Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Réunion du jeudi 17 juin 2021 à 10h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • brevet
  • laboratoire
  • levée
  • levée des brevets
  • vaccin

La réunion

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Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Jeudi 17 juin 2021

La réunion est ouverte à 10 h 05.

Audition publique sur « La levée des brevets relatifs aux vaccins contre la Covid-19»

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

. ‑ Mes chers collègues, nous lançons maintenant l'audition publique sur le thème de la levée des brevets relatifs aux vaccins contre la Covid-19. Cette séance sera présidée par le sénateur Ronan Le Gleut.

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Ronan le Gleut, sénateur

. ‑ Merci monsieur le président. Dans le cadre d'un programme d'étude portant sur les différents aspects scientifiques et technologiques de la gestion de la crise sanitaire, rapporté par les députés Jean‑François Eliaou et Gérard Leseul, ainsi que les sénatrices Sonia de La Provôté et Florence Lassarade, l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) organise aujourd'hui une audition publique sur la levée des brevets relatifs aux vaccins contre la Covid‑19.

En laissant entrevoir une sortie de crise grâce à l'immunité collective, le développement rapide de vaccins contre la Covid‑19 a constitué dès 2020 une source d'espoir pour la population mondiale. Néanmoins, l'émergence de nouveaux variants peut représenter une menace plus importante que la souche originale. Si aujourd'hui plusieurs pays voient reculer la pandémie grâce à des campagnes de vaccination massive, de profondes inégalités d'accès aux vaccins demeurent entre les différents pays du monde. Bien que l'initiative COVAX, portée entre autres par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), ait pour but d'assurer un accès équitable à la vaccination contre la Covid‑19 via des dons de doses aux pays les plus défavorisés, celle-ci ne permet pas pour l'instant d'endiguer ces disparités.

En plus des conséquences humanitaires que cette iniquité fait peser sur ces pays, qui manquent par ailleurs d'infrastructures sanitaires, la circulation du virus sur leur sol crée le risque de voir apparaître de nouvelles mutations contre lesquelles les vaccins existants pourraient se révéler moins efficaces. Il apparaît donc primordial de porter à leur maximum les capacités de production de vaccins afin d'atteindre l'immunité collective mondiale le plus rapidement possible.

Dans la perspective d'accélérer la production de vaccins et de permettre ainsi leur accès aux pays les plus pauvres, l'Afrique du Sud et l'Inde ont saisi, en octobre 2020, l'Organisation mondiale du commerce (OMC) d'une demande de dérogation à certaines dispositions de l'Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) concernant la Covid‑19.

Cette demande a été soutenue par le président des États‑Unis, Joe Biden, le 5 mai dernier. Elle a également été examinée lors d'un conseil spécifique de l'OMC sur la propriété intellectuelle les 8 et 9 juin 2021. Les membres de l'OMC se sont alors accordés sur la volonté d'aboutir à un accès équitable aux technologies contre la pandémie aussi vite que possible. Les négociations se poursuivent afin d'évaluer les possibilités de compromis, dans le but de parvenir à un texte avant le Conseil général de l'OMC du 21 juillet. Le Parlement européen, quant à lui, s'est prononcé le 10 juin dernier pour une levée temporaire des brevets sur les vaccins. Néanmoins, l'impact d'une levée des brevets sur la production mondiale de vaccins est aujourd'hui controversé, ceux-ci étant loin de constituer l'unique barrière à une plus grande production.

Fabriquer un vaccin nécessite un savoir‑faire spécifique ainsi que des équipements de pointe. Or, s'il est possible de contraindre à la cessation des brevets, il n'existe aucun moyen d'astreindre les laboratoires qui en sont détenteurs à procéder à un transfert de technologie. Par ailleurs, la fabrication des vaccins s'inscrit dans une chaîne logistique complexe. Ainsi, les matières premières nécessaires pourraient elles aussi s'avérer limitantes, tout comme l'enflaconnage final.

La levée des brevets sur les vaccins contre la Covid-19 pourrait aussi avoir des répercussions plus larges sur l'innovation dans le domaine médical. Outre les coûts de production nécessaires, l'industrie pharmaceutique doit faire face à d'importants coûts de recherche, développement et certification pour ses produits. Les brevets assurent un monopole temporaire permettant de compenser l'investissement effectué. Certains considèrent donc que lever la propriété intellectuelle reviendrait à tuer l'innovation.

Cependant, dans le cadre de la Covid‑19, une part non négligeable de la recherche a été financée par des sources gouvernementales et des organisations à but non lucratif. De plus, l'importante quantité de doses nécessaires pour une couverture vaccinale mondiale promet une perspective de larges gains.

Afin d'accroître la production de vaccins, un compromis pourrait-il consister en l'encouragement de partenariats commerciaux entre laboratoires et centres de production, permettant un réel transfert de technologie tout en garantissant un contrôle et une juste rémunération de l'innovation ?

