagé son bureau pendant presque un an et je la connaissais donc assez bien –, elle ne s'affichait pas du tout politiquement ou publiquement, même si elle avait été, je crois, encartée dans un parti libéral lorsqu'elle était jeune. Elle n'appartenait pas du tout à la Macronie, qui d'ailleurs n'existait pas à l'époque. C'était vraiment quelqu'un de la société civile, une spécialiste de la communication. Elle n'avait aucune dimension politique avant de devenir députée en 2017.
À ma connaissance, Olivia n'est jamais intervenue, ni de près ni de loin, dans le dossier Uber, en tout cas pas chez iStrat, car nous avons rencontré les représentants d'Uber en novembre 2014, alors qu'elle était partie en avril. Un certain laps de temps s'était donc écoulé. De toute manière, nous n'avions aucun rôle en matière de relations publiques, de lobbying, et nous n'étions pas du tout liés au ministre de l'Économie de l'époque. Ce n'était pas du tout notre domaine. Je connais maintenant la liste des agences de communication et des sous-traitants d'Uber en matière d'affaires publiques : ce ne sont pas des gens avec qui nous travaillions. Je n'ai eu, par exemple, aucune collaboration avec Fipra, que vous avez reçu. Je n'ai donc pas vraiment d'éclairage à vous apporter sur les liens éventuels entre Olivia et Uber. En revanche, je sais que si on faisait la promotion d'Uber sur les réseaux sociaux, à cette époque, et qu'on parrainait des gens, on avait des réductions sur ses propres courses. C'est peut-être tout simplement ce qu'elle a fait, vu qu'elle est parisienne, mais ce n'est qu'une supputation.
En tout cas, elle ne travaillait pas sur le dossier Uber chez vous, ni de près ni de loin.
Elle était partie sept ou huit mois avant que nous nous en occupions. Elle a ensuite monté son agence de communication, et je ne l'ai jamais revue, sauf à la télévision.
Monsieur Creux, je vous remercie beaucoup pour votre disponibilité.
Vous avez évoqué des recommandations, mais je ne veux pas aller plus loin sans la rapporteure, car ce n'est pas dans nos habitudes. Je vous encourage plutôt à nous faire parvenir des éléments complémentaires. Nous aurons peut-être aussi des documents à vous demander ou des questions à vous poser par la suite.
La commission d'enquête entend M. Yann-Gaël Amghar, directeur de l'URSSAF, et M. Emmanuel Dellacherie, directeur de la réglementation, du recouvrement et du contrôle.
Nous avons l'honneur d'accueillir M. Yann-Gaël Amghar, directeur général de l'Urssaf, et M. Emmanuel Dellacherie, directeur de la réglementation, du recouvrement et du contrôle.
À partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation ont publié ce qu'il est désormais convenu d'appeler les Uber files. S'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine datés de 2013 à 2017, cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France et dans de nombreux pays des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes réservé jusqu'alors aux taxis.
Dans ce contexte, notre commission d'enquête a deux objectifs : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber, le rôle des décideurs publics de l'époque et émettre des recommandations sur l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.
Votre audition s'inscrit davantage dans cette seconde optique, compte tenu de l'émergence de nouvelles formes de travail impulsées par l'émergence des plateformes d'emplois, notamment, entre le travail indépendant et le salariat, comme le montre l'évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation sur ces sujets et les discussions en cours sur le plan européen concernant le projet de directive relative à l'amélioration des conditions de travail des travailleurs des plateformes d'emplois.
Nous souhaiterions donc recueillir votre analyse en tant que directeur de l'administration chargée du recouvrement des cotisations salariales et patronales sur les conséquences économiques et sociales de ces nouvelles formes d'emplois par les plateformes numériques, principalement fondées sur l'autoentreprenariat et non le salariat.
Je crois savoir que la réglementation impose depuis 2019 aux plateformes de vous communiquer les revenus de leurs travailleurs, ce que vous pouvez mettre en regard avec les montants déclarés par ces derniers.
En 2020, l'Urssaf a évalué le montant de la fraude aux cotisations salariales et patronales entre 4,7 et 6 milliards d'euros. A-t-elle été en mesure d'évaluer la part que représente la fraude dans le secteur des plateformes numériques ? J'ajoute que de nombreux travailleurs sans papier et non déclarés ont pu louer des comptes pour exercer par exemple une activité de livreur et auraient donc pu ne pas déclarer leur revenu.
Pouvez-vous nous indiquer le nombre d'enquêtes diligentées par l'Urssaf à l'endroit des plateformes ou de leurs travailleurs depuis dix ans ? Estimez-vous avoir les outils et les moyens humains permettant de les réaliser ? Quels en sont les résultats ?
Nous avons relevé qu'une enquête avait été diligentée contre Uber en 2015 conduisant à lui infliger une sanction de 5 millions d'euros, qui a finalement été annulée par le juge pour vice de forme. Que s'est-il passé ? Depuis, avez-vous relancé une enquête ?
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale. Avant de vous laisser la parole pour vous présenter en quelques minutes, répondre à ces premières interrogations et commencer les échanges sous la forme de questions et de réponses avec mes collègues, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire, l'un après l'autre, « Je le jure ».
(MM. Yann-Gaël Amghar et Emmanuel Delacherie prêtent serment.)
En effet, notre mission porte sur la gestion des cotisations sociales des salariés mais, aussi, des travailleurs indépendants et des micro-entrepreneurs, la lutte contre le travail dissimulé – dissimulation totale ou partielle d'activités salariées ou indépendantes – et la fausse sous-traitance – exercice sous statut de travailleur indépendant d'une activité relevant du salariat. Je précise que nos missions de contrôle ne couvrent pas toute la lutte contre le travail illégal, l'emploi d'étrangers sans titre, notamment, ne faisant pas partie des infractions que nous pouvons détecter et poursuivre, à la différence de l'Inspection du travail. Pour les plateformes numériques, il en est donc ainsi des livreurs ou des VTC qui seraient dans ce cas.
Nous exerçons cette activité de contrôle dans les Urssaf régionales avec des inspecteurs spécialisés dans la lutte contre le travail illégal et avec l'appui d'inspecteurs réalisant d'autres missions de contrôle comptable d'assiette ainsi que de contrôleurs qui réalisent des investigations sur pièces.
Les actions de lutte contre le travail illégal ont un volet civil – redressement à l'encontre de l'entreprise visant à lui demander les cotisations sociales dues et, éventuellement, des majorations en cas de travail dissimulé – et un volet pénal, qui donne lieu à un procès-verbal transmis au parquet. Elles ont une dimension très largement partenariale puisque nous travaillons avec les parquets, l'Inspection du travail et l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI).
