Mission d'information sur le thème « bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Réunion du mardi 25 mai 2021 à 9h05

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • souveraineté
Répartition par groupes du travail de cette réunion de commission

  PS et divers gauche    MoDem  

La réunion

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Audition, ouverte à la presse, de M. Mehdi Gharsallah, conseiller stratégique pour le numérique auprès de la directrice de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle (ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation).

Présidence de M. Philippe Latombe, président et rapporteur

La séance est ouverte à neuf heures cinq.

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L'importance cruciale de la formation ressort fréquemment de nos auditions de différents acteurs du numérique, aussi bien des entreprises que des instituts de recherche ou l'agence nationale de la recherche. Nous n'avons pas manqué d'entendre le directeur général de l'enseignement scolaire du ministère de l'éducation nationale. Il convenait de porter une attention à l'autre extrémité de la chaîne en nous attachant à l'enseignement supérieur. Aussi avons-nous le plaisir d'auditionner ce matin M. Mehdi Gharsallah, conseiller stratégique pour le numérique auprès de la directrice générale de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle.

Rappelons que la direction générale de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle (DGESIP) élabore et met en œuvre la politique relative à l'ensemble des formations supérieures, initiales et tout au long de la vie, relevant du ministre en charge de l'enseignement supérieur. Elle veille à la mise en œuvre, par les établissements relevant de sa compétence, de leur mission d'orientation et d'insertion professionnelle. Elle exerce la tutelle des établissements publics relevant du ministre chargé de l'enseignement supérieur et élabore le cadre juridique de leur organisation et de leur fonctionnement. Elle répartit également les moyens entre ces établissements, à partir d'une analyse de leurs activités et de leurs performances. Elle fixe enfin le cadre national des formations et des niveaux de diplômes, et elle met en œuvre une politique active d'orientation et de préparation à l'insertion professionnelle. En outre, elle participe à la définition et à la mise en œuvre de la stratégie numérique pour l'enseignement supérieur, visant à utiliser le numérique comme levier de rénovation pédagogique afin d'accroître l'attractivité de l'enseignement supérieur français dans le monde et, en particulier, les pays francophones.

Je commencerai par vous poser une question devenue rituelle lors de nos auditions, procédant de la grande diversité des définitions données à la souveraineté numérique. Comment concevez-vous cette notion ? Comment l'enseignement supérieur tient-il compte des préoccupations qu'elle inspire ?

Un pays ne peut se prétendre souverain en matière numérique qu'à condition de susciter durablement le flux de talents indispensables pour lui assurer des compétences dans ce domaine en renouvellement constant. Je reprendrai l'image de la pyramide utilisée par le président-directeur général de l'institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) lors de son audition. Les élèves de l'enseignement secondaire intéressés par les sciences et technologies en forment la base. Nous les avons évoqués avec le directeur de l'enseignement scolaire. Quelle appréciation portez-vous sur ce vivier ? Comment garantir qu'un nombre suffisant de diplômés d'un master en mathématiques appliquées ou en informatique s'engagent dans la recherche, alors que les entreprises en pleine transformation numérique et donc, en demande de talents, s'évertuent à les attirer ? Comment, enfin, maintenir au sommet de la pyramide, pour y attirer des spécialistes de haut niveau, une puissance académique de taille à concurrencer, voire dépasser, celle des grands acteurs internationaux des nouvelles technologies, dont les moyens rivalisent désormais avec l'excellence académique publique ? En somme, comment maintenir une telle pyramide en lui évitant de se déformer excessivement à moyen et long terme ?

Lors de son audition, l'agence nationale de la recherche a attiré notre attention sur le manque d'enseignants chercheurs en informatique et en mathématiques appliquées face à la demande croissante dans les domaines de l'Intelligence artificielle ou de l'informatique quantique. Partagez-vous ce constat ? Le cas échéant, quelles actions préconisez-vous pour y remédier ?

Mon deuxième point portera sur l'impact de la crise sanitaire sur l'enseignement supérieur. Le ministère avait déjà, auparavant, inscrit le numérique au cœur de son projet stratégique. Comment cette démarche a-t-elle permis d'accroître la résilience de l'enseignement supérieur face aux bouleversements liés au Covid, aussi bien en termes de production de contenus et de services numériques que d'accompagnement des enseignants à l'utilisation du numérique ? J'aimerais revenir sur le sujet particulièrement prégnant du recours au numérique dans l'enseignement supérieur en vue d'assurer une continuité pédagogique au bénéfice des étudiants.