Pour répondre à toutes ces questions, nous organisons ce matin une table ronde, avec des experts qui exposeront leurs points de vue, par nature différents, ce qui est véritablement l'objectif de cette audition. Nous entendrons :

- M. Antony Taubman, directeur de la division de la propriété intellectuelle des marchés publics et de la concurrence de l'OMC, qui nous présentera le rôle de l'organisation dans les négociations, et l'état des discussions ;

- M. Hiddo Houben, chef de mission adjoint à la représentation de l'Union européenne auprès de l'OMC ;

- M. Pierre Cunéo, responsable de la task force vaccins, rattaché à la ministre déléguée à l'Industrie, qui présentera la position du gouvernement français ;

- M. Mathieu Guerriaud, maître de conférences en droit pharmaceutique et de la santé, pharmacovigilance et iatrogénie à l'Université de Bourgogne Franche‑Comté, qui apportera son point de vue de juriste sur les aspects légaux liés à cette question ;

- M. Jean-Christophe Rolland, président de la Compagnie nationale des conseils en propriété industrielle (CNCPI), qui présentera le point de vue des professionnels du secteur de la propriété intellectuelle ;

- M. Philippe Lamoureux, directeur général du syndicat Les Entreprises du médicament (LEEM), qui présentera le point de vue de l'industrie pharmaceutique ;

- M. Richard Benarous, ancien directeur du département maladies infectieuses de l'Institut Cochin, à l'initiative d'une pétition en faveur de la levée des brevets, qui pourra nous apporter son point de vue de médecin ;

- Mme Samira Guennif, maître de conférences en économie industrielle à l'Université Paris 13, qui reviendra sur les aspects économiques au niveau mondial liés à cette pandémie.

Puis les rapporteurs de l'OPECST vous poseront des questions afin que vous puissiez préciser vos positions. L'ensemble des membres de l'Office pourra évidemment vous interroger durant ce moment de questions-réponses.

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Antony Taubman, directeur de la division de la propriété intellectuelle, des marchés publics et de la concurrence de l'Organisation mondiale du commerce (OMC)

. Je vous remercie de me donner l'opportunité de contribuer à l'audition d'aujourd'hui. Je m'excuse de devoir m'adresser à vous en anglais.

La tâche qui m'est impartie est de vous parler des structures légales de la discussion. C'est technique, mais c'est important, étant donné la confusion qui existe sur la nature réelle de ce qui fait l'objet du débat.

L'OMC compte 164 membres. Les pays les moins développés n'ont pour l'instant pas d'obligations en termes de propriété intellectuelle, ce qui est important pour nos discussions de ce jour. Nous nous attendons à ce que cette situation perdure encore quelque temps. La structure juridique de l'OMC est également importante pour la compréhension de l'accord sur les ADPIC. Ce n'est pas un accord autonome, il fait partie d'un package juridique, celui de l'accord de Marrakech qui institue l'OMC.

C'est un point essentiel dans le débat actuel. Nous parlons de l'obligation dans le cadre de l'accord sur les ADPIC, cependant un cadre plus large est défini par l'accord de Marrakech. L'accord sur les ADPIC détermine des obligations en termes de propriété intellectuelle qui s'appliquent à tous les membres et fixe les objectifs en termes de propriété intellectuelle, comme décrits dans l'article 7. En particulier, la propriété intellectuelle n'est pas protégée en soi et pour soi, mais pour le bien-être social et économique de la société. Donc, dans l'accord sur les ADPIC, il est bien compris que les droits de propriété intellectuelle sont exclusifs, mais non absolus.

L'accord sur les ADPIC couvre un large éventail de droits de propriété intellectuelle et va au-delà des brevets. Il établit donc des normes que les membres de l'OMC doivent respecter, ainsi que des mécanismes de mise en application.

Il y a 20 ans, l'épidémie de VIH avait suscité un certain nombre de préoccupations. C'est alors qu'était intervenue la déclaration sur les accords ADPIC et sur la santé publique, le 14 novembre 2001, ce qui fut vraiment un tournant.

C'était une déclaration de tous les membres de l'OMC affirmant clairement que les droits de propriété intellectuelle, et les brevets en particulier, ne sont pas absolus et que les membres, au sein de leur système juridique, ont beaucoup de latitude et de flexibilités pour prendre les mesures nécessaires à la protection de l'intérêt public et de la santé publique notamment.

Il y est aussi clairement affirmé que les membres de l'OMC peuvent accorder des licences d'office et juger du fondement de ces licences. Il ne fait donc aucun doute qu'il est tout à fait légitime de contourner des brevets pour l'intérêt public, sur la base d'arguments fondés.

En octobre dernier, une demande de dérogation a été présentée par l'Inde et l'Afrique du Sud, rejointes ensuite par d'autres pays. Leur proposition n'est pas de lever les droits de propriété intellectuelle, cela se jouant à un niveau national, mais de lever les obligations des membres en vertu de l'accord gouvernant l'OMC, et en particulier l'accord sur les ADPIC. Il ne s'agit donc pas d'une levée des brevets ou d'une suspension des droits des brevets, mais de la suspension temporaire des obligations qu'ont les membres de l'OMC au sujet de la propriété intellectuelle.

Je vais vous présenter les points clés qui figurent dans cette proposition. Celle-ci couvre trois domaines de propriété intellectuelle, en plus des brevets :

- la protection des informations non divulguées, ce qui inclut des données d'essais cliniques. C'est important pour la réglementation et la distribution de médicaments ;

- les droits d'auteur et droits connexes ;

- les dessins et modèles industriels.

La dérogation demandée s'applique aussi aux moyens, mis à la disposition des membres de l'OMC, pour faire respecter ces droits de propriété intellectuelle.

La demande couvre de nombreux produits et technologies de santé liés à la prévention, au traitement ou à l'endiguement de la Covid-19, au-delà des vaccins, notamment : les outils de diagnostic, les traitements, les vaccins, et les équipements de protection individuelle. Cela recouvre donc un large éventail de produits et de technologies concourant à la réponse à la pandémie.