Dans l'économie des plateformes, deux situations de fraude aux cotisations peuvent se présenter. Tout d'abord, la dissimulation partielle ou totale d'activités indépendantes où, par exemple, un micro-entrepreneur ne déclare pas, ou pas totalement, son chiffre d'affaires. Ensuite, la fausse sous-traitance, où des personnes exercent sous un statut d'autoentrepreneur ou de travailleur indépendant classique alors que leur situation relève in fine du salariat. Ce type de fraude existait bien avant le déploiement des plateformes et existe en dehors de celles-ci, mais les plateformes leur ont peut-être donné un caractère plus massif.
Depuis 2019, notre principale source réside dans la transmission des données des plateformes, celles-ci étant obligées de nous fournir les seules données d'activités qui dépassent 3 000 euros annuels de chiffre d'affaires et lorsqu'un utilisateur a réalisé au moins vingt transactions dans l'année. Nous avons opéré des rapprochements entre ce que les plateformes nous transmettent au titre du chiffre d'affaires d'un certain nombre de personnes et les données dont nous disposons s'agissant des chiffres d'affaires déclarés par les microentrepreneurs, mais ces évaluations sont minimales.
Tout d'abord, nous les réalisons à partir des chiffres d'affaires des personnes que les plateformes identifient comme ayant une activité économique, ce qui n'est pas le cas de toutes, certaines étant identifiées – d'ailleurs parfois à raison – comme des personnes physiques sans activité économique. Un comptoir de plateforme est en effet un support technique qui renvoie à des activités très différentes : livraisons et VTC, certes, mais aussi ventes et ventes d'occasions entre particuliers. Il est donc difficile de faire la part entre ce qui relève véritablement d'activités économiques et de transactions entre particuliers qui n'ont pas vraiment de caractère économique. Une part importante des utilisateurs des plateformes est identifiée comme personnes physiques sans que l'on puisse être parfaitement assuré de la précision d'une telle caractérisation.
Ensuite, les données transmises par certaines plateformes sont partielles ou lacunaires.
Enfin, la comparaison entre les données des plateformes et les chiffres d'affaires déclarés par des autoentrepreneurs ne permet pas de savoir si l'ensemble des revenus de ces derniers est issu de la plateforme ou s'ils ont d'autres sources de revenus. J'insiste donc sur le caractère minimal de ces évaluations.
En 2021, nous avons évalué le chiffre d'affaires réalisé par des personnes inscrites comme autoentrepreneurs sur des plateformes à un peu plus de 1,4 milliard d'euros ; 200 000 microentrepreneurs sont concernés, dont 70 % travaillent dans les secteurs de la livraison et des VTC. La comparaison avec les chiffres d'affaires qu'ils déclarent montre qu'un peu plus de 800 millions de chiffre d'affaires n'est pas déclaré, soit plus de 40 %, étant entendu que ces chiffres sont plus élevés dans les secteurs des livraisons et des VTC. Deux tiers de ces 200 000 microentrepreneurs ne déclarent pas tout leur chiffre d'affaires. La perte de cotisations est évaluée à 144 millions d'euros. À nouveau, j'insiste sur le caractère minimal de ces évaluations compte tenu des limites des données transmises.
Nous n'avons pas de chiffrages « macro » en matière de fausse sous-traitance. La requalification en salariat doit être en effet appréciée à partir d'une analyse très précise des conditions concrètes de fonctionnement de la plateforme et des relations entre celle-ci et les travailleurs, laquelle ne peut se faire que dans le cadre d'un contrôle sur pièces et sur place. Les magistrats de la Cour de cassation, que vous avez auditionnés, ont beaucoup insisté sur le fait que la requalification doit reposer sur des analyses au cas par cas, plateforme par plateforme, voire sur l'évolution des relations entre la plateforme et les travailleurs.
Depuis 2015, treize contrôles de plateformes numériques ont été réalisés ou sont en cours. Un certain nombre d'entre eux sont effectués en partenariat avec l'inspection du travail et/ou l'OCLTI. Dans la plupart des cas, il s'agit de contrôles longs et complexes car ils supposent de recueillir des éléments probants, ce qui implique notamment des auditions d'un certain nombre de travailleurs pour pouvoir apprécier les conditions concrètes des relations avec la plateforme. Une éventuelle requalification suppose de pouvoir établir le triptyque « directives, contrôles et sanctions », ce qui exige le recueil de témoignages, d'échanges et de documents produits par les plateformes elles-mêmes.
Le contrôle d'Uber, en 2015, a reposé sur des auditions de chauffeurs et sur un certain nombre de pièces récupérées auprès de la société. Ces éléments ont amené l'Urssaf à requalifier la relation entre celle-ci et les chauffeurs en salariat pour la période allant du 1er janvier 2012 au 30 juin 2013. Cela s'est traduit par une lettre d'observation adressée à la société en septembre 2015 et une mise en demeure en février 2016, pour un montant de près de 5 millions d'euros. L'entreprise a fait un recours devant le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS), qui a rendu une décision défavorable pour l'Urssaf fin 2016 pour des motifs formels. Nous avons fait appel de cette décision et, en avril 2021, la Cour d'appel de Paris a annulé la mise en demeure, donc le contrôle, là encore pour un motif formel, la mise en demeure ne comportant pas de manière expresse la mention du délai imparti de trente jours donné à l'entreprise pour régulariser sa situation et se contentant de faire référence à l'article du code de la sécurité sociale fixant ce délai. Cette décision n'est pas isolée et traduit une exigence croissante des juges quant au formalisme des opérations de contrôle, notamment des mises en demeure. La Cour de cassation a confirmé ce motif formel, ce qui a entraîné la clôture de cette opération de contrôle et du contentieux.
Nous organisons les contrôles en fonction des risques de fraude appréciés à partir d'outils de data mining, de croisements de données et de l'identification de secteurs à risques – dont les plateformes –, qui font l'objet de partage entre la caisse nationale de l'Urssaf et son réseau. En raison de la complexité juridique de ces contrôles et des contentieux potentiels auxquels ils peuvent donner lieu, ils font l'objet d'un suivi particulier. Comme pour la fraude au détachement, nous avons souhaité un suivi national renforcé des opérations de contrôle en cours afin de disposer de visibilité, de pouvoir partager les réflexions, les bonnes pratiques, l'approche, la doctrine entre les différentes équipes de contrôle en région. Nous soutenons ainsi nos équipes régionales pour la sécurisation de leurs opérations de contrôle tant il est parfois difficile d'appréhender le droit, des éléments de preuve pouvant être de surcroît remis en cause devant les juridictions. Nous faisons en sorte que les contrôles soient le moins possible susceptibles d'être remis en cause par le juge.
Selon des juristes, notamment des avocats, que nous avons auditionnés, il était impossible que votre appel aboutisse en cas de vice de forme. Pourquoi ? Partagez-vous cette interprétation du droit ?