Pour terminer mon propos liminaire, je souhaiterais prendre du champ afin d'évoquer la souveraineté numérique d'un point de vue comparatif. Comment notre enseignement supérieur se positionne-t-il par rapport à celui des pays voisins dans les domaines relatifs aux compétences numériques ? Comment le développement de formations en ligne peut-il renforcer la visibilité et l'attractivité de l'enseignement supérieur français afin de cibler les talents et de les attirer vers notre pays ?

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Mehdi Gharsallah, conseiller stratégique pour le numérique auprès de la directrice de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle

Je vous approuve entièrement de poser de manière rituelle la question de ce que recouvre la notion de souveraineté, en particulier numérique.

Le concept de souveraineté fait aujourd'hui figure de paradigme. Son usage polysémique s'avère toutefois problématique. Le terme recouvre en effet des notions aussi différentes que le patriotisme économique, la sécurité informatique, la confiance ou encore l'indépendance.

Je la considère pour ma part comme l'ensemble des actions grâce auxquelles un État et une nation limitent leur dépendance vis-à-vis de puissances extérieures. Une souveraineté numérique française ou européenne devrait ainsi permettre à l'administration et aux citoyens d'utiliser des services numériques sans dépendre d'entreprises ou d'États étrangers, ou même d'organisations non gouvernementales.

Force est de constater que ce n'est pas le cas, comme le montre par exemple notre utilisation de la plateforme par le biais de laquelle nous échangeons. J'avoue que l'invitation que j'ai reçue à m'y connecter m'a fait sourire.

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Nous nous apprêtons à en changer. Un véritable problème se pose à nous.

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Mehdi Gharsallah, conseiller stratégique pour le numérique auprès de la directrice de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle

Votre recours à cette plateforme m'apparaît en tout cas révélateur, d'abord par la réaction qu'il suscite. Il y a lieu de se demander s'il est normal et souhaitable de s'en servir. Il me semble que non.

La France et l'Europe sont encore loin d'être souveraines sur des nombreuses strates du numérique. Un rééquilibrage, d'ailleurs probablement en cours, se révèle souhaitable, partout où il reste encore possible.

La notion de souveraineté numérique implique un double problème, car elle associe deux termes recouvrant des réalités très différentes. Leur combinaison multiplie les possibilités d'interprétation.

Les batailles qui se livrent autour du numérique et de la notion même de souveraineté n'en sont pas toutes au même point, que ce soit en France ou en Europe. En ce qui concerne les terminaux et les composants des ordinateurs et des téléphones, cette bataille me semble déjà perdue. Bien peu en France tentent en tout cas encore de la livrer. La perspective de disposer d'un ordinateur souverain a certes été maintes fois évoquée, mais l'alignement actuel des planètes n'y semble pas propice.

La bataille concernant les systèmes d'exploitation me semble elle aussi globalement perdue, sauf, peut-être, à la marge. Heureusement, il existe Unix et Linux, mais leur usage dans un cadre quotidien ne se répand pas tant que cela. Si une alternative libre aux systèmes d'exploitation mobiles Android ou iOS venait à surgir, il y aurait « un coup à jouer ». Sinon, dans l'ensemble, peu nombreux sont ceux qui s'engagent encore dans cette compétition.

Je me permets d'entrer dans le détail des différentes strates du numérique, car il me semble important de ne pas percevoir ce domaine comme un ensemble monolithique, ce qu'il n'est d'ailleurs pas.

Nous disposons d'un ancrage territorial tellement fort dans le domaine des infrastructures « réseaux » qu'il vient de nous sauver. Des opérateurs nationaux ou européens, en particulier dans l'enseignement supérieur et la recherche, comme le Réseau national de télécommunications pour la technologie, l'enseignement et la recherche (RENATER), garantissent notre souveraineté. Détenir des canaux de communication et d'échanges n'est pas anodin. De nombreux changements peuvent en découler.