Ceci est la proposition de dérogation. Il faut noter que le français est plus précis dans sa terminologie. Dans le monde anglophone, le mot anglais utilisé sème la confusion : waiver. Il ne s'agit donc pas d'une levée des brevets, mais d'une dérogation aux obligations en vertu de l'accord sur les ADPIC, ce qui est distinct des licences d'office, par exemple, ou de la levée des obligations au niveau national.

Il est important de garder cela à l'esprit, car cela permettrait d'élargir l'étendue des options juridiques ouvertes dans le droit national pour les membres de l'OMC mais n'aurait pas d'effet immédiat sur les lois des membres de l'OMC. Ce seraient les membres de l'OMC qui auraient à décider de ce qu'ils souhaitent faire de cette liberté accrue qui pourrait leur être accordée, en fonction du droit national.

L'Union européenne a précisé qu'elle allait faire une contre-proposition la semaine prochaine. Par le passé, elle a déjà présenté une proposition dans le but de clarifier et élargir la compréhension de ce qui est possible dans le cadre de l'accord existant sur les ADPIC.

L'idée est de travailler à une méthodologie et à une approche, non seulement à partir de la demande de dérogation présentée par certains pays mais aussi au regard de la proposition de l'Union européenne et de toute autre proposition qui viendrait s'y ajouter. Le Conseil général de l'OMC aura le pouvoir de statuer lors de sa réunion des 27 et 28 juillet. Ce serait la date butoir idéale. Beaucoup de travail reste cependant à accomplir à cette fin.

L'importance de ce sujet et le fait qu'il est essentiel que l'OMC puisse agir collectivement font consensus au sein de l'OMC. Il n'existe cependant encore aucun consensus sur la manière d'accomplir cela, mais la dynamique est tout à fait positive.

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Ronan le Gleut, sénateur

. ‑ Merci infiniment pour ces précisions essentielles, qui rappellent les dates majeures des 27 et 28 juillet et que le terme « levée des brevets » est impropre, le français étant plus précis que l'anglais. Il est donc plus exact de dire « demande de dérogation concernant l'accord sur les ADPIC ». Vous avez également rappelé que le droit que confère un brevet n'est pas absolu.

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Hiddo Houben, chef de mission adjoint à la représentation de l'Union européenne auprès de l'OMC

. ‑ Je vais essayer de continuer dans le fil du débat commencé par M. Antony Taubman, et de le faire en français. Je vous prie par avance de m'excuser si jamais il manquait un mot ou une phrase, le français étant ma troisième langue.

L'Europe, depuis des décennies, a toujours été un grand producteur de vaccins, dans tous les domaines de la médecine. Nous avons donc autant un intérêt de voir les marchés à travers le monde ouverts pour des raisons industrielles et humanitaires, qu'un intérêt de protection des droits de propriété intellectuelle qui permette le développement, par le secteur privé, de ces vaccins. Durant cette pandémie, l'Europe a été le premier exportateur de vaccins. Nous avons exporté la moitié de la production européenne vers des pays tiers. Nous avons donc pris en charge, d'une certaine manière, la responsabilité d'offrir des vaccins au reste du monde, même lorsque vacciner nos propres populations représentait encore un défi.

Dans les 18 prochains mois, le défi est de vacciner 80 % de la population mondiale. Pour la plupart des personnes, deux doses de vaccin sont nécessaires. Il s'agit donc de milliards de doses de vaccin qui ne sont pas encore en production aujourd'hui. La production devra être considérablement augmentée dans les prochains mois. Toute la question de politique commerciale et de politique industrielle est de voir quelle approche conviendra le mieux pour permettre cette production accrue.

Dans les propositions que nous avons soumises à l'OMC, nous avons essayé de prévoir trois pistes de travail. Une seule s'imbrique dans l'accord Trade‑Related Aspects of Intellectual Property Rights (TRIPS). Je vais commencer par présenter les deux autres pour finir par l'approche liée à la propriété intellectuelle.

La première piste est de faire en sorte que toutes les restrictions à l'exportation ayant surgi à travers le monde, y compris pour les intrants (les ingrédients des vaccins), soient notifiées plus clairement à l'OMC et de permettre à des pays d'entrer en consultation si des ingrédients de vaccin ne leur sont pas livrés à cause de restrictions imposées par d'autres pays.

Ces derniers mois, l'Inde, également grand producteur de vaccins, a beaucoup souffert du fait de restrictions imposées sur des intrants par les États-Unis. Les restrictions à l'exportation sont donc une piste de travail. C'est un sujet de politique commerciale traditionnel, mais il est très important si nous voulons augmenter la production globale et mondiale de vaccins.

La deuxième piste est le travail entre les gouvernements et le secteur privé pour augmenter la production, y compris dans les pays en voie de développement. C'est ce que la directrice générale de l'OMC appelle the third way : ne pas seulement regarder le droit de propriété intellectuelle, mais aussi entrer dans un débat qui permettra à court terme d'avoir une vue d'ensemble du nombre de vaccins devant être produits, et où ils le seront, par les différents producteurs à travers le monde dans les prochains mois pour que nous parvenions à cette production nécessaire de 11 milliards de vaccins par an afin de pouvoir vacciner la population mondiale.