Quoi qu'il en soit, l'Urssaf a-t-elle opéré un nouveau contrôle respectant les conditions formelles requises pour pouvoir obtenir le recouvrement des 5 millions d'euros dus par Uber pour la seule période du 1er janvier 2012 au 30 juin 2013 ? Dix ans plus tard, quelle somme cela représenterait-il ? Elle serait sans doute bien supérieure aux 144 millions d'euros de perte que vous avez évoqués en incluant les cotisations dont la société aurait dû s'acquitter et les pénalités pour fraude. Un sentiment d'impunité domine alors que, depuis 2013, nombre de décisions qui ont été prises aux prud'hommes et par la Cour de cassation permettraient d'organiser des opérations de contrôle plus vastes à l'endroit d'Uber ou d'autres plateformes, notre commission d'enquête s'intéressant plus globalement à tous les processus d'ubérisation de la société. Comprenez-vous que, pour certains de nos concitoyens, l'État et ses institutions manquent à leurs obligations pour recouvrer ce qu'Uber et d'autres plateformes doivent à la collectivité ?
Les jurisprudences sont parfois très évolutives s'agissant des questions formelles. Lorsque nous avons fait appel, la jurisprudence n'était pas encore stabilisée et nous avons jugé qu'il valait la peine de tenter notre chance.
Depuis 2015, nous avons donc lancé treize opérations de contrôle, dont quatre ont été présentées au juge. Neuf contrôles sont donc en cours, sur lesquels je pourrai vous renseigner par écrit.
Pour être précis sur le contentieux issu du premier contrôle d'Uber, le TASS et la cour d'appel ont tous deux rendu des décisions défavorables, mais pour des motifs différents.
Le TASS de Paris a remis en cause le contrôle pour non-respect de la procédure – dont les dispositions sont désormais codifiées différemment dans le code de la sécurité sociale –, la Cour de cassation nous ayant depuis donné raison sur ce point. Comme cette question du respect de la procédure était invoquée dans d'autres dossiers, l'Urssaf d'Île-de-France a décidé de faire appel du jugement du TASS. La cour d'appel a annulé le contrôle non pas à cause de la procédure mais à cause du contenu de la mise en demeure ; celle-ci faisait uniquement mention de l'article autorisant l'engagement de poursuites après un délai de trente jours, sans l'expliciter clairement. La Cour de cassation a confirmé la jurisprudence de la cour d'appel, si bien que plusieurs dossiers de contrôle, dont celui-là, ont été annulés. Je vous rassure, les modèles de mise en demeure ont été révisés depuis l'arrêt de la Cour de cassation, si bien que les contrôles en cours n'achopperont plus sur cet obstacle.
Cette situation est très insatisfaisante car les 5 millions d'euros ne sont toujours pas recouvrés dix ans plus tard. Il s'agit d'une somme colossale et je ne comprends pas le manquement de nos institutions : qu'est-ce qui dysfonctionne ? Si le responsable d'un atelier ne déclarait pas ses employés, l'atelier serait fermé et l'Urssaf ne mettrait pas dix ans à recouvrer ses cotisations.
Lorsqu'une juridiction requalifie des contrats de travailleurs de plateforme, l'Urssaf réclame-t-elle systématiquement les arriérés de cotisations, même sans démarche conjointe avec l'Inspection du travail ? Votre action de recouvrement cible-t-elle les seuls salariés ayant formé un recours auprès du conseil de prud'hommes ou du juge pénal, ou englobe-t-elle tous les travailleurs concernés par la décision de justice ?
Dans la plupart des affaires de requalification portées devant la justice et ayant reçu un écho public, l'Urssaf était partie prenante, soit dès le début du contrôle avec l'inspection du travail, soit parce que le parquet l'avait sollicitée dès l'enquête préliminaire pour chiffrer le préjudice de cotisations.
Nous jouons également, dans le cadre du suivi rapproché des plateformes à l'échelle nationale, un rôle de veille des contentieux, notamment dans le domaine prud'homal entre une plateforme et des travailleurs, pour voir s'il y a matière à déclencher un contrôle. Si tel est le cas, celui-ci portera sur l'ensemble des situations de travail de l'entreprise et pas uniquement sur les seuls salariés ayant formé le recours contentieux. Les délais de jugement et de prescription étant ce qu'ils sont, le contrôle risque de porter sur une période d'activité postérieure à celle où ces salariés travaillaient dans l'entreprise. En 2023, nous ne pouvons remonter qu'aux années 2020, 2021 et 2022.
Non. Dans une procédure portant sur du travail dissimulé, on peut remonter jusqu'à cinq ans, mais un procès-verbal de travail dissimulé doit avoir été transmis au procureur de la République pour obtenir l'allongement de la prescription.
En tout état de cause, une décision de justice sur la situation d'un ou de plusieurs travailleurs ne nous prive pas de refaire un contrôle pour tendre vers une requalification des contrats pour des périodes différentes de celles ayant donné lieu à la décision. Les opérations de contrôle ne sont pas très nombreuses car elles sont souvent très longues : il faut recueillir de nombreux éléments probants car, les plateformes mobilisant beaucoup de travailleurs, nous devons enregistrer les témoignages d'un nombre suffisamment représentatif de livreurs. Il peut exister un écart entre les règles affichées par la plateforme et les pratiques, cette différence devant être étayée par des preuves autres que les documents standards et génériques élaborés par la plateforme. Il convient de produire des témoignages et des échanges entre les travailleurs et la plateforme. Certains de ces contentieux auront une dimension pénale : le procès pénal se tient avant le procès civil ; or le juge pénal a une exigence plus forte en termes d'administration de la preuve. Tout cela concourt à allonger le contrôle. Il est arrivé que le juge rejette la requalification de contrats pour un motif de défaut de preuves. Nous sommes donc contraints de nous montrer très scrupuleux dans ces contrôles, ce qui nous conduit à mobiliser de nombreux agents dans des procédures très longues.
J'ai encore du mal à me représenter la spécificité du contrôle de l'inspection du travail par rapport à celui de l'Urssaf. Je comprends la différence de finalité, entre la vérification du respect du code du travail et le recouvrement des cotisations, mais pas celle du contrôle puisque le but est le même, à savoir démontrer l'existence d'un lien de subordination. Pouvez-vous m'éclairer sur ce point ?
Nous avons auditionné des représentants de la direction générale du travail (DGT), qui ont beaucoup insisté sur le travail colossal que requiert une inspection comme celle de Deliveroo et j'imagine qu'il en va de même pour les contrôles de l'Urssaf. Ni la DGT, ni les ministres chargés du Travail n'ont transmis de consignes nationales pour cibler ces plateformes au cours de la dernière décennie, qui a pourtant vu l'émergence de l'ubérisation, même si cela ne signifie pas qu'il n'y a pas eu de contrôle sur le travail illicite. Des opérations conjointes ont été menées mais il n'existe pas à cette heure de dispositif national octroyant au contrôle des plateformes des moyens et des effectifs suffisants. Les représentants de l'Inspection du travail nous ont expliqué qu'ils devaient recueillir de très nombreux témoignages avec l'assentiment des travailleurs des plateformes. Un dispositif national est donc indispensable car on ne peut pas se contenter d'une organisation territorialisée bénéficiant d'un appui national. Que pensez-vous de l'absence d'un dispositif national ? Peut-être allez-vous évoquer, au contraire, l'existence d'une impulsion pour l'ensemble du territoire ?