La puissance d'Amazon web services (AWS) et de Microsoft dans le champ des centres de données, à l'extrémité de ces réseaux que nous venons d'évoquer, apparaît évidente. Cependant, nous pouvons encore leur opposer une résistance grâce à des acteurs européens comme OVHCloud ou des centres de données de recherche universitaires, labélisés par le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation (MESRI). Ces acteurs peuvent et doivent permettre de rééquilibrer les forces en présence.

La strate des services et des usages est souvent celle qui se présente le plus spontanément à l'esprit, quand il est question du numérique. Nous sommes peut-être sur le point de perdre la bataille sur ce front, bien qu'il soit encore possible de résister et même d'anticiper les évolutions, grâce aux logiciels libres ou à la règlementation, et notamment au Règlement général sur la protection des données (RGPD). La digue qu'ils constituent me semble capable de résister, quoique pas forcément longtemps, en l'absence de services numériques en mesure de remporter pour de bon la bataille des usages.

Je reviens, sans malice, sur notre utilisation de Zoom dans cette audition. La force de cette plateforme repose en grande part sur l'expérience quasiment parfaite qu'elle offre à ses utilisateurs. La concurrence en a d'ailleurs beaucoup souffert depuis un an. Une fois habitué à son ergonomie et à la qualité des services qu'elle rend, un utilisateur hésitera à la délaisser au profit d'une plateforme, certes hébergée en Europe, mais dont il doute qu'elle fonctionnera de manière aussi optimale.

En somme, j'estime qu'il ne faut pas envisager la souveraineté numérique de façon monolithique.

Nous assistons en ce moment, et l'existence même de la mission le démontre, à « un alignement des planètes » inédit, qui permettra probablement un rééquilibrage des forces en présence, grâce auquel l'Europe pourrait imposer sa propre vision du numérique et de ses usages, face aux deux grandes puissances que représentent les États-Unis et la Chine. Cette conjoncture favorable est liée, à la fois, bien sûr, à la crise sanitaire que nous traversons et à ses impacts, entre autres économiques, sur les deux puissances que je viens de nommer.

Une prise de conscience a eu lieu, y compris aux États-Unis, de la position hégémonique, désormais sujette à débat, d'acteurs du numérique tels que Google, Amazon ou Microsoft. Elle s'accompagne d'une prise de conscience, de la part de l'ensemble des acteurs, en particulier politiques, que la protection de la vie privée ou des données personnelles ne consiste pas seulement à protéger l'identité des utilisateurs, mais aussi leur libre arbitre et leur autonomie comportementale et décisionnelle. La menace ne vient pas simplement d'un éventuel piratage d'une messagerie électronique ou d'une perte d'anonymat mais d'algorithmes massivement capables de modifier les modes de pensée. Un besoin crucial de s'en protéger surgit dès lors.

Un alignement des planètes, tel que nous l'observons actuellement, ne s'était plus présenté depuis les années 1980. Il y a donc « un coup à jouer » maintenant.

Nous devons continuer à tout mettre en œuvre pour ne pas dépendre de puissances étrangères, qu'il s'agisse d'entreprises géantes du numérique ou d'États, d'autant plus quand il existe entre eux des collusions d'ordre militaire, tout autant que politique. Leurs positions dominantes créent une forme d'hégémonie économique malsaine pour l'économie elle-même et comportent un sérieux risque de prise de contrôle de nos vies privées et même de notre libre arbitre. Un manque de confiance en résulte envers ces puissances étrangères qui se nourrissent de nos données en se réservant la possibilité de changer les règles et de couper les services à tout moment, comme cela s'est produit, lors du choc pétrolier de 1973, qui a déstabilisé l'économie mondiale. Si, demain, Google devenait payant ou privait de ses services des utilisateurs refusant de communiquer l'intégralité des éléments constitutifs de leur identité, l'économie mondiale entière en pâtirait.