Enfin, concernant la piste, ou le chantier, de travail sur la propriété intellectuelle, nous proposons une approche différente de celle de l'Inde et de l'Afrique du Sud. Comme l'a dit Antony Taubman, la proposition soumise par l'Inde et l'Afrique du Sud est très large, tant dans sa couverture que dans sa durée. Elle inclut par exemple le copyright qui, selon nous, n'a rien à voir avec la production de vaccins. Pour la durée, c'est une dérogation qui est préconisée, mais sans limite de temps. À notre avis, ce n'est pas la meilleure approche pour répondre aux défis de production de manière ciblée.

Pour nous, la principale question est de savoir pourquoi la production est insuffisante à l'heure actuelle et quelle est la meilleure façon d'encourager le développement de cette capacité de production. Il faut un mélange entre le third way et la reconnaissance que des pays souverains ont le droit de déroger au système de droits de propriété intellectuelle dans ce contexte de pandémie.

Mais nous préférons et proposons de le faire d'une manière ciblée en flexibilisant les paramètres de l'accord sur les ADPIC pendant la pandémie dans le seul domaine du compulsory license, c'est-à-dire les licences obligatoires. Nous voulons faciliter les conditions d'octroi de ces licences obligatoires pour des pays qui voudraient répondre à leur défi national par cette voie. A court terme, il est certainement aussi important d'avancer avec l'engagement des acteurs privés, pour autant qu'ils puissent le faire.

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Ronan le Gleut, sénateur

. ‑ Je vous remercie pour ces informations. Vous avez présenté la position de l'Union européenne en vous focalisant sur l'augmentation de la production de vaccins et en rappelant que tout n'était pas lié aux accords de propriété intellectuelle, qu'il fallait notamment lever les restrictions à l'exportation, qu'il était nécessaire qu'il y ait une augmentation de la production dans un très grand nombre de pays, et enfin, qu'il fallait préciser la demande de l'Afrique du Sud et de l'Inde, la dérogation ne devant pas concerner tout le périmètre de l'accord sur les ADPIC. En effet, ceux-ci abordent des questions de droits d'auteur qui n'ont pas grand‑chose à voir avec la vaccination. Vous avez aussi rappelé la question du temps et de la flexibilisation possible sur les licences d'office.

Ce sont des précisions importantes pour nos travaux. C'est la raison pour laquelle monsieur Houben, nous tenons à nouveau à vous remercier pour votre intervention.

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Pierre Cunéo, membre de la task force vaccins rattachée à la ministre déléguée à l'Industrie

. ‑ Je suis impressionné par la qualité du français des précédents intervenants, et surtout par la profondeur de leurs analyses. Le français est ma première langue, et c'est une vraie invitation à l'humilité, surtout quand il s'agit de présenter la position française.

La France considère que les vaccins sont un bien public mondial. C'est important à de nombreux titres : la production, la circulation, l'utilisation et les droits de propriété intellectuelle, en particulier les brevets.

Cette position se traduit d'abord par les dons, et ce de deux manières : par ce que nous faisons au titre de la solidarité internationale – nous en faisons beaucoup et le plus rapidement possible ; et, comme un grand nombre d'autres pays, nous le faisons via la facilité COVAX, qui est un instrument multilatéral de circularisation des doses. Nous jouons donc doublement cette politique de bien public mondial, au titre de notre solidarité et via les dons.

Concernant les exportations, il faut souligner, sous le contrôle de MM. Taubman et Houben en particulier, que l'Europe est d'une certaine manière exemplaire puisqu'elle exporte à peu près la moitié de sa production. Ceci n'occulte pas du tout le sujet des brevets, mais le recadre. Autrement dit, il n'existe pas de restrictions aux exportations des produits finis ou des intrants. En France, le dispositif d'autorisation a été validé dans 99 % des cas.

À propos de la production, quand le directeur général de l'OMS dit qu'il faut vacciner, nous avons envie de dire qu'il faut produire. Au-delà des éléments de solidarité et d'exportation, cette production repose sur des capacités qui sont réelles et des savoir-faire au cœur desquels se trouve la propriété intellectuelle.

Le Président de la République, le ministre de l'Économie, le ministre de la Santé, et la ministre de l'Industrie que je représente l'ont toujours dit : la propriété intellectuelle des brevets ne doit en aucun cas être un obstacle ou un frein à la vaccination, à la lutte contre la pandémie et à tous les efforts coordonnés pour en sortir le plus rapidement possible.

À ce sujet, je détaillerai quatre points :

- la flexibilité dans le cadre de l'accord sur les ADPIC ;

- le mécanisme ou la facilité des licences obligatoires ;

- les intrants ;

- la position de la France par rapport à celle de la Commission européenne, au regard de la troisième voie portée par le directeur général de l'OMC.

S'agissant des flexibilités ADPIC, nous notons des éléments en termes de recours à l'expertise, de licences volontaires ou de flexibilité, pour ne pas dire de dérogation dans un cadre très limité, qu'il faut absolument activer au sein des dispositifs de l'OMC ou dans des réflexions analogues en cours de structuration à l'OMS également.

Le mécanisme des licences obligatoires permet aux gouvernements souhaitant produire localement des vaccins de demander la levée des brevets, outil que la France considère comme parfaitement légitime, à la disposition des gouvernements concernés.