La DGT m'a confirmé ce que je supputais, à savoir que les effectifs de l'inspection du travail ont diminué ces dernières années : qu'en est-il de l'Urssaf ?
L'activité des plateformes étant massive, les contrôles de l'inspection du travail demandent, comme les nôtres, beaucoup d'énergie car ce service doit également recueillir énormément de témoignages pour apprécier l'opportunité de requalifier des contrats en contrats salariés et apporter la preuve soutenant ses conclusions ; un grand nombre d'agents consacrent donc beaucoup de temps à ces contrôles.
Nous demandons à nos équipes régionales de cibler les secteurs présentant un risque élevé de travail dissimulé, dont font partie les plateformes. La création d'une brigade nationale ne serait pas forcément utile car les contrôles s'effectuent sur le terrain, dans les lieux où se réalise l'activité ; en revanche, nous organisons le partage des contrôles des plateformes et la coopération entre les différentes régions, car les opérations sont de grande ampleur. Le pilotage national des contrôles des plateformes vise à répartir cette activité entre les régions, cette distribution étant rendue nécessaire par l'ampleur des opérations.
Entre 2017 et 2022, les équivalents temps plein (ETP) au sein de l'Urssaf alloués à la lutte contre le travail dissimulé sont passés de 250 à 330. Nous souhaitons poursuivre cet effort dans la durée pour continuer de renforcer nos ressources consacrées à la lutte contre le travail dissimulé car nous avons conscience de devoir mieux couvrir ces situations que nous ne le faisons actuellement.
Les inspecteurs du travail et ceux du recouvrement sont complémentaires dans la lutte contre le travail dissimulé. Les pouvoirs qui leur sont alloués dans le code du travail pour constater et verbaliser ces infractions sont proches : ces deux catégories d'inspecteurs ont compétence pour investiguer afin de démontrer l'existence d'un lien de subordination. La différence réside dans le chiffrage des cotisations, tâche qui n'incombe qu'aux inspecteurs du recouvrement, qui se fondent sur les constats qu'eux-mêmes ou les inspecteurs du travail ont établis. En pratique, les opérations conjointes sont nombreuses ; d'ailleurs, les procureurs saisissent souvent conjointement l'inspection du travail et l'Urssaf.
Certaines plateformes proposent des formes de travail contraires au droit ; ainsi, des plateformes utilisent des autoentrepreneurs pour travailler dans la restauration alors que secteur ne peut embaucher que des salariés – un extra doit être salarié d'une entreprise d'intérim. Que recommandez-vous au législateur pour qu'il soit possible de fermer ces plateformes qui enfreignent le code du travail ?
Je ne sais pas si je suis en position de formuler des recommandations au législateur, mais la situation que vous décrivez correspond à des plateformes récentes, ce qui montre la diversité de leurs modèles – de vrais travailleurs indépendants peuvent vendre leurs produits en ligne en utilisant des plateformes, par exemple.
Le modèle que l'on voit émerger repose sur des plateformes qui organisent la mise en relation entre des travailleurs et des entreprises ou des structures utilisatrices ; la plateforme assure la sélection du travailleur, fixe sa rémunération, mais ne s'occupe pas de la prestation. Nous éprouvons des difficultés dans cette nouvelle configuration car nous nous demandons auprès de qui devons-nous requalifier la relation contractuelle en travail salarié : auprès de la plateforme ou auprès de l'entreprise utilisatrice ? Nous nous heurtons à cette question dans les opérations que nous menons actuellement. Une clarification législative sur la responsabilité pourrait se révéler opportune. En effet, la plateforme joue un rôle un peu comparable à celui d'une entreprise de travail temporaire, sans en être une. S'il faut cibler les entreprises utilisatrices, très nombreuses, le contentieux sera atomisé ; il serait plus facile pour nous de contrôler les plateformes mais ce ne sont pas elles qui donnent les ordres et qui sanctionnent les travailleurs.
L'Urssaf a-t-elle été sollicitée pour l'élaboration de la position de la France sur la directive européenne portant sur la présomption de salariat ?
Vous évaluez à 144 millions d'euros les pertes liées aux fraudes partielles dans les déclarations des chiffres d'affaires des petits entrepreneurs : quelle somme reviendrait dans les caisses de l'Urssaf si ceux-ci étaient requalifiés en salariés ?
Nous n'avons pas été associés à la prise de position française sur la directive et nous n'avons pas évalué les conséquences financières d'une requalification en salariat, parce que cela supposerait de mener une analyse plateforme par plateforme et d'effectuer un contrôle visant à déterminer si une requalification devait être opérée pour telle ou telle plateforme. Cet exercice serait complexe car il faudrait contrôler toutes les plateformes avant de se prononcer.
Nous vous transmettrons par écrit d'autres questions et demandes de documents. Nous vous remercions pour votre disponibilité.
La commission d'enquête entend M. Benoit Coeuré, président de l'Autorité de la concurrence.
Nous avons l'honneur d'accueillir cet après-midi M. Benoît Coeuré, président de l'Autorité de la concurrence.
À partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) ont publié ce qu'il est désormais convenu d'appeler les Uber files : s'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine datés de 2013 à 2017, cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes, réservé jusqu'alors en grande partie aux taxis.
Dans ce contexte, notre commission d'enquête a deux objets. Il s'agit, d'une part, d'identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France ainsi que le rôle des décideurs publics de l'époque, et d'émettre des recommandations sur l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts. Il s'agit, d'autre part, d'évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.
Dans le cadre des révélations des filesUber files, il est apparu que la société Uber avait commencé son action de lobbying en France à partir de 2013 pour convaincre les décideurs publics de modifier les règles en vigueur dans le secteur du transport public particulier de personnes afin de faciliter l'activité des VTC et de remettre en cause le monopole réglementaire des taxis pour diversifier l'offre au service des consommateurs.
Le Conseil de la concurrence, puis l'Autorité de la concurrence, ont rendu pas moins onze avis au Gouvernement sur le fonctionnement concurrentiel de ce secteur entre 1987 et 2020, de sorte que votre expertise nous paraît aujourd'hui essentielle pour comprendre comment le secteur du transport public particulier de personnes a évolué ces dernières années face à l'essor des VTC, et plus particulièrement des plateformes numériques telles qu'Uber. Je vous remercie de l'état des lieux que vous pourrez brosser pour éclairer les travaux de la commission.