Il faut veiller à ne pas réduire la place du numérique dans l'enseignement supérieur à son rôle dans l'enseignement à distance, d'autant qu'il en a beaucoup été question depuis un an, étant donné que le numérique apparaissait comme le seul moyen de poursuivre les formations pendant la fermeture des établissements. En somme, bien que le numérique ait dernièrement beaucoup servi d'outil, il ne se résume pas à cette dimension en dehors de la période très particulière que nous venons de traverser

Vous avez cité à la fin de vos propos introductifs ce en quoi consiste principalement le numérique dans l'enseignement supérieur : la création de contenus et de ressources pédagogiques. La France aujourd'hui, et la remarque vaut un peu moins pour l'Europe, fait figure de très bon élève en matière de production de ressources éducatives numériques libres. Nous avons commencé très tôt, voici une dizaine d'années, à investir ce domaine. Dans notre pays, on recense à ce jour entre 35 000 et 40 000 ressources éducatives libres, totalement accessibles à quiconque souhaite se former en ligne. S'y ajoutent évidemment les ressources propres à certains enseignants ou établissements, qui ne les partagent pas. Ces chiffres éloquents résultent d'une succession de politiques incitatives. Nous pouvons donc affirmer sans rougir notre souveraineté en termes de ressources pédagogiques. Malgré notre autonomie et notre indépendance actuelles, il n'est toutefois pas exclu que, demain, des acteurs privés tels que des géants américains se mettent en tête d'intervenir dans ce champ. Quoi qu'il en soit, nous sommes pour l'heure loin de dépendre de quiconque en la matière.

Il est apparu, à la faveur de la crise, que l'accès à ces contenus, via un ordinateur ou un smartphone, équipé d'une connexion Internet, posait problème pour 1 à 3% d'étudiants. Cette proportion, en aucun cas insignifiante, prouve bien l'existence d'une fracture numérique, due, soit à l'impossibilité d'accéder au réseau, soit à sa qualité insuffisante ou encore à l'absence ou au partage d'un terminal de connexion à domicile. Beaucoup d'actions continuent d'être menées pour pallier cette difficulté, déjà connue, mais qui nous a sauté aux yeux dès le mois de mars 2020. Jusque-là, les établissements ouverts mettaient à disposition des étudiants des connexions sans fil, des ordinateurs dans des salles en libre-service et des tablettes, prêtées par les bibliothèques. Leur fermeture a mis en lumière des situations critiques.

Dans l'ensemble, l'équipement numérique des enseignants n'a pas posé de problème. Tous ne disposaient certes pas de micros, mais la plupart des établissements en ont fourni à ceux qui en avaient besoin. Des appels à projets financés par l'État continuent de permettre aux établissements qui le souhaitent d'équiper leurs enseignants. En général, cette démarche s'accompagne d'une formation de ces mêmes enseignants. Celle-ci constitue selon moi le principal enjeu actuel de la transformation numérique de l'enseignement supérieur. Cette réalité nous a sauté aux yeux pendant la période que nous venons de traverser.

Nous sommes tous, et moi le premier, victimes d'un biais : en tant que conseiller pour le numérique, je ne vois que des personnes à l'aise avec le numérique. Or elles s'apparentent à l'arbre qui cache la forêt. Entre un dixième et un cinquième des enseignants ont transformé leurs pratiques pédagogiques en instaurant des classes inversées, en produisant des Massive open online course (MOOC) ou encore en recourant à la remédiation. Nous nous sommes rendu compte, pendant la crise, qu'ils ne représentaient pas la majorité et qu'une part significative de la population enseignante nécessitait un équipement numérique et une formation à son utilisation, mais surtout à la transformation de la pédagogie.

Depuis un an, à quelques exceptions près, nous avons assisté à une volonté de transposer à distance les cours en amphithéâtre. Cette volonté me semble compréhensible, étant donné que le basculement du présentiel vers le distanciel est intervenu du jour au lendemain. Chacun s'est débrouillé comme il a pu, avec souvent beaucoup d'énergie et de conviction, ce que j'estime positif. Toutefois, nous nous sommes rendu compte que cette évolution ne correspondait pas à celle que nous œuvrions depuis des années à mettre en place. Il fallait en réalité remettre en question les pratiques pédagogiques pour les adapter au canal de communication utilisé. On ne travaille pas de la même façon en ligne qu'en classe. La plupart des établissements se chargent du nécessaire accompagnement des enseignants. Des appels à projets financés par l'État permettent de développer leur formation aux pratiques numériques. L'accélération des mesures en ce sens doit continuer. À ce jour, certains établissements ont déjà formé près de 80 % de leurs enseignants.