S'agissant des intrants, nous sommes sur un sujet connexe à celui des strictes questions de propriété intellectuelle et de brevets. Excusez-moi de dévier un peu, mais c'est un sujet absolument stratégique. Il faut des usines, des compétences, des équipements, mais aussi et surtout des matières premières. Concernant les intrants critiques, aujourd'hui, nous ne sommes pas tous à égalité. La circulation des intrants est l'une des conditions premières pour avoir des capacités de production réparties et abondantes ; elle ne nous paraît pas encore sécurisée.

Des incertitudes demeurent au sujet des intrants. Par exemple, des dispositifs de type Defense Protection Act (DPA) sont susceptibles, non de mettre en péril, mais de rendre incertaines des chaînes de production très exigeantes et tendues pour sécuriser la qualité et l'efficacité de la production vaccinale.

À notre avis, cela représente un obstacle important. Cela ne veut pas dire que le sujet de la propriété intellectuelle ne l'est pas. Nous avons évoqué la flexibilité ADPIC et notamment le mécanisme de licences obligatoires ; pour parler plus strictement des brevets, nous avons mentionné la troisième voie portée par le directeur général de l'OMC pour renforcer la coopération entre acteurs publics, industries pharmaceutiques et bailleurs de fonds afin de développer partout la capacité de production de vaccins. Il n'est pas seulement question de circulation et d'exportations, mais aussi de capacités de production partout dans le monde.

Dans cette optique, le 4 juin 2021, la Commission européenne a présenté une communication à l'OMC, sur une initiative globale pour faciliter l'accès aux traitements et aux vaccins dans le commerce international, supprimer les restrictions aux exportations, et favoriser l'extension des capacités de production et la clarification des règles relatives aux licences obligatoires.

La France soutient cette initiative. Les interventions du Président de la République, en marge du G7, en fin de semaine dernière, allaient dans ce sens et sont particulièrement claires. À cet égard, nous travaillons aussi beaucoup de manière bilatérale ou multilatérale à la création de projets d'usines de vaccins dans les pays du Sud, en particulier au Sénégal et en Afrique du Sud, pour y développer la production de vaccins contre la Covid‑19. L'Afrique représente 20 % des besoins et ne dispose à ce jour que d'une capacité de production de 1 %.

Cela met en évidence deux points essentiels : premièrement, la nécessité d'avoir des capacités de production et les recettes permises par le mécanisme de licence obligatoire en particulier, et deuxièmement, la nécessité d'avoir une très grande fluidité en amont et en aval des éléments critiques pour la production et la finalisation d'un produit aussi important que le vaccin, que la France, comme d'autres pays, considèrent comme étant réellement un bien public mondial.

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Ronan le Gleut, sénateur

. ‑ Merci. La France a pris position sur différents aspects et pas seulement celui de la propriété intellectuelle. Il faut effectivement élargir le débat, l'objectif étant la vaccination et l'immunité collective mondiale. Dans ce contexte, la propriété intellectuelle n'est qu'un aspect du sujet. Je note une concordance avec l'idée précédemment évoquée de flexibiliser les accords ADPIC. Il s'agit également de faciliter les licences d'office.

Le temps de questions-réponses qui s'ouvrira plus tard au cours de l'audition vous permettra de m'apporter des précisions sur le point 3, à savoir les intrants. Le point 4 reprend en effet des éléments évoqués par M. Hiddo Houben sur la position de l'Union européenne auprès de l'OMC sur les capacités de production.

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Mathieu Guerriaud, maître de conférences en droit pharmaceutique et de la santé, pharmacovigilance et iatrogénie à l'Université de Bourgogne Franche-Comté

. ‑ Je vais vous présenter un diaporama intitulé « La “levée des obligations” et des licences obligatoires, est-ce vraiment une solution ? »

Quels sont les moyens à notre disposition en matière de propriété intellectuelle pour sauvegarder la santé publique ? Ils sont essentiellement au nombre de quatre. Ils n'ont pas les mêmes impacts sur le brevet et sur la résolution du problème.

Nous comptons évidemment les licences obligatoires et les licences d'office. Là encore, le français détaille plus que l'anglais ces deux licences : la licence obligatoire, en droit français, concerne l'exportation ; et la licence d'office, le marché intérieur.

De façon plus attentatoire à la propriété industrielle, la réquisition, en droit français, a été permise par la loi d'urgence du 23 mars 2020. Celle-ci a un caractère temporaire. Elle va au-delà du brevet, puisqu'il est possible de réquisitionner des entreprises industrielles privées avec la mise à disposition du personnel.

L'expropriation de brevets peut être mise en œuvre en France pour des besoins de défense nationale, sachant que cette dernière notion va bien au-delà des matériels de guerre.

Le dernier levier est la nationalisation.

Les licences obligatoires posent le principal problème actuellement s'agissant des accords ADPIC. Je vais vous présenter deux exemples frappants d'utilisation de ces licences obligatoires par le passé.

La première utilisation a eu lieu dans les années 2000, dans le contexte très particulier de la propagation du VIH : le sida explose et les trithérapies coûtent très cher. Après la déclaration de Doha, le premier pays à utiliser la licence obligatoire a été la Malaisie qui, en 2003, a demandé à l'Inde, et au laboratoire Cipla, de produire des antirétroviraux. Le laboratoire a produit ces antirétroviraux, qui ont ensuite été expédiés vers la Malaisie, à un coût très inférieur à ce que la Malaisie aurait dû payer si elle avait acheté le médicament princeps.