Par ailleurs, il ressort des Uber files que la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), dont nous avons auditionné plus tôt ce jour l'ancienne directrice générale, a mené des contrôles et opéré des visites et saisies dans les locaux de l'entreprise Uber en novembre 2014.
Pouvez-vous nous indiquer si l'Autorité de la concurrence a déjà été saisie par la DGCCRF ou par des concurrents de pratiques potentiellement anticoncurrentielles d'Uber ? A priori, aucune décision concernant le secteur du transport public particulier de personnes n'est publiée à ce jour sur votre site internet.
De façon plus générale, l'Autorité de la concurrence a-t-elle été amenée à sanctionner des pratiques anticoncurrentielles de la part de plateformes numériques de ce type et, si oui, pour quels motifs ?
Dans le cadre des travaux de notre commission, de nombreuses personnes dénoncent le fait que la société Uber aurait subventionné à perte des courses de chauffeurs avec lesquels elle travaillait pour s'imposer comme l'opérateur dominant sur le marché de la réservation préalable de VTC, avant d'augmenter ses tarifs, une fois atteinte une position dominante ou, du moins, centrale sur le marché, pour obtenir un profit. Je souhaiterais donc vous interroger aussi sur ce point.
Avant de vous laisser la parole, je précise que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Benoît Cœuré prête serment.)
Je commencerai par expliquer brièvement le mode d'intervention et la philosophie de l'Autorité de la concurrence dans le processus d'ouverture à la concurrence du marché du transport public particulier de personnes.
L'Autorité de la concurrence peut intervenir de trois manières : à titre contentieux, d'abord, sur des plaintes ou en se saisissant elle-même de pratiques anticoncurrentielles ; en matière de contrôle des concentrations, ensuite, c'est-à-dire pour contrôler des fusions ou acquisitions dans un secteur ; enfin, à titre consultatif, que ce soit de sa propre initiative ou à la demande du Gouvernement, du Parlement ou d'organismes professionnels.
Dans le domaine du transport particulier de personnes, l'Autorité de la concurrence est intervenue, pour l'essentiel, sur le mode consultatif. À partir de la loi du 22 juillet 2009 de développement et de modernisation des services touristiques, ou « loi Novelli », on a vu fleurir diverses initiatives d'ordre législatif ou réglementaire qui ont conduit le Gouvernement à saisir régulièrement l'Autorité de la concurrence. C'est là ce qui forme la substance des avis rendus par cette dernière. En revanche, très peu d'actions contentieuses ont été menées.
L'intervention de l'Autorité de la concurrence ne date pas des faits de 2013 qui vous intéressent mais s'inscrit dans une histoire plus ancienne. Ainsi, en 1960, le rapport Rueff-Armand sur le marché des taxis observait qu'il fallait augmenter le nombre de licences pour lutter contre « les rentes artificiellement créées au détriment du consommateur », ce qui montre que l'angle concurrentiel de cette discussion est bien identifié depuis longtemps. Le Conseil de la concurrence s'est par exemple prononcé dès 1987 sur la tarification des courses de taxi, mais l'activité de l'Autorité de la concurrence s'est accrue au rythme de l'actualité réglementaire et législative.
Philosophiquement, l'Autorité a toujours eu le souci de soutenir l'ouverture du marché au bénéfice du consommateur ou de l'usager, mais également d'assurer l'équité des conditions d'exercice entre les nouveaux entrants et les acteurs en place ainsi qu'entre nouveaux entrants, car le principe d'équité est un principe général, qui ne doit assurément pas s'exercer au bénéfice d'une entreprise particulière, et nous y veillerions si l'Autorité devait être saisie dans ce secteur.
Les principaux avis de l'Autorité de la concurrence sur ce marché ont été rendus en 2013, 2014 et 2017.
En 2013, il s'agissait du décret « quinze minutes », qui imposait un délai obligatoire de quinze minutes entre la réservation d'une voiture et la prise en charge du client, sur lequel l'Autorité a émis un avis défavorable, considérant que ce délai n'était ni nécessaire ni proportionné aux objectifs affichés, et que les éventuels comportements illicites de VTC, notamment le racolage, qui contournait l'interdiction de maraudage, ne relevaient pas de la concurrence, mais de la fraude, puisqu'ils étaient interdits et représentaient donc un problème de police, comme tel clairement condamnable et sanctionnable, mais pas un problème de concurrence.
À cette occasion, l'Autorité a distingué deux marchés, fidèle en cela à la démarche, courante en matière de concurrence, consistant à définir les marchés et à examiner pour chacun d'eux le pouvoir des différents acteurs. Elle a ainsi distingué un marché de la réservation préalable, sur lequel les taxis sont en concurrence avec les VTC, et un marché de la maraude, sans réservation préalable, sur lequel les taxis jouissent de manière constante d'un monopole légal. L'Autorité de la concurrence n'a jamais cherché à commenter cette distinction ni contesté la pertinence du monopole légal des taxis sur le marché de la maraude. Ces dispositions, qui relèvent de la police de la circulation et de la gestion de voie publique, n'ont en effet rien à voir avec la concurrence. Le décret en cause a finalement été suspendu, puis annulé, par le Conseil d'État.
La deuxième intervention a eu lieu à l'occasion des décrets d'application de la loi du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur, dite « loi Thévenoud », sur laquelle l'Autorité a émis un avis globalement favorable, mais avec plusieurs recommandations visant toutes à ce que la profession des VTC soit traitée sur un pied d'égalité. Elle a, en particulier, a été critique de l'instauration d'une obligation de retour à la base prévue par la « loi Thévenoud », qui était difficile à contrôler et présentait un caractère disproportionné par rapport au problème du racolage aux abords des gares et des aéroports par des VTC qu'elle cherchait à résoudre. Elle suggérait alors d'instaurer plutôt des dispositifs de contrôle du racolage, comme la vidéosurveillance aux abords de ces lieux ou un accès sécurisé aux zones de prise en charge. Elle soulignait également la différence de traitement entre les VTC traditionnels, héritiers du statut de « Grande remise », et les VTC « intermédiés », opérant à partir des plateformes en ligne, et proposait de supprimer l'exigence de garantie bancaire qui introduisait une différence à l'entrée dans la profession entre les taxis et les VTC.
En 2017, l'Autorité est intervenue sur les décrets d'application de la loi du 29 décembre 2016 relative à la régulation, à la responsabilisation et à la simplification dans le secteur du transport public particulier de personnes, dite « loi Grandguillaume », notamment sur deux articles soulevant des questions concurrentielles relatives à la mise en place d'un nouvel examen pour les VTC, aux conditions d'exercice de l'activité de taxi pour les VTC, dont la reconnaissance de l'expérience professionnelle des taxis et des VTC et, accessoirement, au transfert aux chambres des métiers et de l'artisanat de l'évaluation des candidats. L'Autorité a donc, là encore, cherché à harmoniser les conditions d'exercice de professions comparables : taxis, VTC, motos-pros, les véhicules de transport collectif léger dits « Loti », qui étaient un élément important de la « loi Grandguillaume ».