J'aborde volontairement en dernier les plateformes, car c'est souvent à elles que l'on songe en premier quand on traite du numérique dans l'enseignement. Nous avons remarqué à propos de ces plateformes, aussi bien de classe virtuelle, de webinaires, d'examens à distance que de Learning management system (LMS), c'est-à-dire d'administration de la classe, une assez grande hétérogénéité au sein des établissements, qui sont autonomes de toute manière. Certains étaient prêts à affronter la crise, alors qu'elle en a mis d'autres en difficulté. Aujourd'hui, des financements publics, à travers le plan de relance, subventionnent le développement de plateformes souveraines.

Les enjeux actuels de souveraineté portent principalement sur ces plateformes. L'objectif est de rééquilibrer les rapports de force avec les géants américains, dont nos données nourrissent les algorithmes, encore que la remarque s'applique assez peu aux données de l'enseignement supérieur. Nous continuons en somme de développer notre indépendance par rapport à ces acteurs majeurs sur l'ensemble des strates du numérique.

Vous m'interrogiez sur la formation, non plus par le numérique, mais au numérique, intimement liée, d'ailleurs, à la notion de souveraineté, ainsi que sur la place de la France par rapport à d'autres pays d'Europe. La France peut se targuer d'une très belle réussite dont nous sommes d'ailleurs fiers : la plateforme Pix d'autoévaluation, de formation et de certification des compétences numériques, accessible à tous gratuitement. Largement diffusée, elle accompagne l'ensemble des élèves en leur proposant des certifications à deux ou trois reprises au cours de leur scolarité dans le primaire et le secondaire. Les étudiants de la plupart des établissements d'enseignement supérieur y obtiennent au moins une certification en licence et une autre en master. Pix mériterait de se généraliser. Nous comptons créer à partir des certifications qu'elle propose un standard équivalent au Test of English for international communication (TOEIC) ou au Test of English as a foreign language (TOEFL). Pix s'appuie sur le référentiel européen de compétences numériques Digcomp, co-construit par l'ensemble des pays d'Europe. Il répertorie huit niveaux dans cinq domaines. Pix en constitue la première application concrète. Nous disposons, en France, d'une longueur d'avance dans ce champ, où nous venons de franchir une étape, suscitant l'envie de nos voisins européens. Des discussions sur Pix se déroulent avec l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) et la Commission européenne. Nous présentons régulièrement cet outil dans sa version internationale. Il marque une indéniable réussite pour former le plus grand nombre aux compétences et aux enjeux du numérique.

Pour en revenir aux propos du président-directeur général de l'Inria, nous nous heurtons à une difficulté de recrutement des étudiants dans les formations supérieures de très haut niveau, orientées vers le numérique. Nous avons identifié le problème et travaillons à le résoudre, notamment avec une association baptisée Talents du numérique. Elle nous a aidés à mieux cerner la perception des métiers et des formations du numérique par les élèves, en prenant pour échantillon ceux de l'Académie de Rennes. Ces professions souffrent d'un déficit d'image considérable. Sans doute les entreprises de services numériques n'ont-elles pas su dissiper le cliché du geek ou du nerd amateur de hard-rock et qui passe ses journées à coder. Certains discours présentant les développeurs comme les ouvriers du XXIe siècle n'ont rien arrangé non plus. Nous sommes en tout cas certains que les représentations mentales des métiers du numérique se figent dès le lycée, amenant à considérer ces professions, qui ne font pas rêver, comme réservées à une certaine catégorie de population.

La réalité apparaît évidemment fort différente. Ceux qui veulent changer le monde devront en passer par le numérique. Il faut retravailler sur l'image des métiers du numérique et des formations à ces métiers, telle qu'elle se met en place dès un très jeune âge. En terminale, il est déjà presque trop tard. Les idées reçues, selon lesquelles le numérique ne conviendrait pas aux filles, par exemple, se construisent à compter des premières années de collège.

