Jeudi 23 mars 2023
La séance est ouverte à neuf heures quinze.
(Présidence de M. Benjamin Haddad, président de la commission)
La commission d'enquête entend M. Mark MacGann, ancien dirigeant et lobbyiste d'Uber, lanceur d'alerte sur les pratiques de la société Uber pour entrer sur les marchés français et européen, accompagné de Mme Delphine Halgand, fondatrice de l'organisation The Signals Network.
Nous recevons ce matin, celui sans qui cette commission d'enquête n'existerait pas, M. Mark MacGann, ancien dirigeant et lobbyiste d'Uber, lanceur d'alerte sur les pratiques de la société Uber en Europe.
M. MacGann, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à l'invitation de notre commission d'enquête, dont l'objet est double. Il s'agit, d'une part, d'identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour s'implanter en France ainsi que le rôle des décideurs publics de l'époque, et d'émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; d'autre part, d'évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France – la fameuse « ubérisation » –, et les réponses apportées et à porter par les décideurs publics en la matière.
Dans ce cadre, il nous a paru indispensable de vous entendre pour comprendre votre démarche personnelle de lanceur d'alerte et pour approfondir les révélations des journalistes du quotidien Le Monde dans les articles relatifs aux Uber Files résultant des 124 000 documents que vous avez bien voulu leur laisser consulter.
Selon les informations qui ont été révélées, les dirigeants d'Uber dont vous faisiez partie, ont, avec l'aide du réseau Fipra, ébauché une stratégie de lobbying pour approcher près de 1 850 « cibles » ou personnalités politiques dans « une trentaine de pays européens », pour appuyer la démarche d'implantation d'Uber de 2013 à 2015. La société Uber se serait également appuyée sur des cabinets d'intelligence économique, tels qu'Istrat, pour insuffler une stratégie de communication, parfois dénigrante vis-à-vis des taxis, ainsi que sur des économistes de renom, pour expliquer aux décideurs politiques que l'arrivée d'Uber était une chance pour la France, pour l'emploi, pour les consommateurs et pour la croissance. Grâce à ces relais, la société Uber aurait réussi à s'entretenir avec des décideurs politiques de premier plan dès 2013-2014.
Il importe aussi que vous indiquiez si, selon vous, la démarche de lobbying de la société Uber revêtait ou non un caractère exceptionnel par rapport aux méthodes de lobbying que vous aviez mises en œuvre pour d'autres clients, dans d'autres secteurs d'activité, et si les méthodes d'Uber en France différaient de celles que vous avez observées sur d'autres marchés dans d'autres pays.
Par ailleurs, il ressort de nos précédentes auditions que la société Uber aurait choisi d'imposer son modèle économique en dépit de son incompatibilité avec certaines lois françaises, dans le cadre d'une démarche volontaire et consciente. Uber aurait également fait obstacle à des contrôles administratifs de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et de l'Urssaf, en utilisant un logiciel permettant de supprimer tout accès au réseau en appuyant sur un seul bouton – le fameux « kill switch » largement évoqué par les médias – afin d'éviter d'éventuelles poursuites ou sanctions.
Quel a été votre rôle dans le cadre de ces démarches de la société Uber ? Comment les avez-vous mises en place en France et dans d'autres pays ? Leur mise en œuvre s'est-elle révélée plus facile en France qu'ailleurs ? A-t-elle été efficace ?
Nous souhaitons aussi savoir pour quelles raisons vous avez changé d'avis et considéré qu'il convenait désormais de dénoncer publiquement les pratiques d'Uber après les avoir soutenues pendant de nombreuses années.
Je vous propose de nous présenter votre parcours, ce qui vous a amené à la société Uber et, ensuite, à vous engager dans une démarche de lanceur d'alerte, en précisant notamment les modalités de votre mise en relation avec les médias concernés. Nous poursuivrons ensuite par un échange sous forme de questions-réponses.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Mark MacGann prête serment.)
Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je suis ici en homme libre pour répondre à vos questions sur l'implantation de la société Uber en France et sur ses relations avec les pouvoirs publics de l'époque.
J'ai été cadre dirigeant puis conseiller d'Uber, chargé notamment des relations avec les gouvernements dans près de cinquante pays en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient. Mon rôle principal consistait à convaincre les pouvoirs publics de changer les lois pour permettre à Uber de fournir son service au public et de réaliser ses ambitions sans entraves.
Je suis le lanceur d'alerte à l'origine des Uber Files, enquête menée conjointement par le journal britannique The Guardian et par le consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ). Plus de 180 journalistes appartenant à quarante-quatre médias implantés dans vingt-neuf pays, parmi lesquels Le Monde et Radio France, ont examiné plus de 124 000 dossiers pour révéler comment Uber s'est imposé dans les villes du monde entier.
Les révélations, qui couvrent la période allant de 2013 à 2017, dévoilent l'expansion agressive d'Uber dans le monde ainsi que la pression exercée sur plus de 1 850 élus et fonctionnaires dans vingt-neuf pays et au sein des institutions de l'Union européenne (UE). Les données montrent à quel point l'entreprise a eu un accès incroyablement aisé à des dirigeants politiques de premier plan et une influence disproportionnée sur des gouvernements, tout en trompant les autorités fiscales et en défiant la loi.
Pourquoi avoir décidé de partager ces données et de devenir lanceur d'alerte ? Pourquoi sacrifier sa réputation, sa carrière, sa santé et d'innombrables amitiés en initiant cet énorme travail d'investigation journalistique ? Parce qu'il ne s'agit pas seulement des méthodes de voyou de la société Uber, tant s'en faut. Il s'agit de montrer aux citoyens toute la défaillance systémique grâce à laquelle la société Uber a pu obtenir ce qu'elle voulait, au détriment des chauffeurs, du contribuable et de la démocratie.
Le risque systémique existe aussi en politique. Je le sais, j'étais aux premières loges. Depuis trente ans, je représente le monde de l'industrie et des entreprises auprès des pouvoirs législatif, exécutif et réglementaire dans le monde, depuis mes débuts au sein du fleuron de l'industrie française et européenne de l'époque, feu Alcatel-Alsthom, à ma vie juste avant la publication des Uber Files, lorsque j'étais sollicité pour conseiller les dirigeants et les actionnaires des plus grosses capitalisations boursières de la planète. Je parle, si vous me permettez de le dire, d'une expérience assez rare de la réalité de l'interaction entre le privé et le public au plus haut niveau. Cette expérience, je souhaite la mettre à la disposition de tous ceux qui reconnaissent que les lois de nos démocraties, de votre République, sont loin d'être à la hauteur en ce qui concerne l'éthique et même la légalité des actes de certains acteurs de ces deux mondes.
Dans l'esprit de certains, le lobbying a quelque chose d'opaque et même de sournois. Le métier de lobbyiste n'est pas toujours perçu comme quelque chose de noble. Trop souvent, une minorité de voyous ternit toute une profession par ses pratiques peu éthiques voire corrompues. Je persiste à croire qu'un lobbying professionnel, transparent, éthique et réglementé est un élément fondamental de toute démocratie digne de ce nom, permettant aux élus d'être bien informés et de disposer de tous les faits afin de voter les lois et d'établir les règles dans l'intérêt du citoyen.
Toute loi doit être débattue, amendée, décidée et votée par un pouvoir législatif indépendant de toute pression et de toute influence externe, à l'issue de consultations approfondies et transparentes avec tous les acteurs de la société et de l'économie, sans privilège ni discrimination. Y arrivera-t-on un jour ? Une bonne fois pour toutes, ici en France, ailleurs en Europe, aux États-Unis, dans les institutions européennes, il faut établir un vrai cadre réglementaire, qui renforce un lobbying transparent et moral s'appliquant à tous, y compris ceux qui continuent à y échapper tels que les avocats, les banquiers et les anciens dirigeants politiques, assorti de vraies sanctions criminelles pour tout individu et toute entité persistant à se croire au-dessus de la loi.
Il n'est pas franchement difficile d'établir de telles règles qui doivent être raisonnables, équitables et non discriminatoires. Cela enrichirait le débat public et contribuerait à inverser la perception si malheureuse qu'a le citoyen des politiques et du fonctionnement de l'État. Les révélations relatives à Uber montrent à quel point les règles régissant cette interaction se sont effondrées. Elles n'étaient pas adaptées à l'époque où Uber faisait sciemment un bras d'honneur aux lois de la République. Elles ne le sont pas davantage aujourd'hui.
Afin d'avoir accès au marché du transport des personnes dans les villes, au lieu de sonner à la porte pour expliquer les mérites de son service et la nécessité urgente de réformer une chasse gardée monopolistique ici et ailleurs, Uber a pris un pied de biche et a défoncé la porte. Il est consternant de constater que, des années plus tard, les gouvernements sont toujours démunis face à certains intérêts privés motivés non par le bien public mais par les méga-profits et l'avarice pure.
Combien de fois ai-je eu affaire à des gouvernements qui nous accusaient, à raison, d'être des hors-la-loi mais qui, en privé, nous promettaient de trouver des solutions rapides et favorables à la croissance effrénée exigée par nos dirigeants et nos investisseurs ? En France comme dans d'autres pays, l'État – je le dis avec beaucoup de respect – avait tendance à abdiquer son devoir face à la pression d'Uber et de ses amis influents.
En quoi cacher des rencontres avec des dirigeants d'entreprises sert-il la démocratie ? En quoi cela sert-il le bien public de permettre à ces mêmes entreprises d'opérer de telle manière que la violence dans les rues de la capitale de votre pays, perçue par ces soi-disant entrepreneurs comme utile à leurs objectifs, fasse la Une des journaux de la planète entière ? Nos démocraties ont autant à craindre de ces blessures auto-infligées que des despotes et des autocrates avec leurs chars et leurs bombes.
Avant de répondre aux questions de la commission d'enquête, j'aimerais formuler deux observations qui me semblent essentielles.
D'abord, en plus de ceux qui ont vu la valeur de leur seul bien disparaître du jour au lendemain avec l'entrée déloyale d'Uber sur le marché du transport de personnes – je parle de ceux qui ont choisi le métier de chauffeur de taxi –, des millions de chauffeurs et de livreurs de plateformes sont aujourd'hui les dindons de cette farce, de ces pratiques indignes. Uber a piétiné les droits des travailleurs français et européens et continue à le faire, avec le sentiment d'impunité et d'arrogance qu'on lui connaît. Chassez le naturel, il revient au galop !
Comment est-il possible que le fer de lance des États membres de l'UE qui cherchent à vider de son sens la directive européenne sur les travailleurs des plateformes, adoptée par le Parlement européen, soit la France ? La même France qui a créé la sécurité sociale en 1945 et le SMIG en 1950, la France des congés payés, du minimum vieillesse, de l'Unedic, de l'Assedic, du revenu minimum d'insertion (RMI), de la couverture médicale universelle (CMU), du revenu de solidarité active (RSA) et – c'est d'actualité – de la retraite à taux plein à 60 ans ! Il s'agit non pas d'emplois mais de création de précarité à l'échelle industrielle.
Mesdames et messieurs les députés, j'ai le devoir de vous interpeller au nom de ceux qui n'ont pas de voix, pas de pouvoir et pas de réseau d'influence. En leur nom, je demande à la France de soutenir la directive précitée, qui inclut une présomption de salariat et recueille le soutien d'une majorité d'États membres.
Ensuite, j'assume mes actes et mon statut de lanceur d'alerte. J'aurais pu garder l'anonymat compte tenu des risques pour mon avenir qu'il y a à en sortir. Ayant eu ma part de responsabilité dans cette entreprise de perlimpinpin, j'ai considéré qu'il était de mon devoir de parler publiquement. J'ai de la chance car je bénéficie du soutien, indispensable, de The Signals Network. Cette ONG m'accompagne au quotidien depuis la publication des Uber Files.
Tout lanceur d'alerte, à l'avenir, doit savoir que ce genre de soutien existe. « Vous n'êtes pas et vous ne serez pas seul », doit-on leur expliquer. Il est impératif d'encourager les lanceurs d'alerte à parler et de les protéger, dans le service public comme dans le secteur privé.
La directive européenne sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l'Union est un début, certes modeste, mais qui a le mérite d'exister. Elle a été transposée en droit français par la loi visant à améliorer la protection des lanceurs d'alerte, dite loi Waserman.
L'exécutif et le législatif doivent démontrer aux citoyens que, s'ils trouvent le courage de donner l'alerte, leur pays sera là pour les accompagner et les protéger de toute tentative de représailles. Si le premier devoir d'un gouvernement est de protéger les impuissants des puissants, alors l'intérêt public est servi à chaque fois que l'on révèle que le bien commun a été potentiellement sacrifié au profit des puissants.
Monsieur MacGann, nous vous remercions pour ce témoignage et ce plaidoyer.
Pouvez-vous nous donner des éléments de contexte s'agissant de votre présence et de votre rôle au sein de la société Uber ? Qu'est-ce qui vous a amené à y travailler ? Combien de temps y êtes-vous resté ? Avec quelles équipes et quels moyens ?