L'Autorité a remarqué que l'accès à la profession de VTC avait été gelé depuis l'entrée en vigueur de la « loi Grandguillaume », l'année précédente – en 2016 –, car les examens avaient été suspendus et les équivalences étaient inexistantes, ce qui induisait un risque de licenciement pour les quelque 15 000 conducteurs salariés « Loti », qui auraient souhaité continuer à exercer au sein de leur entreprise. Il s'agissait donc d'affirmer que, pour des professions similaires, les conditions d'entrée dans le métier et de reconnaissance des qualifications devaient être comparables, sous peine de créer des inégalités entre les différents secteurs.
L'Autorité a également soutenu, à l'époque, l'idée que les taxis devaient pouvoir travailler en tant que VTC en masquant leurs équipements spéciaux, c'est-à-dire leur enseigne de taxi, et que, réciproquement, la nouvelle signalétique propre aux VTC devait être amovible, afin d'assurer une fluidité entre les différents statuts. Ont également été évoqués l'organisation des examens et l'évaluation des candidats par les chambres des métiers et de l'artisanat, à un moment où certains acteurs craignaient que ces dernières manquent d'objectivité et favorisent les taxis par rapport aux VTC. Ce débat a, depuis lors, été tranché notamment par le décret permettant aux chambres des métiers et de l'artisanat de déléguer l'organisation de cet examen, sur lequel l'Autorité s'est également prononcée, en 2020, par un avis.
D'autres avis concernent la profession de taxi, et non pas seulement les VTC. En juin 2015, l'Autorité de la concurrence a ainsi approuvé le principe d'un forfait pour la desserte des aéroports et préconisé de l'étendre à d'autres grandes destinations. De même, en décembre 2015, l'Autorité s'est prononcée sur un projet de décret qui instaurait le registre de disponibilité des taxis et sur un projet de décret, en application de la « loi Grandguillaume », portant sur la collecte des données dans le secteur du transport public particulier de personnes, afin d'assurer une égalité des obligations de transmission de données et d'accès aux données entre les VTC et les taxis.
On voit donc se dessiner une tendance historique guidée par deux principes : la reconnaissance des évolutions et des contraintes extraconcurrentielles souhaitées par le législateur – je pense en particulier à l'interdiction de la maraude pour les VTC, dont l'Autorité de la concurrence a toujours considéré qu'elle s'imposait –, mais aussi la recherche d'une égalité dans les conditions d'exercice quotidien ainsi que dans l'accès à la profession et à la qualification des différents segments du marché : VTC, « Loti » – lorsqu'ils existaient – et taxis.
Le comité Rueff-Armand, que vous avez cité, déclarait également que « la limitation réglementaire du nombre de taxis nuit à la satisfaction de la demande et entraîne la création de situations acquises, dont le transfert payant des autorisations de circulation est la manifestation la plus critiquable ». Nous avons auditionné ce matin Jacques Attali qui, cinquante ans plus tard, faisait un constat assez similaire. Il existe certes des monopoles légaux et d'autres acquis par voie de marché, mais n'y a-t-il pas, malgré les règles d'équité que vous avez évoquées, un certain paradoxe à ce que l'Autorité de la concurrence ne se saisisse pas des pratiques des taxis, qui recèlent pourtant des entraves au fonctionnement du marché, à la libre concurrence et à l'intérêt du consommateur, et qu'elle soit, en revanche, saisie lors de l'entrée d'un nouvel acteur, qui profite aussi du dysfonctionnement préalable du marché des taxis ?
Il faut distinguer deux aspects. D'abord, le Conseil de la concurrence, saisi par la Fédération nationale des taxis indépendants, s'est ainsi prononcé le 29 janvier 2004 – soit à une période très antérieures aux faits que nous évoquons aujourd'hui – sur les obstacles à la concurrence sur le marché des taxis. D'autre part, les nouveaux acteurs dont l'entrée a déclenché ces mécanismes ne se limitaient pas à Uber. Ainsi, l'avis de 2013, rendu après la suspension puis l'annulation par le Conseil d'État du décret « quinze minutes », faisait suite à une saisine par Allocab, et non par Uber, qui était alors beaucoup moins offensive sur ce marché. Il y a donc bien de nouveaux entrants mais ce ne sont pas toujours les mêmes.
Enfin, plus généralement, le domaine de la concurrence s'arrête là où commencent les considérations d'ordre public. Ainsi, l'interdiction de la maraude est une mesure de gestion de la voirie que l'Autorité de la concurrence n'a pas jugé avoir la compétence de contester. C'est vrai également dans de nombreux autres domaines.
Plusieurs décrets de 2013 et 2016 ont modifié les règles régissant l'examen qui permet de devenir chauffeur de VTC, fixant une barrière assez haute, pour l'obtention de cette licence et alignant même les exigences applicables aux VTC sur celles qui s'appliquent aux chauffeurs de taxi. Pouvez-vous nous parler des débats dans ce domaine, en particulier durant la période 2013 à 2017 qui nous intéresse ? Sommes-nous, selon vous, parvenus à une situation acceptable, concurrentielle et équitable en termes de formation des chauffeurs de VTC et de taxis ?
En 2017, l'intervention de l'Autorité de la concurrence à propos des décrets d'application de la « loi Grandguillaume » ne portait pas tant sur la difficulté de l'examen que sur la question de l'égalité d'accès. L'Autorité a conclu que des examens d'accès différents pour les conducteurs de VTC, de motos-pros et de « Loti » ne se justifiaient pas puisque ces professions et les enjeux de la sécurité des passagers étaient comparables, et que le marché des courses avec réservation était le même.
Lors de son audition, la DGCCRF a indiqué que la perquisition qu'elle avait menée à Lyon en novembre 2014 et révélée par les Uber files n'était pas à proprement parler une perquisition, mais une intervention sur place visant à récupérer des documents, qui ne justifiait pas l'intervention d'un juge, et qu'une action en justice visait, en parallèle, l'action d'Uber Pop. Fallait-il alors transmettre une plainte à l'Autorité de la concurrence ?
Par ailleurs, les éléments révélés par les Uber files et les souvenirs de l'époque montrent bien que, pour entrer sur le marché, Uber a d'abord exploité la petite niche que représentait le statut de « Loti », avant que cela lui soit interdit, puis s'est efforcée d'attirer de nombreux chauffeurs en faisant miroiter à ces deniers de gros revenus et aux clients des prix très bas, de telle sorte que les courses ont été vendues à perte, ce qui semble constituer une infraction au droit commercial. L'Autorité de la concurrence s'est-elle saisie de cette entorse à la concurrence ?
Le droit de la concurrence est assez limitatif, en ce qu'il sanctionne deux types de pratiques : l'entente et l'abus de position dominante. Il y a, certes, de très nombreuses manières de s'entendre et d'abuser d'une position dominante, mais ce sont là les deux grandes catégories de pratiques anticoncurrentielles.