Si nous voulons qu'augmente le nombre de professionnels du numérique issus de nos formations, de très bon niveau, il faut y attirer plus de candidats. Seules les formations les plus sélectives n'en manquent pas. Résoudre ce problème répondrait à la question des moyens à mettre en œuvre pour s'assurer qu'un plus grand nombre d'étudiants en master s'orienteront vers la recherche. La difficulté ne vient pas seulement de l'attractivité du secteur privé. Les candidats ne sont tout simplement pas assez nombreux. Il ne servirait à rien de créer plus d'écoles ou de formations. Il faut d'abord remplir et rendre plus attractives celles qui existent déjà. Sans doute conviendrait-il de réviser la manière dont nous les présentons et la place qu'y occupent les mathématiques ou leur aspect technique. Avant tout, nous devons quand même œuvrer à transformer les représentations des métiers du numérique.

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Vous avez parlé d'« alignement des planètes » favorable à la notion de souveraineté. Je vous poserai une question conjoncturelle et délibérément polémique : ne vous semble-t-il pas que ce concept, en ce moment à la mode, du fait, entre autres, de la pandémie, et utilisé à propos de tout et n'importe quoi, est brandi à propos du numérique parce que nous avons affaire à des entreprises aussi puissantes que des États ? Autrement dit, la notion de souveraineté numérique recouvre-t-elle au fond quoi que ce soit de substantiel ?

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Mehdi Gharsallah, conseiller stratégique pour le numérique auprès de la directrice de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle

Je ne sais si le terme est à la mode. Il est en tout cas d'actualité. Il me semble donc normal que nous soyons nombreux à en parler et que les pouvoirs publics prennent conscience de la nécessité de reprendre la main, maintenant ou jamais. Je n'exclus pas que la mise en avant de la notion de souveraineté résulte d'une forme d'opportunisme mais, à la limite, peu importe.

Les discours sur l'écologie d'il y a vingt ans, au-delà du greenwashing (ou écoblanchiment), accordaient déjà une place considérable aux questions environnementales qui nous occupent aujourd'hui et qui ne sont d'ailleurs pas sans lien avec celles que soulève le numérique. Le constat, depuis quelques mois voire un an, qu'un État, une nation, leurs entreprises et leurs pouvoirs publics, et même la survie de leur économie dépendaient d'une puissance étrangère et de sociétés hégémoniques étrangères a frappé tout le monde. La revendication de ne plus utiliser que Linux n'émanait jusqu'à récemment encore que d'une bande de pirates informatiques. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. L'affaire Edward Snowden ou le scandale lié à Cambridge Analytica ont conduit à une prise de conscience un peu brutale : nous sommes à la merci de puissances étrangères. La France et l'Europe ont voulu y mettre le holà. Telle est la réalité à laquelle nous sommes confrontés, au-delà de l'effet de mode. J'en suis en tout cas convaincu.

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Quelle place le logiciel libre occupe-t-il dans l'enseignement supérieur ? Le rapport présenté par M. Éric Bothorel sur la politique publique de la donnée a conduit à des prises de position du gouvernement. Où en sont aujourd'hui l'utilisation et l'enseignement du logiciel libre et des codes ouverts, non propriétaires ? Représentent-ils une piste d'avenir pour concurrencer les systèmes d'exploitation Android et iOS ?

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Mehdi Gharsallah, conseiller stratégique pour le numérique auprès de la directrice de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle

Votre question comporte différents aspects, dont certains que je ne m'estime pas le mieux placé pour évoquer. Je ne cherche pas à botter en touche. Je vous renverrai, au besoin, vers un ou deux interlocuteurs au MESRI en mesure de répondre précisément à vos interrogations sur la production de code source, dont s'occupent principalement les chercheurs.

L'enseignement supérieur recourt en majorité à des plateformes libres. Ainsi, 98 % des universités utilisent Moodle. Le plan de relance finance des plateformes de dimension nationale, reposant soit sur BigBlueBotton, soit sur Jitsi, permettant à tout établissement qui le souhaite d'accéder à des solutions de classe virtuelle. RENATER ou le consortium ESUP-Portail produisent des outils logiciels 100 % libres à destination des universités. Notre approche se construit autour des logiciels libres, que nous ne nous contentons pas d'utiliser, puisque nous donnons à la communauté accès à nos contributions. L'enseignement supérieur et la recherche ont pris de ce point de vue des engagements forts, découlant de leur ADN.