Avant de travailler pour la société Uber, j'étais cadre dirigeant de la Bourse de New York, à l'époque où cette société détenait Euronext, qui rassemble plusieurs Bourses européennes. Nous avions ouvert des négociations avec la Bourse allemande en vue d'une fusion mais elles n'ont pas abouti. Libre de poursuivre ma carrière ailleurs, j'ai été approché par la société Uber. J'avais 43 ans. J'ai saisi l'occasion de voir de près le monde des start-up, qui était très à la mode.
La facilité avec laquelle Uber a levé des fonds ne doit pas occulter le fait que la société opérait dans l'illégalité dans environ 90 % des marchés où elle était présente. Ses relations avec les gouvernements et les régulateurs n'étaient pas au beau fixe, tant s'en faut. Elle a donc fait appel à moi pour réparer quelques torts et surtout, compte tenu de mon expérience de représentant du secteur privé auprès des élus, essayer de bâtir des relations de confiance en Europe et ailleurs car sa situation n'était pas tenable.
La difficulté, pour moi, résidait dans le fait que j'étais en désaccord quasi-complet et quasi-permanent avec mon patron, Travis Kalanick, fondateur de la société. Il voyait les gouvernements et les politiques comme un obstacle à écarter. La méfiance était complète.
Néanmoins, j'ai essayé de recruter des gens qualifiés en interne, à rebours de la pratique consistant à recourir à de nombreux cabinets externes. Avec tout le respect que je porte à cette commission d'enquête, je ne comprends pas pourquoi elle persiste à parler du cabinet Fipra, qui n'est qu'un cabinet parmi les centaines qui existent dans le monde et les douzaines qui existent en France, aux côtés notamment de Publicis, APCO, Bredin Prat et Havas. J'avais, comme disent les jeunes, le « 06 » des patrons de ces sociétés. Nous les avons embauchés pour qu'ils nous aident. C'est leur métier et ils ont fait de leur mieux.
Mon travail consistait à essayer de redorer un peu l'image d'Uber auprès de ceux qui nous gouvernent, aux échelons national et européen. À deux reprises, j'ai présenté ma démission car j'étais tout à fait en désaccord avec la culture de la société. La troisième tentative a été la bonne. J'étais alors protégé par un garde du corps vingt-quatre heures sur vingt-quatre. J'avais l'impression d'être dans une mauvaise série B. Mieux valait donc, pour ma santé et ma sécurité, ainsi que celle de ma famille, quitter cette entreprise.
Je croyais pourtant dur comme fer en la mission. Nous disions aux consommateurs : « Avec nous, vous pouvez mieux vivre vos villes, mieux vous déplacer et pour beaucoup moins cher qu'en taxi ». Je vous épargne ce que vous savez déjà sur les taxis, d'autant que vous entendrez Jacques Attali après moi sur la nécessité de réformer ce secteur d'activité parmi d'autres.
Nos chauffeurs n'avaient pas d'autres offres d'emploi que les nôtres. La plupart n'avaient pas le bac. Ils n'avaient rien de commun avec les brillants jeunes gens, diplômés à bac+5, bac+6 ou bac+7, qui dirigeaient Uber en France ou ailleurs. Nous leur disions : « Venez avec nous : non seulement vous allez gagner votre vie mais vous allez faire partie de quelque chose de splendide et de fabuleux ». Nous les séduisions avec des iPhones, des vêtements gratuits et des promesses de salaires mirobolants. Puis, petit à petit, on a retiré les subventions qui avaient servi à casser les prix sur le marché du transport de personnes, on a augmenté la commission, on a inventé tel ou tel tarif supplémentaire sur le dos des chauffeurs.
Je me suis rendu compte que nous avions vendu un mensonge et que le vrai but d'Uber, hélas, était, comme souvent, d'enrichir une poignée de personnes aux dépens des autres.
Votre rôle, à vous entendre, consistait à calmer le jeu, dans une situation de conflit d'illégalité sur à peu près tous les marchés où Uber s'est implantée, États-Unis inclus. Avez-vous eu le sentiment d'un choc de cultures entre les demandes de la Silicon Valley et votre action en Europe ?
Il y avait un choc de cultures. Je n'étais pas là pour défendre l'immobilisme de certains gouvernements. En France, la famille Rousselet jouissait d'un quasi-monopole sur les taxis à Paris. Nous estimions qu'il fallait y introduire de la concurrence, pour que le service soit moins cher et de meilleure qualité. Travis Kalanick pensait que le modèle français était identique à celui de New York, avec une poignée de personnes richissimes détenant les médaillons ou les licences. Il est vrai que certains chauffeurs de taxi ont travaillé toute leur vie pour ensuite vendre leur licence et s'assurer une petite retraite mais de nombreux chauffeurs de taxi louaient leurs licences ou travaillaient de longues heures pour peu de revenus.
Mon travail consistait à essayer de trouver un compromis dans ce dialogue de sourds. David Plouffe, qui a dirigé la campagne électorale de Barack Obama en 2008, a rejoint la société à peu près en même temps que moi. À deux, nous avons parcouru le monde pour rencontrer les dirigeants et leur expliquer le bien-fondé de ce modèle ainsi que son potentiel pour les villes et l'économie locale. Nous avons eu un certain succès mais très mince. Ce n'est qu'en établissant un dialogue avec le vrai pouvoir décisionnel, comme nous l'avons fait en France, que nous avons pu faire avancer le « schmilblick », si je puis dire. Nous nous sommes heurtés à de nombreuses résistances et à de nombreux refus de réformer un marché que beaucoup de gouvernements avaient échoué à réformer, en France et ailleurs.
Je n'aurais jamais cru que ma carrière m'amènerait non seulement à avoir un garde du corps mais à recevoir, tandis que je marchais dans le 8e arrondissement, le 1er juin 2015, un appel sur mon portable me convoquant dans le bureau du ministre de l'intérieur. Bernard Cazeneuve, que je connais depuis vingt ans et pour lequel j'ai beaucoup de respect, m'a dit : « Je regrette, Marc : si vous ne fermez pas le service UberPop d'ici à la fin de la semaine, je te tiendrai personnellement responsable de la poursuite d'une activité illégale ».
Tandis que nous tentions de bâtir des relations avec les politiques et de calmer le jeu, Kalanick refusait de fermer UberPop, qui était le pan le plus sulfureux de notre activité. Paris était en feu, ses rues bloquées par les taxis qui avaient peur pour leur avenir. Ils se disaient : « Ce mastodonte débarque de San Francisco avec 10 milliards et les menaces brandies par le Gouvernement restent sans effet ! Comment le pouvoir régalien peut-il être incapable d'obliger une société privée à cesser une activité illégale ? ».
Aux manifs répondaient des contre-manifs et des voitures étaient en feu. Tout cela faisait la Une des journaux. L'équipe locale était paniquée, ce qui est compréhensible. Au siège, à San Francisco, ils n'étaient pas tellement émus. Comme le démontrent les textos publiés par les journalistes auxquels je les ai remis, le patron-fondateur de la société considérait que la violence garantissait le succès. Il voulait dire par là que, si une manif de taxis et des voitures qui brûlent attirent l'attention des médias, nous devions faire en sorte que les chauffeurs Uber agissent de même et organisent une contre-manif. Il fallait les encourager à descendre dans la rue pour plaider la cause de leur avenir pour occuper davantage encore la Une des journaux et mettre ainsi sous pression les Hollande, les Valls et les Cazeneuve de ce monde, pour qu'ils changent rapidement la loi, car Uber a raison et les autres ont tort.
Avant de revenir sur l'enchaînement des événements, j'aimerais contextualiser votre relation avec Uber. Pourquoi vous a-t-on placé sous la protection de gardes du corps ?
J'étais chargé des politiques publiques et des relations avec les gouvernements mais je parlais aussi beaucoup à la presse dans toute l'Europe et ailleurs dans le monde. J'étais donc facilement identifiable et identifié à cette société. Lorsque j'arrivais dans une gare ou un aéroport, devant lesquels stationnent de nombreux taxis dans l'attente d'une course, je leur apparaissais comme le patron d'Uber Europe. J'ai donc été conspué, bousculé, frappé, insulté. J'ai reçu de nombreuses menaces sur les réseaux sociaux. Tout cela devenait assez inquiétant.
Uber, en tant que société, en tant que start-up, en tant qu'entreprise responsable de tant de violence, au lieu de calmer le jeu, de suspendre le service illégal UberPop et de s'asseoir autour d'une table avec les représentants des taxis, m'a affecté des gardes du corps. Je n'en veux pas à ces chauffeurs de taxi d'être devenus un peu violents, car ils étaient paniqués. Ils se sont dit : « Cette société, aucun gouvernement seul ne peut y faire face ».
Voilà pourquoi Uber, sans doute pour des raisons d'assurance, m'a obligé à avoir un garde du corps. J'avais une vie de caïd, circulant en Mercedes aux vitres blindées avec un garde du corps. Tout cela n'avait rien d'honorable. J'ai donc fini par partir.
Avez-vous pris cette décision de façon volontaire ou y avez-vous été contraint par M. Kalanick ?
Il ne s'agit en aucun cas d'un départ contraint. J'avais de bonnes relations avec le conseil d'administration. Au Forum économique mondial de Davos, en 2016, M. Kalanick m'a dit qu'il était désolé de me voir partir et m'a demandé de continuer à donner un coup de main car il n'avait personne pour me remplacer. Ne voulant pas laisser tomber mes équipes, j'ai accepté de continuer à les aider pour quelques mois. Je suis devenu conseiller du conseil administration, à San Francisco. J'ai quitté Uber en très bons termes. Je n'avais pas encore vu l'étendue du mensonge que nous avions vendu aux chauffeurs.
Je persiste à croire que, si nous avions pu trouver des compromis intelligents avec ceux qui résistaient, qu'il s'agisse des chauffeurs de taxi, des sociétés comme G7 ou des politiques un peu plus conservateurs que d'autres, il y avait un avenir utile pour tout le monde. Ce n'est que quelques années plus tard que je me suis rendu compte, taraudé par ma conscience, qu'il fallait parler.
J'ai quitté mes fonctions un vendredi de février 2016 pour en prendre d'autres le lundi suivant. J'ai juridiquement coupé les ponts avec cette société en octobre 2016. Quelle n'a pas été ma surprise de découvrir en 2017, 2018, à la faveur d'une requête RGPD, qu'elle a néanmoins continué à utiliser mon nom et ma signature sur des milliers de contrats conclus avec des chauffeurs ! Le monde des taxis pensait donc que j'étais toujours le « mec d'Uber », ce qui a continué à me créer des problèmes de sécurité, allant jusqu'à des tentatives de lynchage et de séquestration.
Les deux. J'avais de bonnes relations avec tout le monde au sein de l'entreprise. Par exemple, je suis resté en contact avec Pierre-Dimitri Gore-Coty, qui a lancé Uber à Paris, dirigé Uber France puis Uber Europe et dirige aujourd'hui UberEats à l'échelle mondiale.
Lorsque je suis parti, ils ont fait un communiqué de presse en chantant mes louanges, ce qui était sympa, mais ils tardaient à me donner ce qu'ils me devaient contractuellement. J'ai donc dû les poursuivre en justice.
Lorsque j'ai décidé de parler en tant que lanceur d'alerte, je savais pertinemment, après trente ans passés à la croisée de la politique, de l'entreprise et des médias, que les gens douteraient de ma motivation si je divulguais des données auprès des journalistes tout en étant en conflit avec Uber. Après être entrés en contact avec ceux-ci en janvier 2022, j'ai donc demandé à mes avocats de trouver un accord à l'amiable avec Uber même si j'y perdais sur le plan financier.
Je voulais, pour ma conscience et pour mes proches, que les gens comprennent que ma motivation était indépendante de ce différend, qui au demeurant n'aurait jamais dû exister. Il démontre qu'Uber fait des promesses mais ne tient pas parole. J'ai décidé de moi-même de clore la procédure pour me consacrer entièrement à mon travail de lanceur d'alerte car les Uber Files c'est l'histoire, non pas de Mark MacGann, mais de ces millions de travailleurs des plateformes qui n'ont même pas droit à un minimum de protection sociale à cause de la réussite et surtout des pratiques de la société Uber.
Vous avez évoqué la régulation du marché des taxis en France et ailleurs en Europe. Comment caractérisez-vous le marché sur lequel Uber est arrivé ? Pouvez-vous comparer le degré d'ouverture du marché français avec celui des autres pays où Uber essayait de s'implanter ?
Vous avez évoqué le quasi-monopole de la G7 à Paris et l'influence de son dirigeant ainsi que les menaces et les violences, en les replaçant dans le contexte du coût économique que pouvait représenter l'arrivée d'Uber pour les taxis. Avez-vous eu le sentiment, en France, d'arriver sur un marché du transport de particuliers adéquat à la demande ou dysfonctionnel ?