En l'espèce, et bien que le cas puisse se produire sur ce marché comme sur un autre, il n'était pas question d'entente. Quant à l'abus de position dominante, il suppose une position dominante, ce qui n'était absolument pas le cas d'Uber, qui était alors un acteur entrant sur le marché.
J'ai déjà rappelé que l'Autorité de la concurrence a toujours distingué deux marchés : celui de la maraude, sur lequel les taxis sont en situation de monopole, et celui de la réservation, qui est celui où Uber intervient. Il ne fait pour moi aucun doute qu'à l'époque, Uber n'était pas en position dominante, et j'ignore si elle le serait aujourd'hui. Étant donné que nous n'avons pas d'affaires en cours, il faudrait, pour le savoir, que nous examinions la situation dans le détail, en tenant compte de la part de marché d'Uber par rapport à celles des autres acteurs, qu'il s'agisse des autres grands groupes de taxis ou d'autres plateformes certes plus petites, mais dont la part de marché n'est pas insignifiante pour autant.
Il n'y a pas de définition scientifique de la position dominante. Pour la qualifier, on peut prendre en compte, entre autres critères, le comportement des entreprises et la nature du marché. On peut commencer par regarder si l'entreprise détient plus de 50 % du marché. Dans la mesure où on ne pouvait pas, à l'époque, mettre en cause Uber sur le terrain de la concurrence, la DGCCRF devait recourir à ses propres outils en relevant des pratiques commerciales dommageables.
Le droit de la concurrence sanctionne le « prix prédateur ». Cette pratique consiste, pour une entreprise en position dominante, à utiliser sa rente pour fixer artificiellement un prix bas afin d'entrer sur un marché ou d'écarter ses concurrents. Selon la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, le prix pratiqué doit être inférieur au coût moyen variable. À l'époque, ces critères n'étaient pas remplis, et nous n'avons pas eu l'occasion de réexaminer le dossier.
On pourrait également se fonder sur l'article L. 420-5 du code de commerce, qui vise les prix abusivement bas, mais il n'existe aucune jurisprudence en la matière car il n'a encore jamais été utilisé.
Lorsqu'un sous-traitant voit ses prix cassés du fait de son donneur d'ordre, ce qui est un phénomène fréquent dans le secteur de la livraison, peut-on agir en l'absence de position dominante ?
D'autres qualifications sont parfois envisageables. D'une part, il peut exister des réglementations sectorielles. Par exemple, dans la grande distribution, des règles spécifiques régissent les relations entre producteurs et distributeurs – qui n'existent pas dans le domaine dont nous parlons. D'autre part, le droit français de la concurrence sanctionne l'abus de dépendance. Toutefois, celui-ci n'est pas adapté au cas que vous évoquez car il vise un certain comportement envers des concurrents, et non à l'égard d'un sous-traitant ou d'un détaillant. Nous avons invoqué, dans une décision récente contre Apple, l'abus de dépendance qui caractérise les relations de cette entreprise avec son réseau de détaillants, mais le problème, en l'occurrence, concerne les relations verticales entre un producteur et des distributeurs.
Je discerne une forme d'entente entre Uber et les plateformes, à un double titre. D'abord, lorsque Uber travaille avec des entreprises de VTC, elle impose un tarif kilométrique unique sur sa plateforme. On peut estimer qu'elle noue ainsi une entente de très grande ampleur avec les 55 000 entreprises concernées. Les chauffeurs sont de faux indépendants puisqu'ils ne peuvent pas fixer leurs tarifs. On peut analyser cette pratique comme étant anticoncurrentielle car elle limite la concurrence entre les chauffeurs.
Ensuite, les négociations au sein de l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (Arpe) ont abouti à la fixation d'un prix minimal de la course. Bien que cela ait eu lieu sous l'égide du Gouvernement, n'est-ce pas une entrave à la concurrence que l'on pourrait qualifier d'entente ? Qu'en dit l'Autorité de la concurrence ?
Je me suis posé la question lorsque l'accord a été publié. Le fait que la négociation ait été conduite dans un cadre fixé par l'État ne garantit pas, en soi, la conformité des principes posés au droit de la concurrence. Une certaine ambiguïté a parfois caractérisé, par le passé, ce genre de négociations paritaires car les entreprises négocient entre elles. Si on appliquait très strictement, et pour ainsi dire un peu bêtement, le droit de la concurrence, en particulier l'article 101 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, qui interdit les ententes, ou l'article L. 420-1 du code de commerce, on pourrait qualifier ces accords d'ententes condamnables.
On doit distinguer, en l'occurrence, deux dimensions : la dimension horizontale, entre les plateformes ou les sociétés de taxis, et la dimension verticale, entre la plateforme et les travailleurs. Une négociation menée avec des travailleurs indépendants, qui sont aussi des entreprises individuelles, ne peut pas être appréciée de la même manière qu'une entente entre des acteurs commerciaux.
On s'est interrogé, en France comme à l'échelon communautaire, sur la qualification à donner, en droit de la concurrence, à des négociations impliquant, d'une part, plusieurs plateformes ou plusieurs entreprises employant des travailleurs indépendants, et, d'autre part, les travailleurs indépendants, qui sont aussi des entreprises individuelles. Au terme de discussions auxquelles a participé l'Autorité de la concurrence, un accord unanime, me semble-t-il, a été trouvé avec la Commission européenne pour considérer qu'on ne pouvait pas traiter ces accords comme des ententes classiques. En effet, les entrepreneurs individuels sont aussi des travailleurs, et il faut bien définir un cadre pour les relations sociales dans le secteur.
La Commission a adopté des « lignes directrices », à la rédaction desquelles l'Autorité de la concurrence a participé, « relatives à l'application du droit de la concurrence de l'Union européenne aux conventions collectives concernant les conditions de travail des travailleurs indépendants sans salariés ». Une proposition de directive du Parlement et du Conseil, qui établit une présomption de salariat des travailleurs des plateformes, est en cours d'examen. Il me paraît complètement justifié de sortir cette question du cadre du droit de la concurrence car il faut définir des règles régissant les relations sociales dans ce secteur. Une négociation, dans le cadre de l'Arpe, entre une ou plusieurs plateformes et les travailleurs indépendants, qui est assimilable à un accord collectif sectoriel, par exemple sur les conditions salariales, me paraît entrer pleinement dans le cadre des lignes directrices de la Commission. L'Autorité de la concurrence n'a pas eu à se prononcer sur le sujet, mais, à titre personnel, je considère que cela n'a rien de condamnable au regard du droit de la concurrence.