La situation que nous vivons a poussé certains établissements à se servir de Zoom pour répondre à leurs besoins temporaires. Je m'attends à ce qu'ils y renoncent en grand nombre, dès que possible. Nos étudiants utilisent tout au long de leur journée des logiciels libres, pour y récupérer leurs cours et déposer leurs travaux.

Il existe des formations de niveau master, destinées aux futurs chercheurs, sur le dépôt de code source et les licences creative commons. Nous ne partons pas de rien. Une véritable culture du logiciel libre s'est implantée dans l'enseignement supérieur et la recherche. Peut-être ne l'avons-nous pas assez bien formalisée. Une amélioration en ce sens figure parmi nos engagements suite au rapport présenté par M. Éric Bothorel. Nous produirons à la fin de l'été notre feuille de route sur le logiciel libre. À vrai dire, nous utilisons sans cesse ce type de logiciels, aussi ne nous posons-nous même plus la question. La plateforme Pix, entièrement libre, est ainsi accessible à tous. N'importe qui peut la télécharger en vue de la modifier.

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Pensez-vous que pourraient, à terme, voir le jour des formations européennes fondées sur du logiciel libre et susceptibles de constituer la base d'un système d'exploitation européen souverain ?

Le RGPD a favorisé l'éclosion d'un certain nombre de solutions technologiques numériques. Le code et son enseignement, en vue d'en faire un langage commun en Europe, pourrait-il jouer le même rôle ? Pourrait-on structurer une filière de formation européenne autour du code ?

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Mehdi Gharsallah, conseiller stratégique pour le numérique auprès de la directrice de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle

Je doute de ma capacité à répondre à votre excellente question. Bon nombre de nos formations, de qualité, sur le code possèdent déjà une dimension européenne, souvent par le biais de partenariats bilatéraux. Les liens entre les institutions existent d'ores et déjà, à l'échelle européenne. Les échanges et coopérations entre universités en fournissent le meilleur exemple.

L'Europe est réellement capable de produire des solutions qui pèsent dans la balance, c'est-à-dire, qui contribuent à un rééquilibrage. Il ne s'agit pas de battre Google, Amazon, FaceBook, Apple ou Microsoft (les GAFAM) mais d'échapper à une complète dépendance. Linux, sauf erreur de ma part, a été mis au point par un Européen. Nous sommes en mesure d'investir dans cette voie pour peu que nous le souhaitions.

J'attirerai votre attention sur un point, que je perçois comme une difficulté. J'ai noté que certains s'attendent parfois à ce que les initiatives européennes émanent de la Commission ou du Parlement en tant qu'institutions. Ces dernières ont certes beaucoup produit, et notamment le référentiel de compétences numérique, mais il vaudrait mieux percevoir toute solution conçue dans un pays d'Europe comme européenne. Sinon, autant considérer une solution née au Texas comme texane plutôt qu'américaine. Nous devons changer d'échelle. Une solution de classe virtuelle mise au point par les Allemands est par nature européenne. Il ne faut pas forcément attendre que les initiatives viennent des institutions, sous peine de ne parvenir à rien. Les pays membres de l'Union sont des parties constituantes de l'Europe.

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Les États-Unis constituent un État fédéral à l'histoire fort différente de celle de l'Europe.

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Mehdi Gharsallah, conseiller stratégique pour le numérique auprès de la directrice de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle

Vous avez entièrement raison. Toutefois, nous devrions, lorsque les Allemands nous annoncent avoir mis au point une solution de classe virtuelle, nous autoriser à considérer celle-ci comme une solution européenne. Nous devrions également nous doter du cadre contractuel nécessaire et réviser le code des marchés.

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Nombre de nos auditions ont porté sur le code des marchés publics. L'impression vient malgré tout qu'en France, plutôt que d'adopter d'entrée de jeu les solutions développées dans d'autres pays, nous les reprenons à notre compte en vue de procéder à des expérimentations ultérieures, alors que nous pourrions plus simplement les transposer.

J'en reviens à la formation, non pas des ingénieurs de pointe mais des métiers intermédiaires, comme celui de développeur, assez mal perçus et trop peu féminisés. Existe-t-il des initiatives, dans d'autres pays voisins, que nous pourrions reproduire sans, justement, réinventer la roue ?