J'ai vécu à Paris pendant dix ans. À ces dix années de service au sein de l'industrie française, de contribuable en France, s'ajoutent mes années à Sciences-Po. Je connaissais bien le quotidien d'un Parisien. À Paris comme dans beaucoup d'autres villes, en 2014, il y avait un problème pur et simple d'offre et de demande. Si riche que soit l'offre de transports publics à Paris par rapport à celle d'autres villes, il est évident que quelqu'un tirait profit du plafonnement du nombre de licences de taxi, donc du nombre de voitures et de chauffeurs disponibles.
Chaque fois que Uber voulait se lancer dans un pays, la première chose que nous faisions était de signer un contrat avec un grand cabinet d'avocats de la place, qui nous préparait un mémorandum détaillant la réalité, la structure et les acteurs du marché, ainsi que la loi en vigueur. Tout ce que nous faisions, nous le faisions en connaissance de cause. Nous étions très bien informés.
En France, ce travail de mémorandum a-t-il été réalisé par le cabinet de maître Thaima Samman ?
Non. Maître Samman a travaillé pour nous en tant que lobbyiste, pas en tant qu'avocate. Nous avons travaillé avec le cabinet Bredin Prat du début à la fin. Il s'agissait de nous expliquer l'environnement dans lequel nous allions opérer.
Uber engageait aussi des agences d'information et d'enquêtes, souvent peuplées d'anciens agents de l'État, tels que des anciens policiers et des anciens des services de renseignement, pour fouiller la structure des marchés et le parcours des acteurs, par exemple la famille Rousselet. Nous faisions cela à Paris comme ailleurs.
Nous savions ce que nous faisions. Armés des milliards de dollars provenant de fonds de venture capital, ou capital risque, nous pouvions très facilement offrir des courses à des prix incroyables, contraires à toute réalité économique – en un mot, faire du dumping. En défonçant la porte avec un pied-de-biche, nous voulions non seulement faire concurrence au modèle existant des taxis mais surtout posséder ce marché.
Toutefois, indépendamment de l'existence d'Uber, il était évident qu'il y avait urgence à réformer le marché des taxis, à Paris comme dans d'autres grandes villes. Si le ministre des transports de l'époque n'y était pas très favorable – Beauvau et Matignon avaient peut-être d'autres priorités –, le ministre de l'économie a, pour sa part, reconnu la nécessité de moderniser ce secteur dans l'intérêt du consommateur mais aussi pour ouvrir l'accès à la profession, qui était la fois très difficile et très onéreux.
Nous examinerons ce sujet avec Jacques Attali qui a travaillé sur l'ouverture à la concurrence du secteur des taxis avant même l'apparition des plateformes de VTC.
Parlez-nous de vos relations avec les autorités publiques : qui étaient vos interlocuteurs ? Vous dites avoir ressenti chez certains une forme de conservatisme concernant la réforme des taxis. Or, selon vous, celle-ci serait advenue, avec ou sans Uber, car l'offre était insuffisante en raison d'une trop grande régulation du secteur. Quelles étaient alors vos relations avec les différentes autorités publiques ?
Avant que je n'arrive dans la société Uber, les relations entre cette société et les pouvoirs publics se faisaient au niveau de la DGCCRF, de l'Urssaf et du ministère des transports mais pas au sommet de l'État – il n'y avait d'ailleurs pas lieu, en 2014, de recevoir les jeunes Français qui pilotaient les opérations d'Uber en France. Les discussions se faisaient en direct ou au travers d'avocats – Bredin Prat, par exemple – et de consultants.
Puis l'un de nos investisseurs, Google, nous a mis à disposition non seulement des fonds – 250 ou 300 millions de dollars – mais, ce qui nous était encore plus utile, son carnet d'adresses. Mon homologue « affaires publiques monde » nous a envoyé un long mail mentionnant les pays dans lesquels ils avaient accès aux plus hauts dirigeants. Fin septembre 2014, le responsable des affaires publiques pour Google en France, Francis Donnat, a ainsi contacté le directeur de cabinet adjoint du ministre de l'économie, Emmanuel Lacresse – tous deux de la promotion Valmy de l'ENA – pour lui demander si le ministre pouvait recevoir Travis Kalanik, de passage à Paris. La réunion a eu lieu le 1er octobre 2014 ; étaient présents, outre Emmanuel Macron, Travis Kalanik et moi-même, son directeur de cabinet adjoint et Étienne Chantrel. C'était la première rencontre entre Uber et le ministre de l'époque.
Nous avons eu cet accès grâce à Google. Il en a été de même en Grande-Bretagne. Même si moi et mes équipes avions nos propres carnets d'adresses, c'était inouï et utile. Si ce n'était pas illégal, c'était en revanche déloyal car aucune autre start-up, comme Heetch ou BlaBlaCar, ne disposait d'un tel réseau d'influence. Ce premier contact avec un membre important du gouvernement français de l'époque a marqué le début d'une relation fructueuse.
Quelles sont ensuite les différentes étapes ? La « loi Thévenoud », adoptée en octobre 2014, est probablement l'objet de cette réunion. Pouvez-vous nous parler des différents interlocuteurs que vous avez pu rencontrer – ministère des Transports, ministère de l'Économie ? Quel rôle chacun a-t-il joué dans l'implantation d'Uber en France ?
S'agissant de faits qui se sont produits il y a plusieurs années, je n'ai pas tous les éléments en tête mais j'ai conservé toutes les données. Je peux donc, à la demande de la commission d'enquête, fournir tous les documents, tous les mails, tous les SMS, etc.
Je ne m'occupais pas directement de la France mais on faisait appel à moi pour les rencontres de haut niveau. Travis et moi avons eu de nombreux contacts avec le ministre de l'Économie – SMS, appels téléphoniques, etc. Nous avons également essayé d'avoir accès au Président de la République – nous avons essuyé un refus, ce qui était tout à fait normal – ainsi qu'à Jean-Pierre Jouyet et à Manuel Valls. Nous avions des contacts directs par nos lobbyistes, par des investisseurs comme Google ou des fonds de capital-risque, qui avaient de très bons rapports avec des politiques français, ou encore par nos avocats. Nous avions ainsi des contacts réguliers avec Mme Bédague, directrice du cabinet de Manuel Valls, alors à Matignon
Nous avons également participé à des réunions, place Beauveau, avec le directeur de cabinet du ministre de l'Intérieur de l'époque, Bernard Cazeneuve. Ensuite, après une longue discussion avec ce dernier dans son bureau, le 1er juin 2015, j'ai continué à avoir des échanges réguliers avec lui. Je ne sais pas en revanche si mes équipes ont eu des contacts avec le ministre des Transports, le ministre de l'époque, Alain Vidalies.
Il était également de plus en plus nécessaire, hélas, de dialoguer avec l'Urssaf et la DGCCRF parce que différentes autorités de l'État faisaient des descentes. Les contacts à ce niveau se faisaient par des personnes de Uber France, des avocats ou des fiscalistes. Nous avons aussi sollicité d'autres politiques pour avoir leur point de vue. David Plouffe et moi-même avons déjeuné avec l'ancien président Nicolas Sarkozy pour lui demander conseil.
Nous avons également rencontré nos investisseurs français. Nous pensions très naïvement que la présence de Bernard Arnault ou de Xavier Niel dans notre capital permettrait de changer la donne ; ce ne fut pas vraiment le cas. Il s'agissait de petits investissements pour eux – 10 millions de dollars chacun – mais il n'y a pas eu de grand retour politique de la part de M. Arnault. Xavier Niel organisait des dîners chez lui, quand Travis venait à Paris, avec différents grands dirigeants, des personnes qui avaient de l'influence politique, mais ce n'était pas vraiment transactionnel.
Enfin, nous avons développé des contacts avec les municipalités où nous voulions nous lancer – Lyon, Bordeaux, Marseille et autres.
Que cherchiez-vous à obtenir des pouvoirs publics au cours de ces réunions ? Avez-vous tenté d'obtenir la légalisation d'UberPop qui avait été déclarée illégale, décision contre laquelle Uber avait déposé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ? Souhaitiez-vous seulement obtenir l'implantation durable d'Uber ? Avez-vous évoqué des sujets précis comme l'obtention de licences ou l'utilisation des voies de bus ?
La réforme Thévenoud, contrairement à nos attentes, allait durcir l'accès à la profession de chauffeur de VTC. Or nous voulions qu'un maximum de conducteurs se mettent derrière un volant pour conduire des individus, avec le minimum de réglementation, de coûts, de formation, etc. Pour être chauffeur UberPop, il fallait juste avoir un permis de conduire. D'ailleurs, contrairement à ce que nous disions aux gouvernements, aux chauffeurs et au public, les courses UberPop n'étaient absolument pas assurées : notre police d'assurance s'appliquait à toutes les courses Uber aux États-Unis en 2014-2015 mais absolument pas en Europe. Nous avons retiré UberPop du marché à la fois sous la pression de Bernard Cazeneuve mais aussi parce que le ministre de l'Économie nous avait fait comprendre – on parle de « deal » mais je n'aime pas ce mot – que si nous mettions fin à ce service illégal, il nous obtiendrait le type de formation minimale que nous souhaitions dans ses discussions interministérielles avec Bercy et Matignon.
Les chauffeurs d'Uber – hors UberPop – devaient posséder les licences VTC de l'époque. Toutefois, les deux tiers d'entre eux utilisaient la licence non pas VTC mais dite LOTI – loi d'orientation des transports intérieurs –, destinée au transport de plusieurs personnes, par exemple pour emmener les enfants à la piscine après l'école ou pour les personnes handicapées. Nous exploitions ces licences en sachant pertinemment que c'était illégal et parce que nous avions l'espoir que la « loi Thévenoud » nous accorderait ce que nous souhaitions. Mais, de fait, cette loi a entraîné un durcissement de la réglementation, encore accru par la « loi Grandguillaume ». Nous expliquions donc à la France que ses lois n'étaient pas bonnes et que nous continuerions tant que les plus hautes instances judiciaires ou constitutionnelles du pays ne nous auraient pas demandé d'arrêter définitivement.
En dépit des échanges que vous avez eus, d'abord avec la DGCCRF et l'Urssaf, puis avec le ministre de l'Économie et son cabinet, la « loi Thévenoud » a durci le statut des VTC. Quant à la « loi Macron », elle ne comporte pas de disposition relative aux VTC et n'apporte donc pas de changement, n'est-ce pas ?
Je ne me souviens pas exactement de la version définitive mais je pense que non ; nous étions déçus.
Deux amendements ont même été adoptés dans la « loi Macron » qui ont renforcé la « loi Thévenoud » en durcissant le régime de prise en charge par les VTC, encadrant par exemple la possibilité de stationner dans les aéroports. La « loi Macron » a donc renforcé l'encadrement des VTC créé par la « loi Thévenoud ». Puis la « loi Grandguillaume », votée fin 2016, semble vous avoir également déçus.
En anglais, on parle de friction dès qu'il y a une réglementation ou une loi. C'est un obstacle, certes petit, mais tout obstacle a un coût et tout coût sur le dos d'Uber diminue la part de profits que l'on peut distribuer aux dirigeants ou aux investisseurs. Nous ne voulions donc aucune réglementation, raison pour laquelle nous disions que c'était du covoiturage. Nous voulions que tout soit le plus profitable possible.
Avec la « loi Grandguillaume », votée en 2016, nous étions dans un dialogue de sourds. Les bons rapports que nous avions avec le ministre de l'Économie de l'époque étaient donc inespérés. Quand Travis Kalanick l'a rencontré à Davos, en 2016, le ministre a eu le mérite de chercher des solutions. Il a ainsi défendu la création d'un fonds pour compenser la perte de valeur partielle, voire totale de leur licence subie par les chauffeurs de taxi. Cette idée, que d'autres avaient déjà proposée ailleurs dans le monde et que Kalanick avait toujours obstinément refusé de discuter, avait été avancée par Emmanuel Macron lui-même. Un journaliste, Philippe Mabille, qui écoutait la conversation, a publié un article sur ce sujet l'année d'après, dans La Tribune. Le ministre Macron était vu comme l'allié d'Uber mais il essayait d'expliquer à Travis Kalanick que l'on ne pouvait pas tout avoir : si Uber réussissait, il fallait dédommager ceux qui allaient y perdre. Travis Kalanick a refusé, disant que c'était à la France de financer cela par les impôts. Ainsi qu'il l'a dit à Emmanuel Macron, le contribuable français devait financer le désastre que nous, Uber, allions occasionner au secteur des taxis en France.
Vous avez évoqué le conservatisme de certains ministères, peut-être lié à une influence du lobbying des taxis – du reste, si vous voulez en dire un mot, n'hésitez pas. Vous avez dit qu'Emmanuel Macron était animé par l'intérêt du consommateur au regard de la pénurie de l'offre.
C'était un des éléments ; j'en ai souvent discuté avec lui à l'époque, et un peu depuis. Il a très vite été perçu comme un champion de la French Tech, cherchant à démontrer que le succès de la Silicon Valley n'était pas une recette spécifique à San Francisco et que l'on pouvait créer de la croissance en France en aidant des jeunes talentueux. C'était un modernisateur dans un gouvernement qui était parfois tout le contraire.