S'agissant des relations entre Uber et les sociétés de VTC, deux concepts pourraient éventuellement être convoqués. Le premier est l'abus de dépendance, qui implique toutefois une position dominante. Or, je ne sais pas si Uber est en position dominante ; il faudrait que l'on examine la question dans le détail. Sur le marché des transports de personnes sur réservation, Uber est concurrent de grandes entreprises de taxis, comme G7. Le deuxième concept est l'abus d'exploitation mais il n'a jamais été employé.
L'Autorité de la concurrence n'a jamais reçu de plainte dans le secteur des VTC. La seule décision contentieuse que j'ai identifiée concerne les taxis. L'Autorité a infligé en 2019 une amende de 75 000 euros à un groupement d'intérêt économique (GIE) de radiotaxis qui avait défini des motifs d'exclusion empêchant ses adhérents de développer, à titre personnel, une activité de « Loti » ou de VTC.
Il peut s'agir de concurrents mais aussi de la DGCCRF, qui, dans le cadre d'une enquête, considère que le problème relève plus du droit de la concurrence que de celui des pratiques restrictives. Nous pouvons aussi nous autosaisir sur la base d'indices reçus ou observés.
La « loi Grandguillaume » avait soulevé un certain espoir mais les décrets d'application ont tardé à être pris et le texte n'est toujours pas appliqué, puisque les données des plateformes ne sont pas communiquées aux services de l'État. La plateforme « le.taxi » devait permettre la création d'applications et, ainsi, l'utilisation du numérique presque aussi facilement que pour Uber. Peut-être le lobby de la centrale d'appels G7 ne souhaitait-elle pas perdre son avantage ? Avez-vous rendu un avis sur cette question ?
L'article 2 de la « loi Grandguillaume » témoignait en effet d'un objectif très ambitieux de collecte de données. Dans son avis du 23 octobre 2018, l'Autorité s'est prononcée sur un décret d'application de cette disposition. Elle a rappelé l'importance qui s'attache à ce que le dispositif de production des données et d'accès à celles-ci s'applique de la même façon à l'ensemble de la profession. Elle a recommandé que les textes précisent plusieurs notions, tels que le degré d'agrégation des données et les méthodes de publication. Cela n'a pas été suivi d'effet. Nous n'en sommes qu'au début du processus puisque la collecte des données n'a commencé qu'en 2022. L'Autorité de la concurrence souhaite que le dispositif de collecte soit le plus ouvert possible afin que tous les acteurs soient sur un pied d'égalité. Le processus a été beaucoup trop long.
Comment expliquez-vous qu'il ait été si long ? On a le sentiment que beaucoup veulent torpiller la « loi Grandguillaume ». Est-ce imputable, à vos yeux, à des freins politiques ou d'un autre ordre ?
Chaque fois qu'un secteur s'ouvre à la concurrence, l'accès aux données est un enjeu stratégique. Les acteurs en place – pas seulement les acteurs historiques –ont à cœur de protéger leurs informations et s'efforcent de ne pas les partager. Cela s'est vérifié lors des ouvertures à la concurrence de toutes les industries de réseau. L'Autorité de la concurrence a pris plusieurs décisions pour forcer les opérateurs à partager leurs données ; cela a été le cas, par exemple, pour Gaz de France en 2014 et EDF en 2022. Cet enjeu est d'autant plus important que la donnée a acquis une plus grande valeur économique et constitue la base de la fourniture d'un certain nombre de services. Cette situation nécessite toujours une action réglementaire.
Avez-vous eu à traiter d'un abus de position dominante lié à l'absence de mise en œuvre du règlement général sur la protection des données (RGPD) par les plateformes ?
C'est la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) et non l'Autorité de la concurrence qui a compétence pour veiller au respect du RGPD. Cela étant, nous avons pris, l'année dernière, deux décisions rendant obligatoires les engagements de Meta et Google – qui avaient été âprement négociés – en matière d'accès aux données. Google s'est engagé, notamment, à partager des informations et des données avec les éditeurs de presse pour leur permettre de valoriser les articles postés sur les moteurs de recherche. À l'origine, Google considérait que ces articles n'avaient aucune valeur et qu'il ne devait donc pas rétribuer les éditeurs de presse, ce qui violait le droit de la concurrence, le droit sur le copyright et la directive sur les droits voisins. Meta, pour sa part, s'est engagé à restaurer l'équité dans l'accès à ses inventaires publicitaires. Nous instruisons un troisième dossier, qui concerne Apple, et en particulier son magasin d'applications. La question est de savoir si la manière dont Apple a formalisé la demande de consentement des utilisateurs pour le partage de leurs données personnelles désavantage les applications tierces et crée une distorsion de concurrence. Dans de nombreux cas d'abus de position dominante vis-à-vis de plateformes numériques, l'accès aux données restera, selon moi, un enjeu central aux échelons français comme européen.
La structuration du marché vous paraît-elle plus bénéfique aux consommateurs aujourd'hui qu'elle ne l'était il y a une dizaine d'années, avant l'arrivée des VTC ?
Je répondrai oui, mais avec des nuances. Tout ce qu'a écrit l'Autorité de la concurrence depuis 2013, et même bien avant, allait dans le même sens : le marché des taxis était trop fermé, ceux-ci étaient en nombre insuffisant – le rapport Rueff-Armand l'avait déjà signalé – et il fallait ouvrir le marché à la concurrence au bénéfice de l'utilisateur. Cela étant, il serait peut-être hasardeux de prétendre que la situation actuelle est parfaite. Le fait que nous n'ayons pas été saisis au contentieux, hormis sur le cas particulier que j'ai mentionné, suggère qu'il n'y a pas de problème majeur, mais cela révèle peut-être aussi le fait que les instruments du droit de la concurrence ne sont pas adaptés à certaines des situations que l'on rencontre – je pense, en particulier, à l'importance du critère de la position dominante. Des améliorations sont par ailleurs nécessaires dans plusieurs domaines, tel l'accès aux données.
Il me semble avoir toujours entendu les chauffeurs de taxi se plaindre d'une concurrence déloyale, dans la mesure où ils doivent se conformer à une réglementation stricte qui ne s'applique pas aux plateformes du type de Uber et qui leur impose des contraintes particulières en matière de politique tarifaire et d'acquisition de la licence. L'importance du critère de la position dominante en droit de la concurrence explique certainement le fait qu'à une exception près, vous n'ayez pas été saisis au contentieux. Ce secteur est toujours en forte tension. Je m'interroge sur l'impact de l'ubérisation, qui s'étend à bien d'autres marchés que ceux des livreurs et des chauffeurs VTC et qui modifie le rapport à la concurrence. J'aimerais connaître les domaines dans lesquels vous avez été saisis ou vous vous êtes saisis vous-mêmes ; je vous ferai parvenir un questionnaire en ce sens.
La séance s'achève à dix-huit heures quarante.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Benjamin Haddad, Mme Danielle Simonnet
Excusés. – Mme Aurore Bergé, Mme Anne Genetet, Mme Amélia Lakrafi, M. Olivier Marleix, Mme Valérie Rabault