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Mehdi Gharsallah, conseiller stratégique pour le numérique auprès de la directrice de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle

À vrai dire, je ne sais pas. Les initiatives françaises dans ce domaine viennent surtout de la société civile. Peut-être manquons-nous d'actions en ce sens à l'échelle de l'État. Il me semble que les autres pays d'Europe connaissent à peu près la même situation que nous. Il faut probablement aller plus loin. En Inde, à titre d'exemple, les métiers de l'informatique sont plutôt considérés comme féminins, car ils ne nécessitent pas de force physique et il est possible de les exercer à domicile. Je conviens que ces arguments trahissent un certain sexisme. En tout cas, les professions liées au numérique y sont perçues autrement.

Je note, quoi qu'il en soit, qu'il serait bon de mener une étude comparative des initiatives européennes, afin de mettre en évidence les mieux à même d'ouvrir les métiers du numérique au plus grand nombre et, surtout, à une plus grande diversité de profils.

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Le moment est venu de vous poser ma question rituelle de conclusion : souhaiteriez-vous aborder encore un autre point ou que notre mission approfondisse un sujet en particulier ?

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Mehdi Gharsallah, conseiller stratégique pour le numérique auprès de la directrice de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle

Nous pourrions, à court terme, mettre en œuvre des solutions pour rééquilibrer le rapport de forces. Je ne reviendrai pas sur le code des marchés. Néanmoins, nous devons renforcer la préférence européenne dans ce cadre. Peut-être devrions-nous accorder aux lanceurs d'appels d'offres plus de liberté ou de latitude. J'ai vu se dérouler des procédures de marchés publics dans le domaine de l'informatique en nuage (ou cloud ). Un marché a été déclaré infructueux parce que la meilleure offre émanait d'AWS. La volonté de camper sur une position défensive a finalement conduit à ne pas passer de marché du tout. J'estime impossible de continuer ainsi. Un changement s'impose.

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La stratégie cloud du gouvernement, diffusée voici quelques jours, vous satisfait-elle ?

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Mehdi Gharsallah, conseiller stratégique pour le numérique auprès de la directrice de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle

Son existence même va considérablement nous aider. Cette doctrine claire a en outre été largement co-construite. Elle traduit un consensus et permet de nous protéger sans pour autant nous isoler. Nous n'avons aucun intérêt à cesser d'employer les solutions nord-américaines. Nous ne visons pas l'autarcie. Simplement, notre dépendance doit cesser. Cette stratégie de l'État me paraît aller dans le bon sens. J'espère que nous réussirons à l'appliquer comme il se doit.

Pour ce qui est des autres solutions à mettre en œuvre à court terme, la pierre est dans mon jardin. Le besoin se manifeste d'une meilleure formation encore des jeunes, plus malléables du fait de leur âge, afin de modifier leurs usages du numérique. Nous devons remporter la bataille des usages. Il n'est plus admissible que nous cédions à la facilité de poursuivre certaines pratiques en sachant pourtant pertinemment que nous ne le devrions pas. Il me paraît crucial de gagner cette bataille, au moins sur le front des étudiants, les plus jeunes ne relevant pas de la compétence de mon ministère.

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Comment voyez-vous la place du numérique dans l'enseignement à moyen terme ? Vous avez établi la distinction entre l'usage du numérique pour enseigner et les formations au numérique. Ma question porte sur ces dernières.

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Mehdi Gharsallah, conseiller stratégique pour le numérique auprès de la directrice de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle

Pour peu que nous parvenions à relever le défi de la diversification des profils et de leur féminisation, notamment, de formidables possibilités se présenteront à nous. Nous disposons de formations de très bon niveau en France, en Intelligence artificielle ou en informatique quantique. Certains organismes se plaignent du manque de spécialistes dans ces domaines, mais il n'est pas imputable à un éventuel défaut de qualité de ces formations. D'ailleurs, beaucoup d'étudiants les ayant suivies alimentent les grandes sociétés américaines. Nous avons surtout besoin de remplir ces formations. Une fois relevé le défi de leur massification, encore que ce terme soit un peu fort, un bel avenir attendra la France. Nous avons de l'or entre les mains.

L'audition se termine à dix heures cinq.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur le thème « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Réunion du mardi 25 mai à neuf heures cinq

Présents. – Mme Marietta Karamanli, M. Philippe Latombe