Nous étions donc ravis – c'était inespéré ! – qu'il prenne sur lui de se faire l'avocat auprès du Gouvernement des réformes nécessaires pour ouvrir le secteur des taxis à la concurrence dans l'intérêt du consommateur et pour montrer que la France n'était pas fermée à la modernisation et à la technologie. Il faisait l'intermédiaire entre nous et Manuel Valls et Bernard Cazeneuve, et je peux comprendre qu'il ait été très frustré que, de son côté, Uber ne fasse pas le moindre pas dans la direction d'un compromis intelligent, pour calmer le jeu et pour trouver une structure de marché permettant la concurrence tout en garantissant aux chauffeurs de taxi qu'ils n'allaient pas perdre le seul bien qu'ils possédaient.
Vous avez récusé le terme de « deal », y compris dans les colonnes du journal Le Monde, ajoutant que c'était l'intervention conjointe de Bernard Cazeneuve et d'Emmanuel Macron qui avait mené à la suspension d'UberPop, avant la décision finale du Conseil constitutionnel de septembre 2015. J'imagine que, par la suite, UberPop n'a plus eu aucune activité en France.
Je n'aime pas le mot « deal » parce qu'il peut donner l'impression au citoyen qu'une valise de billets circule. Ce n'était pas le cas. C'était un accord politique qui n'avait rien d'inacceptable : « Vous arrêtez un service qui nous met à dos toute la France » – sauf les consommateurs et les chauffeurs UberPop –, « et ensuite on pourra dialoguer ». Emmanuel Macron a obtenu de Manuel Valls et de Bernard Cazeneuve une réforme intelligente : elle ne nous accordait pas tout ce que nous voulions mais beaucoup plus que nous n'aurions obtenu sans lui.
Bernard Cazeneuve m'a raconté, des années après, que quand il marchait dans la rue, les chauffeurs de taxi le félicitaient. C'est normal, c'est un homme politique. Il estimait avoir fait ce qu'il devait faire en tant que ministre de l'Intérieur, à savoir défendre les intérêts des acteurs du marché des taxis. Le ministre modernisateur de l'Économie, qui fustigeait, dans les réunions de la gauche européenne, en mai 2015, le conservatisme et l'immobilisme de son propre gouvernement sur la question d'Uber, était lui aussi dans son rôle en défendant l'investissement étranger et les jeunes pousses. On ne pouvait pas taper sur Uber, la start-up la plus connue au monde, et en même temps espérer encourager et soutenir les start-up en France.
Toutefois, ce ne sont pas mes opinions ou mes souvenirs qui ont de l'importance mais les faits et les données contenus dans les mails, les documents, les échanges sur WhatsApp ou par SMS.
Vous n'aimez pas le terme de « deal » – vous l'avez dit aux journalistes du Monde – parce qu'il n'y avait pas de valise de billets, pas de corruption, pas d'enrichissement personnel : chacun était dans son rôle d'encadrement et de régulation, selon vous.
Il y a l'art et la manière : ce n'était peut-être pas le modus operandi typique d'un ministre. Je sais qu'il n'y avait pas de corruption. En revanche, il n'y avait pas non plus de transparence. Le fait que nous ayons pu obtenir, par le biais de Google, de l'énarchie et des potes, un accès direct à l'hôtel des ministres à Bercy, et que nous ayons pu maintenir cet accès alors que nous étions sans le moindre doute dans la plus totale illégalité au regard de la loi sur les transports, de la fiscalité, de l'Urssaf et de la DGCCRF, c'était peut-être peu orthodoxe. Mais il n'y avait à ma connaissance rien d'illégal.
Il nous reste, hélas, à peine plus d'une demi-heure alors que, en tant que rapporteure, j'ai de nombreuses questions à poser, tout comme nos collègues membres de la commission.
Je vous remercie tout d'abord pour la richesse de vos interventions et pour le courage de votre démarche, très utile pour l'intérêt général.
Concernant UberPop, les documents que vous avez transmis permettent de dire que c'est Emmanuel Macron lui-même qui utilise le terme de « deal ». Celui-ci consistait à obtenir du ministre la fermeture d'UberPop en échange d'un abaissement des exigences sur la formation. Il est donc stupéfiant que l'État ne fasse pas interdire une application totalement illégale et ait besoin d'un « deal » pour faire appliquer la loi : c'est bien cela, le problème. L'objectif de l'abaissement de la formation, qui avait pour but de développer un dumping social et d'inonder le marché du transport de personnes, a donc été facilité par la décision publique, dans laquelle Emmanuel Macron a joué un rôle prépondérant. Je vous remercie de nous avoir apporté cette précision puisque ce sont les faits qui nous importent et non les opinions. Notre commission d'enquête est là pour comprendre, sur la base des faits, comment a fonctionné le lobbying, quels ont été les manquements de l'État et le rôle des décideurs publics.
Vous nous avez donné des précisions sur la façon dont ce lobbying a pu approcher directement le ministère de l'Économie. La commission d'enquête vous a demandé d'avoir accès à un certain nombre de documents, notamment les dix-sept échanges évoqués par le consortium des journalistes entre Emmanuel Macron ou ses proches et la société Uber. J'aimerais savoir quel a été le rôle d'Emmanuel Lacresse et si d'autres membres du cabinet d'Emmanuel Macron, notamment Alexis Kohler, ont joué un rôle important. Pouvez-vous revenir sur la façon dont s'organisaient ces échanges ? Quel était votre sentiment sur l'opacité de ces rencontres – à ma connaissance, seul un dîner a été rendu public ?
Tout a changé de manière radicale en ce qui concerne la facilité avec laquelle nous avons pu dialoguer avec le gouvernement français et les agences de l'État avec le mail du 29 septembre 2014 de Francis Donnat à Emmanuel Lacresse, puis avec les échanges que j'ai eus avec ce dernier pour organiser le rendez-vous du 1er octobre. La réunion, à laquelle j'ai participé avec le ministre et Travis Kalanick, a duré une heure trois quarts au lieu de la demi-heure initialement prévue. C'est pour cela que j'ai écrit des pages de notes sur les propos des uns et des autres – Kalanick dit ceci, Macron dit cela, M. Macron donne instruction à Lacresse de dire ceci à la DGCCRF, etc….
Travis Kalanick, qui avait beaucoup de cran, a dit à M. Macron que nous étions harcelés par la DGCCRF sur la supposée déloyauté de notre service à l'égard du monde des taxis. M. Macron a dit, selon mes notes, qu'il faudrait examiner les aspects techniques de la position de la DGCCRF pour s'assurer qu'ils n'étaient pas trop conservateurs. Il a donc donné instruction à son directeur de cabinet adjoint de voir avec la DGCCRF quel était le problème avec Uber, ce qui, d'après mon expérience des cabinets ministériels, était son rôle. Je peux fournir mes notes manuscrites si vous le souhaitez.
Ensuite, nous avons pu travailler de manière très régulière et très rapprochée avec le cabinet, essentiellement lors de réunions à Bercy avec Emmanuel Lacresse, et également par SMS et par mails. Nous avons aussi eu des contacts avec Étienne Chantrel. Emmanuel Macron m'a donné le portable d'Alexis Kohler, que nous devions appeler si nous avions besoin de contacter directement le ministre. Je n'en ai pas abusé – je l'ai fait une ou deux fois –, le travail de fond étant assuré par mon équipe en France, en lien avec Emmanuel Lacresse et les personnes sous son autorité à Bercy.
Ma question portait sur l'opacité de ces échanges avec Emmanuel Lacresse et Emmanuel Macron : personne n'est au courant que ces rencontres sont à l'agenda du ministre. De plus, elles se font contre l'avis même du Gouvernement.
Je souhaite aborder un autre sujet. Vous avez évoqué les discussions actuelles sur la directive européenne sur la présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes numériques, soulignant le double discours de la France dont la position va à l'encontre de cette présomption de salariat. Pouvez-vous expliciter vos propos au regard des forts enjeux à venir ?
J'ai été auditionné par le Parlement européen en octobre dernier, alors qu'il était en train de débattre du texte initié par la Commission européenne visant à fixer, enfin, un cadre réglementaire pour protéger les 28 millions de travailleurs inscrits sur des plateformes en Europe. Le débat a été difficile en raison de la forte résistance de certains groupes politiques mais, in fine, le Parlement européen a adopté ce que les chauffeurs et leurs représentants ont estimé être un bon compromis.
Le Conseil européen doit désormais donner sa version du texte législatif. Or certains pays nordiques s'y opposent car ils veulent au contraire une présomption d'entreprenariat. Si ces États membres obtiennent gain de cause et parviennent à diluer le sens du texte, à chaque fois qu'un chauffeur Uber ou qu'un livreur Uber Eats estimera qu'il n'est pas chef d'entreprise mais a un lien de subordination claire avec sa plateforme, il devra engager un cabinet d'avocats pour saisir les tribunaux. Cela lui occasionnera des coûts énormes et il devra attendre des années avant que le tribunal ne décide s'il est ou non un salarié d'Uber. À l'inverse, la présomption de salariat, contenue dans la version actuelle du texte, impose aux plateformes de démontrer que ces personnes veulent être indépendantes et refusent absolument d'avoir les obligations associées au statut d'employé. Ce sera alors à ces sociétés qui, comme Uber, valent des milliards de dollars en bourse, de recruter des avocats pour prouver qu'il s'agit d'indépendants et non de salariés.
Je rappelle tout cela pour expliquer à quel point je suis choqué. Ayant eu la chance inouïe de faire une partie de mes études en France, à Science-Po et de travailler pour l'industrie française, je sais que ce pays n'est pas parfait mais je suis consterné que ce soit le gouvernement français qui non seulement soutient cette dilution de la présomption de salariat mais également pilote les États membres dans cette démarche. Il en est même le fer de lance : c'était le cas avec le groupe Renew au Parlement européen, c'est maintenant le cas au Conseil européen, sous présidence suédoise – heureusement, la présidence sera bientôt assurée par l'Espagne, qui a adopté sa propre loi pour protéger les travailleurs. Je ne parle pas des droits sociaux dont j'ai bénéficié comme cadre dirigeant du groupe Alcatel – des cotisations pour la retraite et pour l'assurance maladie, un bon salaire, une protection sociale, des congés payés – mais du minimum minimorum social auquel ont droit ces millions de personnes. Utiliser cette commission d'enquête pour évoquer ce point est sans doute opportuniste de ma part mais les chauffeurs ne sont pas là et il est plus compliqué pour eux de parler devant des élus de la République.
Je demande tout simplement, avec le respect et l'amour que j'ai pour la France, de ne pas se battre contre les travailleurs. Pourquoi se plier en quatre pour défendre les plateformes comme Uber quand on sait ce que nous disions au Gouvernement à l'époque et étant donné la réalité des faits sur le plan fiscal ?
J'ai été auditionné par la commission des Finances de la Seconde chambre du parlement néerlandais avant-hier. Je leur ai expliqué que, pour l'essentiel, nous mentions au fisc français. Je peux le démontrer.
Je demande, avec beaucoup de respect et beaucoup d'humilité, à la France de soutenir la version du Parlement européen de la proposition de directive relative à l'amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme.
C'est un sujet dont nous avons parlé et les parlementaires du groupe Renew Europe ont soutenu le projet de directive.
Vous avez mentionné les demandes d'informations faites à la DGCCRF, qui sont aussi relevées par de nombreux articles – dont ceux du journal Le Monde. Savez-vous si cela a été suivi d'effets ?
Je sais que le cabinet du ministre a discuté avec la DGCCRF. Je peux regarder quel est le retour qui nous en a été fait. C'était soit un rapport à la suite d'une réunion avec Bercy soit un échange de courriels. Nos consultants dialoguaient aussi en permanence avec le chef de service de l'époque, Stanislas Martin.
Nous n'avions pas mis tous nos œufs dans le même panier. Nous essayions de calmer le jeu par le biais du cabinet à Bercy, de nos consultants et du cabinet Bredin Prat. Pour la jeune équipe qui pilotait nos opérations en France – mais aussi celles tout aussi illégales en Espagne et en Belgique notamment – il était assez stressant de subir constamment des descentes et des perquisitions.
Ces descentes et perquisitions ont-elles continué après ces rendez-vous ? Y avait-il une pression de l'administration fiscale ?
La pression de l'administration fiscale était énorme. Nous étions basés au Pays-Bas, ce qui était légal à l'époque – même si ce n'était pas moral. Nous payions l'impôt sur les sociétés dans ce pays. Nous disions qu'Uber France SAS était une petite société qui s'occupait de marketing et qui faisait de la promotion sans avoir de prise sur les décisions, et que les opérations étaient dirigées depuis Amsterdam et non Paris. C'était faux.