Le deuxième exemple, toujours dans le même contexte, est celui du Brésil. Il est un peu différent. Le Brésil a d'abord fait appel, de 2007 à 2009, à l'Inde pour produire un antirétroviral, l'Efavirenz – aujourd'hui générique du Sustiva, ce qui n'était pas le cas à l'époque – via le laboratoire Aurobindo. Le Brésil avait tenté, en vain, de négocier une baisse de prix avec le propriétaire du médicament. À partir de 2009, le Brésil n'a plus besoin de l'Inde et va produire lui-même ce médicament après avoir fait de la rétro-ingénierie, c'est-à-dire après avoir analysé la façon dont le médicament était fabriqué.

Ce sont deux exemples parmi bien d'autres qui ont eu des effets remarquables sur les prix des médicaments, facilitant ainsi l'accès des populations malades à ces médicaments. Par la suite, beaucoup d'États n'ont même pas eu besoin d'utiliser la licence obligatoire ou licence d'office. Ils ont simplement dit qu'ils souhaitaient l'utiliser pour que les laboratoires fassent des concessions et baissent d'eux-mêmes les prix.

La licence obligatoire est donc très efficace pour faire baisser les prix. Malheureusement, cette licence obligatoire ou la levée des obligations n'auront pas d'utilité dans la production de vaccins, du moins à court terme. Pourquoi ?

Le brevet n'est pas une solution clé en main. En effet, ce n'est pas un savoir-faire. Il ne contient que très peu d'informations techniques. Il ne contient pas le mode d'emploi de la fabrication d'un médicament. Or, nous l'avons bien compris grâce aux intervenants précédents, un médicament n'est pas simplement une substance active. C'est la substance active, les excipients et le conditionnement, éléments qu'il faut également produire. Un médicament est un produit complexe de par la production des ingrédients, des substances actives, des excipients, la formulation et enfin l'enflaconnage. Et l'on ne trouve pas ces informations dans le brevet. Ces informations relèvent du savoir-faire, qui est propre à l'entreprise titulaire du ou des brevets, parfois à ses façonniers, soit ses sous-traitants.

Un brevet n'est donc pas un kit pour fabriquer un médicament. Cependant, un savoir-faire est transférable via le transfert de technologie, qui est donc le mot-clé. Le seul problème est que ce transfert de technologie, vous l'avez dit en introduction, monsieur le président, ne peut être que volontaire. Il n'est pas possible de forcer à faire du transfert de technologie. De plus, nous nous heurterions au secret des affaires. Le titulaire du brevet doit donc accepter un tel transfert.

C'est là que réside la nécessité de travailler avec les industriels, et non pas contre eux. Il faut imaginer des mécanismes d'incitation ou les réinventer pour favoriser le transfert de technologie sur le long terme. Prenons l'exemple des vaccins à ARN, aujourd'hui majoritairement distribués en France. Un transfert de technologie est fondamental, car on ne produit pas de l'ARN messager comme on le veut.

Il est assez facile d'en produire dans un laboratoire de recherche comme dans une université, mais la production à l'échelle industrielle est beaucoup plus complexe. C'est ce que l'on appelle le scale‑up. D'ailleurs, les industriels ont eu énormément de mal à trouver des sous‑traitants capables de fabriquer en grande quantité l'ARN messager. Ils en ont trouvé certains comme Lonza mais il en existe très peu.

Il va donc falloir travailler sur des formes de coopération et passer par la licence volontaire, bien plus que par la licence obligatoire, quand cela est possible. Demeure tout de même un écueil à ce transfert de technologie : il prend des années. En effet, si nous voulons transférer ces technologies dans les pays du Sud, il faudra y construire une usine ou en reconvertir une. Celle-ci devra être qualifiée d'un point de vue réglementaire, d'un point de vue normatif. Il faudra qualifier ou peut-être requalifier le matériel pour répondre aux exigences minimales de production des médicaments. Dans le cas de la production de vaccins, c'est encore plus contraignant puisque c'est un médicament injectable. Cela requiert un traitement drastique de l'eau pour obtenir de l'eau pour préparation injectable (PPI) et un traitement de l'air à toute épreuve. Or, dans les pays du Sud, les conditions climatiques n'aident pas, les températures étant supérieures à 35 °C et l'humidité relative de l'air supérieure à 80 %, rendant le traitement de l'air très complexe. En France, assurer ce traitement de l'air est déjà compliqué, des pannes surviennent souvent. Dans les pays du Sud, ce sera encore plus difficile.

L'industrie du médicament est sans doute, avec l'aéronautique, la plus normée de par le monde, et ce dans le seul but d'assurer la sécurité des patients. Sur ce point, la levée des obligations, la levée des brevets sans transfert de technologie ne sert à rien. Il faut des licences volontaires, de la coopération et de l'incitation.

Un autre point très scientifique posera un énorme problème : un vaccin n'est pas une simple molécule chimique. C'est un médicament à part entière, mais aussi une substance biologique et immunologique. Ceci entraîne des conséquences en cascade. Il existe une importante différence entre un médicament chimique, donc de synthèse, et un médicament biologique. En effet, un médicament chimique est chimiquement défini, très stable et très petit. Par exemple, l'oxycodone est une toute petite molécule, qui présente l'énorme avantage d'une très grande reproductibilité au niveau industriel, avec de grandes facilités de contrôle.

En revanche, un médicament biologique, de par sa nature, est variable et infiniment plus grand. L'insuline, par exemple, tout en étant plus grande qu'une molécule chimique, est une petite molécule biologique. Si j'avais voulu vous montrer un virus comme celui contenu dans le vaccin AstraZeneca, des dizaines de diapositives auraient été nécessaires pour vous en montrer toute la structure. C'est donc impossible. Le problème du médicament biologique est sa très grande variabilité et le risque de contamination.