Avec la croissance rapide du nombre de véhicules Uber dans les rues de Paris, le fisc s'est rendu compte que les chauffeurs ne payaient pas l'impôt sur le revenu et qu'Uber France SAS était peut-être un faux nez. L'Urssaf a aussi effectué des perquisitions au titre des cotisations sociales. Cela a conduit à des litiges devant les tribunaux.
Les perquisitions sont devenues tellement habituelles en France que Salle Yoo, à l'époque directrice juridique à San Francisco, et Travis Kalanick nous ont ordonné de mettre en place le fameux « kill switch » pour que les forces de l'ordre et les agences de l'État ne trouvent qu'un écran noir en allumant les ordinateurs. Nous faisions donc un peu d'obstruction pour empêcher l'accès aux données.
Ma question était la suivante : vos demandes d'interventions auprès des décideurs publics de l'époque ont-elles fait cesser ou ralenti l'intérêt légitime de l'administration fiscale ou les perquisitions contre Uber ?
Il n'y a pas eu d'instructions politiques, en tout cas qui ait porté des fruits. Le fisc, l'Urssaf et la police ont continué à mener des opérations concernant UberPop mais aussi d'autres services d'Uber.
Vous avez eu de nombreux contacts avec le ministre Emmanuel Macron au cours desquels vous avez pu vous entretenir, dans l'intérêt d'Uber, des conditions de dumping social et du nivellement par le bas de la formation, mais aussi des problématiques liées à la DGCCRF ou à la fiscalité.
Avez-vous eu ce type de discussions ou des contacts aussi directs et poussés avec d'autres ministres de l'époque ?
Nous n'avons pas eu le même rythme de discussions ni la même facilité d'accès avec d'autres ministres qui étaient concernés.
Il s'agissait du ministère des Transports, de celui de l'Intérieur – compétent en matière de taxis – et de Bercy – compétent s'agissant de la croissance, de l'investissement, de la concurrence et de la consommation mais aussi pour soutenir l'industrie française, notamment grâce à des investissements étrangers.
Travis Kalanick et moi-même avons bénéficié d'un dialogue privilégié, avec des réunions et beaucoup d'échanges de SMS. À l'époque, il était rare d'avoir le « 06 » de décideurs politiques. C'était aussi une approche plus moderne.
Je ne peux pas me mettre à la place du ministre de l'époque – président actuel –, mais je pense que sa vision était cohérente, si on met de côté l'aspect illégal de l'activité d'Uber et le fait que nous mentions au fisc, même si je sais que c'est difficile. En 2008, il avait été le rapporteur de la commission présidée par Jacques Attali – que je connais par ailleurs. Il avait ensuite présenté le projet de loi qui porte son nom pour secouer les conservatismes dans certains métiers qui résistaient à l'ouverture à la concurrence et qui étaient des chasses gardées. Soutenir une solution type Uber qui concurrence le monopole détenu par André puis Nicolas Rousselet était cohérent d'un point de vue philosophique et politique.
Il ne m'appartient pas de commenter le pourquoi et le comment si l'on prend en considération dans ce débat les questions relatives à l'illégalité, au fisc, à l'Urssaf et à la DGCCRF.
S'agissant des différents cabinets de lobbying et d'avocats qui travaillaient pour Uber, vous avez insisté sur le fait qu'il ne fallait pas se focaliser sur Fipra car une multitude de cabinets intervenaient.
Pourriez-vous revenir sur le rôle joué par le cabinet iStrat ? Quels sont les moyens qu'Uber a déployés par son intermédiaire pour favoriser son activité en France, notamment en ce qui concerne les relations avec des économistes et des médias ? Avez-vous rencontré Olivia Grégoire à cette occasion et savez-vous le rôle qu'elle jouait alors ?
Au début de l'audition, j'ai seulement dit que je ne comprenais pas pourquoi on ne citait nommément qu'une agence alors qu'il y en avait pléthore. Et j'ai ajouté que la réglementation française et européenne impose des obligations aux lobbyistes, qui doivent s'inscrire sur des registres et indiquer pour qui ils travaillent aux responsables qu'ils rencontrent – à charge pour ces derniers et leurs équipes de faire la transparence sur les réunions auxquelles ils participent.
Mais lorsque vous êtes avocat, vous n'êtes pas soumis à la même réglementation. Mme Samman par exemple, qui travaillait conjointement avec M. Guichard, le représentant de Fipra en France, ne réalisait pas un travail d'avocate pour nous – loin de là. Elle faisait un travail de lobbying. Elle rédigeait avec son équipe les amendements que nous donnions ensuite aux députés.
Les membres du cabinet Bredin Prat effectuaient quant à eux un travail d'avocat dans le cadre des procédures judiciaires. Comme vous le savez, les dirigeants d'Uber France et d'Uber en Europe, Thibaud Simphal et Pierre-Dimitri Gore-Coty, avaient été arrêtés par la police et mis en garde à vue. Après le procès en première instance et en appel, le dossier est maintenant devant la Cour de cassation. Il y avait donc de la matière pour un cabinet d'avocats.
Pour ce qui concerne les relations avec les économistes, on avait des suggestions de différents cabinets mais on passait directement par les Bouzou et autres.
Pour les relations avec les médias, j'avais Maurice Lévy et son équipe de Publicis. Il y avait aussi APCO.
Xavier Niel nous avait donné des conseils. Nous avions sollicité l'ancien directeur général de la compagnie G7, dont le nom m'échappe, et beaucoup travaillé avec lui. Bernard Attali, banquier d'affaires, travaillait pour nous. Nous avions sollicité Thierry Breton.
C'était l'élite dans les domaines politique, juridique et de la communication – nous avons beaucoup travaillé avec Stéphane Fouks.
Notre budget était disproportionné pour une start-up. L'activité que j'ai pilotée dans le monde a représenté 90 millions de dollars pour l'année 2016 – sans compter les dépenses liées aux avocats.
Nous avons pu prendre connaissance de ces sommes mais nous n'avons pas pu identifier la part utilisée en France. Pouvez-vous nous en fournir une estimation ?
Je consulterai les factures et je vous fournirai le résultat du calcul. Je devais approuver tous les budgets.
Pour revenir aux agences et cabinets d'avocats que j'ai mentionnés : ces gens-là faisaient leur travail, de manière honorable, légale et légitime.
Je le dis avec beaucoup de respect : c'est au législateur qu'il appartient d'établir les règles qui doivent gouverner le lobbying – c'est-à-dire l'approche des pouvoirs publics à tout niveau.
Vous m'avez posé une question sur iStrat. Je ne connais pas personnellement Mme Grégoire. Je ne suis pas certain qu'elle travaillait alors dans cette agence. En tout cas, elle n'apparaît pas dans les courriels. C'est Thibaud Simphal, le dirigeant d'Uber France, qui a engagé l'agence iStrat, dirigée par un dénommé Matthieu Creux.
Cette agence a travaillé avec nous pour organiser des pétitions afin de démontrer au Gouvernement que le public, les citoyens et les électeurs voulaient Uber, alors que Beauvau et Matignon s'obstinaient. Pour les relations avec les journalistes, nous avions APCO, Publicis et Havas, dont c'était le travail.
Tous ce que nous avons fait avec les économistes est écrit noir sur blanc dans l'enquête parue dans le journal Le Monde en juillet dernier. Évidemment, j'ai tous les contrats et les courriels avec ces économistes qui enseignent notamment à la faculté de Toulouse.
Vous décrivez bien un écosystème très oligarchique qui permet à Travis Kalanick d'entrer en contact avec les décideurs politiques, et notamment le ministre de l'Économie, par l'intermédiaire de personnalités très influentes dans le monde économique – vous avez cité Xavier Niel et Attali. Vous avez aussi décrit le rôle des membres de son cabinet.
Lorsque nous l'avons auditionnée, Thaima Samman a tenu un discours qui visait à montrer qu'elle avait joué un rôle de juriste d'affaires et d'avocate d'affaires et qu'elle était donc soumise au secret professionnel.
Elle a dit qu'elle était avocate mais elle n'a jamais dit qu'elle faisait du M&A (Mergers & Acquisitions) ou du deal pour Uber.
En tout cas, elle a dit qu'elle était soumise au secret professionnel et qu'elle ne pouvait rien divulguer. Il y a plus qu'une ambiguïté. Vos documents nous permettront peut-être de mieux comprendre la nature des commandes.
Par ailleurs, pourriez-vous nous transmettre la liste nominative des députés auxquels on a fourni des amendements ? Nous pourrons ainsi mieux comprendre le rôle des différents cabinets dans ce type de lobbying.
Je souhaiterais que vous précisiez davantage la manière dont ont été instrumentalisés des économistes comme Augustin Landier, David Thesmar et Nicolas Bouzou, à qui l'on demandait des études sur mesures et non des travaux de recherche approfondie et objective. Leurs articles permettaient de défendre Uber dans la bataille de l'opinion.
Notre commission a bien évidemment déjà auditionné des représentants des chauffeurs VTC, des livreurs de plateformes et des chauffeurs de taxi afin d'aborder la question de la présomption de salariat. Nous avons aussi entendu les responsables de la direction générale du travail et allons recevoir les différents acteurs clés et administrations compétentes, dont l'Urssaf et la DGCCRF. Cela permettra d'analyser les manquements de l'État face aux pratiques illégales d'Uber depuis son implantation en France.
L'agence de Thaima Samman était l'une de celles, nombreuses, que nous utilisions pour le travail de public policy dont j'étais le responsable. Je n'étais pas le directeur juridique. Elle n'effectuait pas un travail d'avocate pour Uber mais elle pouvait faire un travail de juriste en interprétant les textes et en nous aidant à rédiger des amendements. Elle avait aussi un carnet d'adresses qui s'étendait aux agences de l'État et aux cabinets ministériels. Elle était impliquée en politique depuis longtemps et ses conseils et son expérience nous ont été très utiles. Elle a fait son travail et a été rémunérée pour cela mais il ne s'agissait pas d'un travail d'avocat, même si elle-même et sa collaboratrice le sont.
Il ne m'appartient pas de déterminer ce qui doit être protégé par le secret professionnel. Vous connaissez mon point de vue sur le fait que les avocats peuvent échapper à la réglementation et à la déontologie imposées aux lobbyistes.
Même si un élu est convaincu par vos arguments, il a aussi d'autres dossiers à traiter. Il faut donc aider les députés ainsi que leurs équipes – les députés disposent de peu de moyens humains pour les aider à faire leur travail. On leur fournit donc des propositions d'amendements, des données et des études. Ensuite, un député peut de manière honorable déposer cet amendement clé en main sans le modifier parce qu'il est convaincu qu'il est bien ficelé. Il peut aussi être pris par le temps. Je ne peux pas parler à la place des députés concernés.
Vous m'avez demandé une liste assez fournie de documents, madame la rapporteure. Je vais bien entendu vous les transmettre mais cela prendra peut-être un peu plus de quinze jours. Je vous transmettrai la liste des députés avec lesquels nous avons eu des relations à l'occasion des discussions sur les lois dites « Macron », « Thévenoud » et « Grandguillaume », ainsi que le détail du rôle de chacun.
J'en viens aux économistes. Pour contrer ce que disaient des sociétés comme G7 ou des responsables politiques conservateurs et hostiles à toute réforme, nous voulions démontrer la valeur ajoutée d'Uber pour l'économie et la société. Il fallait donner corps à nos déclarations avec des chiffres et des études. Nous avons donc engagé des économistes.
Ces derniers auraient-ils dû dire de manière beaucoup plus claire qu'ils avaient été payés ? Je pense qu'ils ont le droit de travailler et d'être payés. On sait qu'aux Rencontres économiques organisées chaque année à Aix-en-Provence par le Cercle des économistes, des économistes parlent en leur propre nom alors qu'ils sont payés depuis des décennies par telle ou telle entreprise. Il y a peut-être un peu de mélange des genres qu'il faudrait assainir avec davantage de transparence. Travailler pour Uber ou BNP Paribas n'est pas forcément illégal ou immoral mais il faut simplement le dire.
MM. Landier, Thesmar, Bouzou et autres ont effectué des travaux qui nous ont ensuite permis de montrer aux décideurs politiques français que leurs propres économistes confirmaient ce que nous disions. Comme nous sélectionnions attentivement les données d'Uber fournies aux économistes, le résultat de leurs études était conforme à la commande.
J'ai bien compris qu'une partie des activités d'Uber étaient illégales et relèvent, à ce titre de la justice, tandis qu'une autre s'inscrit dans une culture d'entreprise condamnable du point de vue éthique et moral.
Vous avez évoqué vos rencontres et celles de vos collaborateurs avec l'Urssaf et la DGCCRF. Quels en étaient les objectifs ? S'agissait-il d'obtenir des rescrits fiscaux ou des modifications législatives ? Qu'avez-vous obtenu ?
Vous avez insisté sur la nécessité d'un lobbying transparent et réglementé. L'un des objectifs de cette commission d'enquête vise précisément à essayer d'améliorer les choses en la matière. Quelles sont vos propositions ? Faut-il s'appuyer sur le modèle d'un pays qui aurait retenu votre attention cet égard ?
Pensez-vous qu'Uber a évolué tant en ce qui concerne les conditions de travail que s'agissant des actions de lobbying ?
Avez-vous été remplacé ? Et si oui, quelles sont les activités de la personne qui vous a succédé ?
Beaucoup de rencontres très diverses ont eu lieu avec la DGCCRF et l'Urssaf car elles estimaient que nos opérations posaient problème d'un point de vue légal. L'Urssaf considérait que nous organisions du travail dissimulé. Toutes ces administrations voulaient l'identité de nos chauffeurs pour pouvoir prélever l'impôt sur le revenu, la TVA et les cotisations sociales. Or nous ne voulions absolument pas que les autorités obtiennent les données sur nos chauffeurs ; nous prétendions que nous voulions les protéger. En fait c'était pour des raisons égoïstes car si l'un d'entre eux était poursuivi et condamné, il allait arrêter de travailler pour Uber et la stratégie de l'entreprise s'effondrerait.
La DGCCRF estimait non seulement que nos opérations n'étaient pas conformes à la loi sur les transports mais qu'en plus nous faisions une concurrence déloyale aux compagnies de taxis et aux VTC autorisés et formés.
Tous les éléments issus des contacts avec les administrations étaient rapportés à Thibaud Simphal, qui dirigeait les opérations pour la France, et ensuite à Pierre-Dimitri Gore-Coty, qui donnait les instructions pour la France et pour l'Europe. Ils pilotaient le dossier avec les avocats de leurs équipes, dont ceux du cabinet Bredin Prat. Je ne sais pas où en sont les procédures engagées par la DGCCRF. Aux Pays-Bas, où est installé le siège international d'Uber, après des années de poursuites le procureur du royaume a décidé de passer un accord qui inflige à la société la peine maximale pour ses pratiques illicites.
Selon mon expérience, ce n'est pas mieux ailleurs en Europe en ce qui concerne le lobbying – et surtout pas aux États-Unis. Il n'y a pas une réglementation en particulier qui mérite d'être copiée. Travaillant avec le Parlement européen depuis des décennies, je pense que le scandale impliquant le Qatar n'est peut-être que la partie visible de l'iceberg – hélas !
Les fautifs constituent cependant une infime minorité. La plupart des parlementaires, européens comme français, sont honnêtes. Il faudrait peut-être éviter le cumul du mandat avec un autre métier. Entre un tiers et un quart des parlementaires européens continuent, en effet, à exercer une activité professionnelle, dont celle d'avocat. Je ne me permettrai pas de commenter la situation s'agissant de l'Assemblée nationale. Quitte à choquer le contribuable, j'estime qu'il faut que l'on puisse vivre de son indemnité d'élu, tant au niveau national qu'européen. Cela évitera les confusions et les irrégularités – voulues ou accidentelles.
Je vous invite à prendre connaissance des propositions déjà faites par des ONG comme Transparency International. Alberto Alemanno, professeur à HEC, en fait également depuis des années. Il y a de la matière. Contrairement à nos économistes, les auteurs de ces propositions ne sont pas payés par des intérêts privés.
Les responsables d'Uber disent qu'ils ont changé. Mais la première chose qu'ils ont faite quand il est apparu que j'étais la source de l'enquête parue le 11 juillet a été de donner instruction à leurs avocats d'intenter un procès contre moi. Ils disent à présent qu'ils ne vont pas le faire. On verra. Mais je ne vais pas me taire, même s'il faut aussi que je passe à autre chose. Tant que des autorités parlementaires ou judiciaires auront besoin de mes données ou de mon témoignage, il est évidemment de mon devoir de répondre à leurs demandes.
Uber n'a pas changé. Même si une partie des dirigeants sont partis, la moitié des plus importants de l'époque est restée. Il suffit de voir comment les chauffeurs continuent d'être traités. Uber est prête à dépenser des millions de dollars pour se battre contre eux dans les tribunaux français, italiens, britanniques ou californiens, afin de priver ces gens de leurs droits les plus élémentaires – peut-être parce que les dirigeants savent que si la présomption de salariat était retenue leur modèle économique ne tiendrait absolument plus la route, en tout cas pour ce qui concerne les transports. Il ne serait plus possible de continuer à faire du dumping sur le marché. Selon moi, cette société n'a pas changé. Et c'est une conclusion que je tire de mon expérience personnelle depuis la publication de l'enquête par la presse.
Plusieurs personnes ont occupé mon poste depuis que je suis parti. J'imagine que vous allez entendre les personnes les plus pertinentes, c'est-à-dire les deux responsables d'Uber respectivement pour la France et pour l'Europe à l'époque. Je me permets de vous indiquer qu'entendre des gens qui n'étaient pas en fonction au moment des faits serait probablement du temps perdu pour votre commission.
Les responsables de l'époque mais aussi actuels peuvent nous intéresser. Il importe en effet pour la commission d'enquête de savoir comment le lobbying était organisé et pourquoi l'État a, à ce point, manqué à son devoir de faire respecter les lois de la République. Quels ont été les contacts avec les décideurs publics au plus haut niveau – comme Emmanuel Macron, alors ministre de l'Économie ? Mais il importe aussi de savoir si ce lobbying et les manquements de l'État perdurent, et de quelle manière.
C'est la raison pour laquelle nous sommes intéressés par les noms de responsables de l'époque que vous pourriez suggérer par écrit ultérieurement. Je retiens par exemple celui d'Emmanuel Lacresse qui était le directeur-adjoint du cabinet du ministre de l'économie.
Monsieur le président, je souhaite que la commission se réunisse prochainement pour décider de la liste des personnes qu'il faut encore auditionner alors que nous en sommes à la moitié de nos travaux. Cela devrait d'ailleurs se faire de manière transparente, en retransmettant cette réunion afin que ceux qui nous regardent puissent voir comment les décisions sont prises.
Des amendements ont été rédigés par Uber et ont été envoyés par Thibaud Simphal, alors directeur général d'Uber France, à Luc Belot, député PS du Maine-et-Loire. Vous avez eu des échanges de courriels avec Emmanuel Macron à ce sujet. Pourriez-vous nous dire qu'elle a été son degré d'implication ou celui de son entourage pour appuyer ces amendements ?
Après avoir arrêté de travailler comme salarié d'Uber, avez-vous eu une activité de conseil pour cette société ? Aviez-vous encore un lien avec Uber lorsque vous avez levé des fonds pour le lancement de La République En Marche ?
Entre 2014 et 2016, Uber France avait des relations avec plusieurs députés et sénateurs. M. Belot était un député très important pour nous parce qu'il était philosophiquement d'accord avec les ambitions de notre société. Je sais que MM. Simphal et Belot échangeaient régulièrement des SMS et des courriels. M. Belot était farouchement opposé à UberPop – le contenu des messages le démontre – mais il était tout à fait disposé à nous aider à obtenir la réforme que nous souhaitions pour faciliter l'accès à la profession de chauffeur de VTC.
Je peux fournir tous les éléments relatifs aux amendements et aux échanges avec les députés, comme cela m'a été demandé par la rapporteure.
M'avez-vous interrogé sur le degré d'implication du député Belot ou du ministre de l'époque ?
Le nom de M. Belot était mentionné lors des différentes rencontres avec le ministre de l'époque – c'est ce qui figure dans les notes que j'ai prises.
Par la suite, nos équipes en France ont travaillé avec M. Lacresse et d'autres membres du cabinet. Le ministre a défendu dans l'hémicycle le texte qui porte son nom. Les échanges de courriels permettraient de mesurer son degré d'implication même si je ne sais pas à quelle échelle on peut se référer pour cela. Il était informé de l'avancée des travaux entre Uber et certains députés directement par nous lors de réunions et indirectement par son directeur de cabinet adjoint.
Je pense que la plupart des amendements l'ont été. En séance, le ministre avait jugé utiles certains amendements, y compris certains déposés par M. Belot.
Concernant ma vie après Uber, étant en conflit permanent avec le fondateur et le PDG de la société, j'ai décidé, même si je n'ai rien d'un entrepreneur, de créer deux petites sociétés, dont une de conseil. Je suis spécialisé dans le domaine de la technologie et des télécommunications.
Comme vous le savez, je suis non seulement francophone mais aussi très francophile. Je paye des impôts en France mais je ne peux pas y voter. J'étais vraiment impressionné par le jeune candidat Emmanuel Macron en 2016. Nous étions nombreux à être séduits par ses promesses, sa fraîcheur, son dynamisme mais aussi par son projet. Je pouvais contribuer à sa campagne à hauteur de 7 500 euros par année fiscale, ce que j'ai fait en 2016 et 2017 à partir de mes deniers personnels. Je ne percevais plus aucun revenu d'Uber – je n'avais même plus aucun revenu.
Emmanuel Macron m'a dit de me mettre en rapport avec Christian Dargnat qui présidait l'association de financement d'En Marche. Comme il ne s'était pas présenté devant les électeurs auparavant, le candidat Macron n'avait pas droit à des financements publics. J'ai donc travaillé avec Christian mais je n'ai pas participé à la création de La République en marche. J'ai donné un coup de main, surtout en ce qui concerne les Français de l'étranger qui avaient réussi et qui étaient installés à Londres ou à San Francisco, afin de les pousser à contribuer dans les limites fixées par la loi – 7 500 euros par personne et 15 000 par foyer fiscal. J'ai organisé quelques dîners. J'ai assisté à un dîner organisé chez lui par Stéphane Boujnah, président d'Euronext, pour collecter des fonds auprès des grands patrons français.
On peut être pour ou contre Emmanuel Macron et son projet mais tout cela était à ma connaissance parfaitement réglementé. C'est très différent de la folie que l'on observe aux États-Unis où le fric peut vraiment acheter les politiques.
J'ai continué à avoir des échanges par texto avec le candidat, président par la suite. Je ne finance pas La République En Marche et je n'ai jamais contribué au financement d'un autre parti politique. Les journalistes qui ont eu accès à l'ensemble de mes données, y compris personnelles, ont fait un travail approfondi et peuvent vous confirmer mes propos.
Absolument.
J'ai démarché l'ensemble de mon réseau pour contribuer à la campagne, dans le respect de la loi. J'étais assez embêté que le patron d'Uber France et le patron d'Uber en Europe, français, ne veuillent pas contribuer…
Vous avez dressé un portrait saisissant des pratiques illégales d'Uber en France comme dans d'autres pays. Vous vous êtes aussi livré à un plaidoyer pour un meilleur statut des chauffeurs et pour reconnaître leur statut de salariés.
Mais revenons à cette époque et aux millions qui ont été dépensés.
Vous avez déclaré avoir été très déçu par la « loi Thévenoud » qui a renforcé le cadre juridique des VTC, alors que vous aviez déjà des contacts avec les décideurs publics – dont Emmanuel Macron. Vous êtes déçu par la « loi Macron », qui renforce un peu la « loi Thévenoud », puis par la « loi Grandguillaume » fin 2016 – donc après le départ de certains des dirigeants dont nous avons parlé. Les amendements que vous proposez ne sont pas retenus. Malgré vos demandes et vos interventions, la pression totalement légitime de l'administration fiscale envers Uber et les perquisitions continuent, voire s'accentuent. Quand vous rencontrez M. Cazeneuve et M. Macron pour parler d'UberPop, vous vous faites engueuler. Et vous démissionnez à un moment où vous êtes encore protégé par des gardes du corps – ce qui montre l'ambiance qui existait dans le pays au sujet d'Uber.
Comment ne pas s'interroger sur l'efficacité des millions dépensés et des pratiques de lobbying d'Uber en France pendant cette période ?
Ces millions ne sont pas allés dans les poches des politiques mais, de manière légitime, dans celles des avocats, des lobbyistes, des agences de communication et des économistes.
On peut en effet se dire : « Tout ça pour ça ? »
Au lieu des réformes souhaitées, on se retrouvait avec un casse-tête invraisemblable pour des années. La « loi Grandguillaume » était vraiment un camouflet pour Uber qui avait pensé que la France allait enfin se réformer et que l'accès au ministre Macron allait changer la donne, mais lui a démissionné et a décidé de faire autre chose de sa vie.
Selon moi, nous avons vraiment raté le coche lorsqu'il nous a proposé une solution intelligente, qui consistait à créer une caisse de compensation pour les chauffeurs de taxi, qui n'aurait pas été alimentée seulement par Uber. On gagnait déjà des milliards à travers le monde, sans reverser un seul euro au fisc français – ni d'ailleurs au fisc néerlandais.
Beaucoup d'argent a été dépensé pour peu de résultats concrets en matière de textes législatifs et de réglementation.
Il faudra considérer deux périodes différentes.
Jusqu'en 2017, les demandes d'Uber rencontrent un écho favorable à Bercy mais Emmanuel Macron est isolé car le Gouvernement ne partage pas son avis. On assiste à des tentatives pour défendre les intérêts d'Uber mais deux lois seront votées à l'initiative du Gouvernement contre l'avis de Macron.