Certes, nous savons faire des biosimilaires, c'est-à-dire des copies de médicaments biologiques. Cependant, aujourd'hui, nous ne savons faire que des biosimilaires de petites molécules biologiques. Nous n'avons jamais, à ce jour, copié de vaccins. En effet, les éléments d'un vaccin sont infiniment plus grands et plus complexes. Au niveau de sa réglementation, le vaccin étant un médicament biologique et immunologique, il existe des procédures particulières de culture, de purification et d'analyse. En somme, copier du chimique avec une licence d'office obligatoire est possible ; copier du biologique est quasiment une mission impossible.

En conclusion, la licence d'office obligatoire ou les levées d'obligations ont une fin intéressante, à savoir faire chuter les prix. Ce sont donc des armes de dissuasion. Il suffit de brandir la menace pour faire baisser les prix. En revanche, ce ne sont pas des armes tactiques. Elles ne pourront pas répondre au problème de pénurie et de manque de production. Elles ont permis par le passé de copier du chimique, car c'était facile. Copier du biologique sera beaucoup plus complexe, en tout cas en l'état, voire impossible.

Le brevet n'est donc pas une solution clé en main. Les licences ne prennent pas en compte le savoir-faire. Il ne faut pas négliger les problématiques de scale-up, soit de passage à l'échelle industrielle, les problématiques de terrain, et surtout la réglementation du médicament et l'ampleur normative autour de cette réglementation.

Il faudra privilégier la négociation plutôt que le rapport de force, ce qui évitera de contribuer à une perte de confiance des industriels dans le marché. Cette perte de confiance engendrerait, lors d'une prochaine pandémie, un risque de non-investissement et de non-innovation.

Il faudrait donc davantage recourir aux licences volontaires plutôt qu'aux licences obligatoires, inciter à la coopération avec les industriels et ne pas travailler contre eux, promouvoir rapidement le transfert de technologie sur le long terme, ce qui laisse le temps d'exploiter le brevet et d'avoir un retour sur investissement. Il faudra par ailleurs imaginer des incitations. Pour aller plus loin, je vous présente quelques publications dans mon document écrit.

Je vous remercie pour votre attention et je remercie également le professeur Fortier qui m'a beaucoup aidé pour cette présentation.

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Ronan le Gleut, sénateur

. ‑ Un grand merci pour ce point de vue qui élargit notre discussion et aborde la question de la difficulté technologique. Nous sommes là au cœur de la mission de l'OPECST, avec cette difficulté de copier du biologique et avec le fait que les droits de propriété intellectuelle ne transfèrent pas le savoir-faire, qui est notamment couvert par le secret des affaires. Par conséquent, selon vous, il conviendrait d'inciter à davantage de coopération au travers des licences volontaires.

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Jean-Christophe Rolland, président de la Compagnie nationale des conseils en propriété industrielle (CNCPI)

. Vous avez bien voulu rappeler le rôle de la CNCPI et je vous en remercie. En tant que conseils libéraux, nous avons la charge de représenter aussi bien parmi nos clients des laboratoires développant des médicaments et des vaccins princeps que des laboratoires génériqueurs. Nous avons ainsi l'occasion d'être au cœur des stratégies d'innovation et des projets de transfert de technologie dans ce domaine du médicament et des vaccins en particulier.

Je vais modestement rappeler les principes à la base de la propriété intellectuelle. Sur de nombreux points, je rejoins le Dr Guerriaud. L'objectif d'atteindre une immunité collective mondiale contre la Covid-19 ne fait pas débat. Aujourd'hui, nous comptons quatre options pour augmenter la distribution des vaccins dont celle qui a pu être qualifiée de « troisième voie », essentiellement une coopération internationale qui n'est pas basée sur des questions de propriété intellectuelle. En ce qui concerne la propriété intellectuelle, les trois voies suivantes sont :

- les licences volontaires, donc la conclusion d'accords de licences de brevets et de transfert de technologie sur la base du volontariat entre les laboratoires ayant mis au point les vaccins et les laboratoires qui sont candidats à leur exploitation ;

- les licences d'office, c'est-à-dire le même type d'accord mais de façon contrainte, la contrainte étant organisée par la puissance publique ;

- la levée des brevets. Il faudrait probablement être plus large, comme nous l'avons entendu, puisqu'il s'agit d'une levée de l'ensemble des droits de propriété intellectuelle. Son objet principal serait de rendre inopposables les brevets couvrant les vaccins contre la Covid-19, voire d'autres produits.

La différence entre les licences d'office et la levée des brevets est l'aspect financier. Dans la dernière option, il n'existe plus de notion de contrepartie financière, en tout cas selon l'acception que nous en avons aujourd'hui.

Pour nous, parmi ces quatre options, seules la « troisième voie » ou la concession de licences volontaires nous semblent des solutions pragmatiques et réalistes qui permettraient d'atteindre rapidement l'objectif visé.

Quels sont les freins principaux actuellement ? Ce sont les problèmes d'approvisionnement en matières premières et les délais d'obtention des autorisations réglementaires et de distribution. Actuellement, le problème ne réside donc pas dans les brevets.