Après 2017, les décrets d'application des lois « Thévenoud » et « Grandguillaume » mettront des années à être publiés. L'administration est défaillante en matière d'infractions en matière de droit du travail, fiscal et de la concurrence. Comme l'ont montré les auditions déjà réalisées, les manquements de l'État se poursuivent dans la durée.
Cela révèle un grave problème démocratique.
Nous avions dit à M. Macron que nous allions créer des dizaines de milliers d'opportunités économiques – nous ne parlions pas d'emplois – en avançant que les chauffeurs venant des quartiers défavorisés allaient devenir des entrepreneurs.
Je suis déçu que le Président de la République ait réagi en juillet 2022 en s'appuyant sur un argument qui n'est pas fondé : nous n'avons pas créé des emplois. Il a reçu en 2017 à l'Élysée le nouveau PDG d'Uber, Dara Khosrowshahi, qui pilote une société qui continue à piétiner le droit social français – sans parler du droit fiscal.
Je n'ai pas qualité pour interpeller le Président de la République mais je demande simplement que l'on reconnaisse qu'il ne s'agit pas de création d'emplois.
La commission d'enquête entend ensuite M. Jacques Attali, président de la commission pour la libération de la croissance française.
Nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui Jacques Attali, que l'on ne présente plus et qui, parmi ses nombreuses activités, a présidé la commission pour la libéralisation de la croissance française...
« Libération », et non pas « libéralisation ». Je m'étais beaucoup battu pour cette dénomination.
Bien sûr, toutes mes excuses : la commission pour la libération de la croissance, entre juin 2007 et janvier 2008.
Je vous souhaite la bienvenue et vous remercie pour votre présence afin de nous éclairer sur des travaux anciens mais qui restent manifestement d'actualité.
En juin 2007, le président Nicolas Sarkozy vous demande de constituer une équipe et de rédiger un rapport pour fournir des recommandations et des propositions destinées à relancer la croissance économique en France. Après six mois de travaux, la commission a rendu son rapport le 23 janvier 2008. Il préconisait de « supprimer les rentes, de réduire les privilèges et de favoriser les mobilités ».
Même si de nombreux secteurs d'activité sont évoqués dans ce rapport, en ce qui concerne le secteur de la mobilité la proposition 209 préconisait « une ouverture complète du marché des taxis et des véhicules de petite remise parisiens », de nature à « créer 35 000 à 45 000 emplois ».
Si nous vous auditionnons quinze ans après la remise du premier rapport de cette commission, c'est qu'il est ressorti des premières auditions de notre commission d'enquête que cette recommandation a ouvert un débat au sujet des licences de taxis et de l'ouverture à la concurrence du secteur des taxis avant même l'arrivée des acteurs auxquels nous nous intéressons de près : Uber et les différentes plateformes de véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC).
Notre commission d'enquête a deux objectifs : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour s'implanter en France ainsi que le rôle des décideurs publics de l'époque, et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre les décideurs publics et les représentants d'intérêts ; d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France ainsi que les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics.
Votre point de vue sur les débats de l'époque – voire les débats qui ont précédé la remise de votre rapport – nous intéresse car les questions de la pénurie de l'offre de transports particuliers de personnes en France, notamment à Paris, et de leur régulation préexistaient à l'arrivée et au lobbying des plateformes. C'est la raison pour laquelle nous souhaitions connaître votre point de vue sur les débats qui ont suivi, liés à l'implantation d'Uber et des autres acteurs de VTC.
Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Jacques Attali prête serment.)
Je vous remercie de cette occasion de revenir quinze ans en arrière.
Tout d'abord, homme de gauche, je ne pouvais accepter la présidence de cette commission – et le petit échange précédent sur son nom l'a bien montré – qu'à la condition qu'elle soit bipartisane ; ce que le président de l'époque, Nicolas Sarkozy et son Premier ministre ont parfaitement accepté.
J'étais donc libre, premièrement, d'en choisir les membres ; je n'ai subi aucune pression pour tenter de m'imposer qui que ce soit. Cette commission bipartisane, aussi équilibrée, que possible était composée de leaders syndicaux, patronaux, d'intellectuels et d'étrangers.
Ensuite, j'avais demandé d'écrire moi-même la lettre que m'enverraient le Président et le Premier ministre, ce qu'ils ont parfaitement respecté.
Enfin – et ce fut l'un des points les plus discutés –, je souhaitais choisir moi-même les rapporteurs de la commission de façon à ne pas me laisser imposer quoi que ce soit par les pouvoirs publics.
Ces conditions ont été respectées. Nous avons pu travailler librement.
La commission a rendu un rapport unanime, consensuel. Nous ne l'avons jamais voté au sens propre mais j'ai tout fait en tant que président pour que nous n'inscrivions aucune proposition qui ne soit pas acceptée par tous. Inutile de dire que la question des taxis était très accessoire, presque minuscule, par rapport à tous les sujets que nous avions à traiter. Ce n'était qu'une proposition parmi les 316 que nous avions présentées mais nous avions conscience qu'elle ferait grand bruit – ce qui n'a pas manqué, puisque des manifestations de taxis ont éclaté le soir même de la remise du rapport –, au point que l'un de nos débats avait porté sur le fait même de traiter du sujet craignant que cette question ne noie tous ceux que nous avions à traiter par ailleurs. Je rappelle incidemment que, parmi les nombreuses autres réformes radicales que nous avions proposées, l'une concernait la retraite par points.
S'agissant des taxis, j'ai, sur ce sujet comme sur bien d'autres, refusé d'entendre le point de vue de qui que ce soit. Je n'ai pas auditionné les compagnies de taxis ni accepté de les recevoir. Je dois d'ailleurs reconnaître qu'elles ne me l'ont pas demandé. C'est tout à leur honneur. Même si André Rousselet était un ami personnel, personne ne m'a rien demandé. Cela s'est passé très élégamment.
Notre préoccupation a donc été de faire en sorte que ce sujet ne cannibalise pas la totalité du rapport – ce sur quoi nous avons un peu échoué puisqu'il est souvent question des taxis lorsque cette commission est évoquée – et d'essayer de trouver une solution simple.
Les taxis étaient trop peu nombreux à Paris. Il en fallait plus. Il fallait donc plus de plaques, sans que cela nuise à ceux qui en possédaient une. La solution était simple : créer les conditions pour délivrer plus de plaques et indemniser ceux qui risquaient d'y perdre. Telle fut notre proposition, qui prévoyait une réglementation beaucoup plus sévère pour les « voitures de place », comme on les appelait à cette époque.
Même si je n'ai pas approfondi la question par la suite, j'ai toujours pensé que si les syndicats de taxis avaient accepté cette proposition, leur situation eût été meilleure que ce qu'elle a été lorsqu'ils ont ensuite été confrontés au tsunami des plateformes – mais tel a été leur choix. Nous avions proposé de créer quelques milliers de plaques. Il en manquait 6 000 à Paris à cette époque ; en tout cas, 6 000 personnes en demandaient une. Nous avions proposé d'en créer autant que nécessaire mais il se serait agi de plaques incessibles, c'est-à-dire sans valeur marchande.
Dans les circonstances politiques, culturelles et technologiques de l'époque, c'était la seule solution qui pouvait être proposée mais, je le répète, cela ne concernait qu'un aspect tout à fait particulier et minuscule de ce rapport.
Ce rapport comportait en effet des centaines de propositions relatives à de très nombreux secteurs qui constituaient une source potentielle de créations d'emplois, si on les ouvrait, les modernisait ou les libérait.
Pourriez-vous nous parler de la réaction politique et de celle des chauffeurs de taxi ? Après avoir reçu votre rapport, le président Sarkozy avait, me semble-t-il, tenté de suivre vos recommandations.
Au moment de son élaboration, ce rapport a été l'objet d'une forte publicité. La séance inaugurale de la commission a été retransmise en direct à la télévision, tous les débats ont été suivis de façon très approfondie, et la séance de remise du rapport à l'Élysée a également été diffusée en direct. Le président Sarkozy avait indiqué qu'il l'approuvait et qu'il appliquerait toutes les propositions, sauf trois. Dans mon souvenir, parmi ces trois, la première concernait la décentralisation et portait sur les rapprochements entre communes et communautés de communes. J'ai oublié la deuxième, qui ne concernait pas les taxis et me reviendra peut-être par la suite. La troisième portait sur la vente en grande surface des médicaments ne nécessitant pas une ordonnance.
Le président avait dit que toutes les autres propositions seraient appliquées, dont celle relative aux taxis. Il n'entrait pas dans notre rôle d'assurer un service après-vente. Toutefois, six mois ou un an plus tard, nous avons rédigé un rapport de suivi dans lequel il n'était plus question des taxis puisque, assez vite, le Gouvernement avait indiqué qu'il n'appliquerait pas la proposition les concernant.
Il y a dû avoir un lobbying énorme des syndicats et peut-être aussi des propriétaires. C'était visible : il y avait des blocages partout. Ma vie personnelle n'était pas facilitée non plus, même si je ne m'étais pour ma part pas occupé de ce sujet. J'avais chargé un groupe de travail, composé de trois membres de la commission, de traiter cette question.
Le Gouvernement a considéré – sans doute à juste titre – que cela créerait un abcès de fixation qui empêcherait de voir le reste. Nous étions assez nombreux au sein de la commission à penser qu'il aurait mieux valu ne pas traiter cette question. Cela aurait été une forme de lâcheté – ce qui explique que nous ne l'ayons pas évitée – mais cela nous aurait permis de nous focaliser sur le reste.
Je n'ai pas été informé autrement que par la presse du fait que notre proposition n'était pas prise en compte.
Lorsque nous avons rencontré des représentants syndicaux des taxis, nous avons évoqué l'insuffisance de l'offre par rapport à la demande. Vous parlez de 6 000 plaques et des emplois qui auraient potentiellement été créés. Votre analyse était que l'offre en France était insuffisante en raison de la régulation, si l'on comparait aux exemples fameux d'autres capitales comme Londres et New York, mais également Madrid ou Berlin.
C'était une évidence : à l'époque, personne ne trouvait un taxi à Paris. Le manque de plaques était avéré. Les chiffres que vous venez de rappeler l'indiquaient mais c'était aussi perçu par tous.
Une plaque valait très cher. Je pense d'ailleurs qu'elle vaut aujourd'hui pratiquement le même prix qu'à l'époque – peut-être 30 ou 40 % de moins.
Elle valait 200 000 euros à l'époque et 130 000 aujourd'hui, soit une baisse de quasiment la moitié.
On a cru un temps qu'elle perdrait toute valeur, ce qui n'a pas été le cas.
Quel regard d'économiste portez-vous sur l'arrivée des VTC ? Sommes-nous face à un nouvel entrant qui vient perturber un marché trop protégé et trop régulé, qui n'a pas su se remettre en question lorsqu'il en a eu l'opportunité ?
C'est la régulation qui n'a pas su s'adapter. Si cela avait été le cas, il n'y aurait pas eu de place pour ces nouveaux entrants. Lorsque vous ne modifiez pas une digue qui fait face à une trop grande pression, elle finit par céder. C'est ce qui s'est passé et le pire est arrivé.
En outre, non seulement les plateformes n'existaient pas à l'époque, mais le GPS non plus. La formation des chauffeurs de taxi était nécessaire et elle était infiniment plus exigeante qu'elle ne l'est aujourd'hui. La situation était complètement différente.
C'est un très bel exemple de ce qui peut advenir lorsque la législation ne s'adapte pas : elle saute pour le pire. C'est ce qui s'est passé.
Quel regard portez-vous sur le partage actuel du marché entre les taxis et les VTC ? La situation aurait-elle été meilleure si les taxis avaient accepté les réformes que vous-même et d'autres proposiez, au lieu de faire du lobbying ou des actions de blocage ?
Tout le monde serait dans une situation plus favorable : l'offre serait plus large et les chauffeurs de taxi auraient été davantage protégés.
Le fait que l'on n'arrive pas encore à l'échelle européenne à considérer les collaborateurs de ces plateformes comme des salariés – ce que je souhaite – a créé une situation d'exploitation extrême qui n'est pas conforme à l'esprit français du droit.
Vous êtes favorable à l'avancée de la directive européenne instaurant la présomption de salariat.
Exactement. Je pense l'avoir dit. Merci de le repréciser.
Permettez-moi cette question malicieuse : si certains des rapporteurs ayant travaillé à vos côtés avaient été amenés à se pencher sur ce sujet par la suite en tant que décideurs, cela s'inscrirait-il dans la continuité du constat d'insuffisance de l'offre fait à l'époque ?
J'ai donné ma parole de dire la vérité : je ne sais pas si des rapporteurs ou des membres de la commission ont continué, d'une façon ou d'une autre, à travailler sur ce sujet. Je n'ai jamais été saisi de cette question.
Pour revenir à votre rapport : vous choisissez Emmanuel Macron, jeune énarque, pour en être le rédacteur. Quels liens avez-vous eus ensuite avec lui ?
Vous dites que vous assumez de n'avoir auditionné aucun taxi, ni les syndicats patronaux représentant les intérêts de la G7, ni les syndicats de salariés ou les représentants de locataires-gérants de taxi.
Pour autant, à l'issue de négociations les fédérations patronales – plus proches des intérêts de la G7 – signeront finalement un accord prévoyant qu'il n'y aura pas de mise sur le marché de nouvelles licences de taxi en échange de l'autorisation d'un bien plus grand nombre de VTC, et donc de la libéralisation du secteur. Tel est bien le marché qui a été passé.
Vous avez dit aussi que lorsque la législation ne s'adapte pas, elle explose pour le pire. L'enjeu était peut-être davantage de faire évoluer la régulation que d'introduire plus de libéralisme.
Quel regard portez-vous sur la situation actuelle, vous qui avez présidé cette commission pour la « libération » de la croissance ? Les mots ont un sens pour moi aussi et j'ai toujours été très choquée de l'utilisation de ce terme compte tenu du caractère très néolibéral du rapport. Dans la suite logique et idéologique de votre rapport, les plateformes ont pu se développer grâce à la loi Novelli, en bafouant de multiples lois et réglementations de la République.
Quel est votre regard sur tout cela – alors même que vous estimez qu'il faudrait revenir à la présomption de salariat, c'est-à-dire à un code du travail très renforcé ?
Il n'y avait rien de néolibéral dans l'idéologie du rapport et de la commission, et pas davantage dans mon idéologie personnelle. Il faut lire ce rapport et ne pas se contenter de quelques approximations à la volée. Il a été signé par des noms que je pourrais citer, très proches de la CGT, de la CFDT, de la gauche dans ce qu'elle a de meilleur. Le rapport n'est en rien néolibéral, ni idéologiquement ni dans les mesures qu'il propose.
Selon moi et selon les membres de cette commission, dont j'ai l'honneur de dire que plus de la moitié étaient et se considèrent encore aujourd'hui comme de gauche – et qu'ils sont très fiers de ce rapport et d'être encore de gauche.
Quant au choix des rapporteurs, je l'ai dit tout à l'heure : le président Sarkozy ou ses collaborateurs auraient souhaité que je prenne des collaborateurs du Président comme rapporteurs. C'eût été à l'évidence une façon de se mettre entre les mains du pouvoir en place. J'ai demandé d'être libre de choisir les rapporteurs. Je n'avais pas de noms en tête. J'ai donc demandé au Conseil d'État et à l'Inspection des finances de me fournir le nom de trois jeunes brillants. J'ai choisi comme rapporteure générale Josseline de Clausade, membre du Conseil d'État, et comme rapporteur général adjoint un jeune inspecteur des finances extrêmement compétent, l'actuel Président de la République.
Nous avons tous travaillé ensemble. Il y avait d'ailleurs énormément d'autres personnes. La plume n'a pas été tenue seulement par les rapporteurs mais également par les membres de la commission. Nous avons tous beaucoup travaillé et passé des samedis et des dimanches entiers à rédiger ce rapport, qui est donc un texte collectif.
Ensuite, je n'ai pas la moindre idée de ce qui s'est passé s'agissant des taxis. Je ne sais pas si quelqu'un a été entendu. Je ne sais pas si des négociations ont eu lieu sur des lois. Je n'en ai aucune idée. Je n'ai rien à en dire.
Pour ce qui est du fond, nous souhaitions tout simplement qu'il y ait davantage de taxis disponibles à Paris et en province, dans le respect du droit du travail. C'était notre seule préoccupation et ce sujet était minuscule par comparaison avec l'ampleur du rapport. Que par la suite – à mon avis bien après que la commission a rendu son rapport – des négociations aient eu lieu de la façon que vous avez décrite est une affaire qui m'a été totalement étrangère.
Quel est le regard que vous portez sur les nuisances des plateformes ?
Elles ne paient pas de cotisations sociales puisqu'elles prétendent avoir affaire à des indépendants – ce que nombre de décisions de justice ont réfuté. Elles ne paient pas non plus d'impôts sur les sociétés puisque bien souvent ces plateformes sont installées dans des paradis fiscaux ou dans des pays à faible fiscalité. Elles ne paient pas non plus la TVA, ce qui constitue une distorsion de concurrence par rapport aux taxis.
Si je puis me permettre, madame la parlementaire, il vous revient d'effectuer votre travail. C'est à vous d'écrire la loi et de faire en sorte qu'elle assure la protection des travailleurs. Cette loi, il faut la voter à Paris ou à Bruxelles, mais il faut la faire. Avec le Parlement européen, il vous revient de faire en sorte que des conditions de travail des salariés soient les plus protectrices possible.
Je partage votre diagnostic, qui est d'ailleurs bien plus vaste que la seule question des taxis. Il renvoie à la domination du marché sur la démocratie, que j'évoque souvent dans mes travaux. Le marché est mondial, la démocratie nationale, et le marché mondial l'emporte et impose sa loi à la démocratie. C'est l'un des grands dangers que courent nos sociétés. Nous en voyons quelques manifestations en abordant le sujet dont nous parlons. Mais il en existe de bien plus importantes dans de nombreux autres domaines où, aussi longtemps qu'il n'existera pas des réglementations nationales fortes ou une réglementation internationale capable de rivaliser avec la puissance des multinationales, nous irons vers un marché mondial sans État de droit. Ce marché imposera sa règle en droit du travail comme en d'autres domaines à des sociétés qui ensuite, pour le pire, choisiront de se refermer avec un totalitarisme ou un populisme pour éviter provisoirement la règle du marché – provisoirement, car cela ne fonctionnera pas. La seule solution pour se protéger est d'instaurer une règle internationale forte, que les démocraties imposeront ensemble.
Ces règles existent. Dans le domaine qui nous intéresse, elles ont été édictées par l'Organisation internationale du travail (OIT). Il faudrait simplement que cette dernière soit écoutée. Si l'on considérait qu'un pays qui ne respecte pas les réglementations internationales du travail n'est pas autorisé à exporter en bénéficiant des règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), nous aurions réglé pratiquement tous les sujets dont nous parlons. Mais nous en sommes encore très loin. C'est de la science-fiction politique.
Un protectionnisme social et écologique n'est pas forcément une fiction. Cela peut tout simplement être un projet politique.
À condition qu'il ne s'inscrive pas dans le populisme.
Vous en donnerez une définition. La notion peut avoir deux significations.
Respecter la souveraineté du peuple et l'expression de ses représentants est parfois considéré par certains comme du populisme alors qu'ils abusent de dispositions certes constitutionnelles mais antidémocratiques.
Vous dites qu'il faut faire la loi à Paris comme à Bruxelles. Je suis pour ma part très fière de la participation de députés européens comme Leïla Chaibi, de La France insoumise, dans la bataille pour la directive européenne instaurant la présomption du salariat. J'ai interpellé M. Dussopt – qui se dit toujours de gauche – afin que la position de la France sur ce texte fasse l'objet d'un débat à l'Assemblée nationale. Pour l'instant, il semblerait plutôt que la France souhaite torpiller ce projet de directive.
Notre commission d'enquête travaille également sur l'ensemble des manquements de l'État en matière de contrôle. Vous avez fait part de votre soutien à une directive qui reconnaisse la présomption de salariat. Quelles seraient, les conséquences d'une telle présomption face à l'ubérisation qui s'est étendue à de très nombreux secteurs – toujours au mépris des régulations ? Je pense par exemple à la filiale Stuart de La Poste, à StaffMe qui propose des aides-soignants à l'hôpital, à Brigad dans les hôtels, cafés, restaurants, ou à Getir et Flink pour la livraison rapide de courses.
Je n'aborderai pas ce sujet que je ne connais pas de façon spécifique mais le droit du travail tel qu'il est défini dans un pays doit s'appliquer d'une façon générale. En matière de droit du travail, une sorte de clause du travailleur le plus protégé doit bénéficier à tous.
Personne ne me l'a demandé et je ne l'ai pas demandé.
Pourquoi ne pas les avoir reçus ? Étiez-vous conscients des inconvénients que la réforme allait entraîner pour les taxis ? Comment voyiez-vous les choses à ce moment-là ?
Encore une fois, personne ne m'a demandé à être reçu. Peut-être les taxis l'ont-ils été par d'autres membres de la commission. Je n'en sais rien.
Pour ma part, j'avais veillé très soigneusement à ne pas recevoir les lobbies. Je pourrais vous raconter pendant des heures les pressions de ceux d'autres professions, qui ont souhaité être entendus pour faire valoir leur point de vue. Nous nous sommes efforcés, autant que faire se peut, de les tenir à distance de nos travaux.
Pour ce qui est de ce secteur, je me souviens que personne ne nous a rien demandé – mais je peux être contredit par d'autres souvenirs.
Je le répète, ce sujet ne nous a pas occupés bien longtemps. Il n'a finalement représenté qu'une proposition sur 316.
Encore une fois, je continue à penser que si les conclusions de ce rapport avaient été appliquées, la situation eût été bien meilleure pour les taxis.
Ne pensez-vous pas qu'en les recevant et en leur expliquant, cela aurait facilité les choses ?
Je ne sais pas si d'autres membres de la commission l'ont fait car j'ai le souvenir assez précis d'avoir délégué ce travail à un petit groupe. Peut-être ce groupe a-t-il jugé utile de les recevoir et d'en parler avec eux.
Mais le rapport essayait d'être convaincant sur le fait que cette proposition leur serait utile. S'il avait fallu procéder à une sorte d'avant-vente pour expliquer à tous ceux qui étaient concernés par le rapport qu'ils avaient intérêt à en approuver les propositions, la tâche aurait été insurmontable.
Vous avez interpellé la rapporteure en considérant que la responsabilité de légiférer relevait des députés. Mais, en tant que président d'une commission telle que la vôtre, ne pensez-vous pas que les membres d'un gouvernement ont aussi un rôle à jouer en matière de législation et de respect d'une réglementation protectrice ?
Selon la Constitution, le Parlement n'est en effet pas le seul responsable de l'élaboration de la loi. Je m'adresse au Parlement parce que je suis en face de parlementaires. Cela ne signifie pas que cette responsabilité n'est pas partagée.
Votre rapport n'a pas eu des conséquences seulement pour les taxis. Votre commission préconisait d'augmenter le nombre de plaques et d'indemniser ceux qui pouvaient y perdre. Mais elle ne proposait rien s'agissant du statut des VTC, ce qui a permis par la suite aux plateformes de prospérer – au risque de conduire presque à la disparition de la profession de taxi. Certains se sont suicidés en raison de l'effondrement de la valeur de leur licence.
Pour autant, c'est bien à la suite de la commission que vous avez présidée qu'a été créé le statut d'autoentrepreneur, qui visait alors à protéger ceux qui souhaitaient se lancer dans le micro-entrepreneuriat. Or les plateformes et l'ubérisation s'appuient sur la surexploitation de ce statut. Qu'en pensez-vous ?
Le sujet est passionnant. Je pense que le statut d'autoentrepreneur est une bonne idée – dans mon souvenir, c'était l'une des propositions du rapport. En tant que président d'une association qui travaille dans les quartiers pour aider les jeunes à créer leur emploi, en particulier dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville, j'ai beaucoup œuvré pour ce statut qui permet aux jeunes de créer leur entreprise.
Sans doute faudrait-il distinguer les autoentrepreneurs indépendants de ceux qui s'inscrivent dans un réseau. Dans ce dernier cas, ils rejoignent assez vite le statut de quasi salarié et tout change. La situation d'un autoentrepreneur qui ouvre une boutique n'est pas la même que celle de celui qui prend une franchise. C'est là que se situe la frontière.
L'arrivée des VTC en France est venue combler le manque d'offre souligné dans votre rapport. Leur développement présente un aspect positif puisqu'ils comblent un manque, mais aussi négatif.
Est-il possible de continuer à développer en parallèle l'activité des taxis et celle des plateformes ?
C'est ce qui se passe en France actuellement : il y a des taxis et des VTC. Cela prouve que cela fonctionne. Il faut simplement, d'une part, que les taxis ne soient pas en situation de rente et de monopole et, d'autre part, que les VTC n'exploitent pas leurs employés de manière catastrophique.
Il faut éviter à la fois l'excès de concentration et celui d'exploitation.
Je vous remercie infiniment de cet éclairage important, qui nous a permis de prendre du recul par rapport à la période sur laquelle nous nous concentrons et de constater à quel point ces sujets, déjà prégnants, le demeurent. Certaines réflexions que vous venez de livrer sur la question de l'auto-entrepreneuriat seront particulièrement utiles dans le cadre de nos travaux.
La séance s'achève à douze heures.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Benjamin Haddad, M. Alexis Izard, Mme Amélia Lakrafi, M. Aurélien Lopez-Liguori, Mme Louise Morel, M. Philippe Pradal, Mme Sophie Taillé-Polian, M. Frédéric Zgainski
Excusés. – Mme Aurore Bergé, Mme Anne Genetet, M. Olivier Marleix, Mme Valérie Rabault