Pourtant, la propriété intellectuelle joue un rôle moteur dans l'innovation. Les premiers vaccins contre la Covid-19 ont été développés en moins d'un an, ce qui est exceptionnel dans l'histoire des pandémies mondiales. Pour faire face aux enjeux de la pandémie, il faut promouvoir ces innovations de façon à assurer la lutte contre les potentiels variants, la mise en place d'une vaccination périodique – c'est en tout cas ce qui se dessine – et la lutte contre les prochains types de virus.

La propriété intellectuelle joue un rôle fondamental dans le financement de cette innovation, en sécurisant les marges des entreprises qui ont financé l'innovation pour qu'elles puissent amortir leurs frais de recherche et développement ; une autre voie pour elles est de valoriser cette innovation par des transferts de technologie. Le financement public par des aides d'État peut certes contribuer au financement de l'innovation, notamment en donnant une impulsion, mais ces aides sont insuffisantes. Sans propriété intellectuelle, pas d'innovation.

Pour en revenir à la notion d'intrants, si la fabrication des vaccins contre la Covid-19 devait se concentrer sur les trois ou quatre formulations actuellement utilisées, cela augmenterait nécessairement la pression sur les matières premières. À l'inverse, continuer à favoriser l'innovation augmentera les chances de découvrir de nouveaux vaccins mettant en avant – en tout cas, nous pouvons l'espérer – la possibilité de faire appel à de nouvelles matières premières.

La propriété intellectuelle est aussi un moteur de transfert de technologie. Pour produire et commercialiser les nouveaux vaccins contre la Covid-19, il faut l'accès aux brevets correspondants et la communication du savoir-faire associé. En disposant d'une licence de brevets, les laboratoires candidats à la fabrication et à la commercialisation des vaccins pourront exercer leur activité avec l'accord du titulaire des droits.

Avoir accès aux brevets ne suffit pas, surtout pour les technologies les plus innovantes du type ARN messager. Le Dr Guerriaud l'ayant bien expliqué lors de sa présentation, je ne vais pas y revenir en détail. Cependant, il est capital que le transfert de savoir-faire puisse avoir lieu, et ceci de manière complète. Pourquoi ? Parce qu'il va falloir produire des vaccins en très grande quantité, et ce avec un niveau de qualité de type zéro défaut. Cette exigence est en effet indispensable pour ne pas risquer une défiance vis-à-vis du système des vaccins, qui ne manquerait pas de s'installer en cas de mise à disposition d'un vaccin inefficace, voire dangereux. La balance bénéfice-risque des fabrications actuelles doit impérativement être conservée pour ne pas remettre en cause la volonté des populations de se faire vacciner. Pour garder un tel niveau de qualité sur des fabrications à très haut volume, il faut un transfert de technologie complet entre les laboratoires ayant mis au point les vaccins et les laboratoires candidats à leur exploitation.

En matière de transfert de savoir-faire, deux difficultés surgissent. Contrairement au contenu d'un brevet, le savoir-faire est secret. Il faut organiser sa communication. Une fois divulgué, le savoir-faire n'est plus protégé par son caractère secret. Un transfert de technologie repose donc sur un principe de confiance réciproque et une contrepartie adaptée. C'est bien l'objet de la propriété intellectuelle que d'instaurer cette confiance et d'organiser les contreparties.

Sans liberté de conclure des accords, nous pouvons nous interroger sur ce qui poussera les laboratoires ayant mis au point les vaccins à effectuer un transfert de technologie efficace. En effet, comment obliger quelqu'un à révéler une information secrète s'il n'a pas confiance et n'y trouve pas son intérêt ? Autrement dit, nous pensons que la licence volontaire semble plus adaptée à la situation que des dispositifs contraignants.

Plusieurs questions subsistent. L'une d'elles consiste à savoir comment épauler ces acteurs volontaires. De nombreuses solutions sont possibles. La puissance publique peut d'ailleurs jouer son rôle. À titre d'exemple, nous pensons qu'à l'initiative de la France, une mission pourrait être confiée à un organisme international, tel que l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), pour proposer des lignes directrices adaptées aux principales situations, ceci en coopération avec l'OMS.

Un organe de médiation dédié pourrait en outre être constitué pour favoriser la conclusion rapide de tels accords et harmoniser les négociations. Il pourrait en particulier assurer la transparence des accords, permettant à l'ensemble des parties et aux tiers de vérifier que ces accords sont conclus de manière équitable.

En conclusion, nous pensons que le système des brevets n'est pas un frein à la vaccination des populations. Au contraire, il est un des maillons essentiels de la chaîne qui relie la recherche fondamentale, le développement et la mise au point de vaccins efficaces.

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Ronan le Gleut, sénateur

. ‑ Merci. Certains éléments que vous avez évoqués sont en concordance avec des propos tenus précédemment. Vous avez également apporté un nouvel éclairage en suggérant que l'OMPI soit force de proposition. Vous avez aussi rappelé – ce qui est cohérent, venant de la CNCPI – que sans propriété intellectuelle, l'innovation n'existe pas. Enfin, vous avez abordé un point nouveau dans cette discussion, à savoir l'idée selon laquelle l'innovation pourrait entraîner la création de nouveaux vaccins qui seraient basés sur d'autres matières premières, allégeant ainsi les tensions actuelles sur celles-ci.

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Philippe Lamoureux, directeur général du syndicat « Les Entreprises du médicament (LEEM) »

. Qu'il me soit permis, à titre liminaire, de saluer les remarquables présentations de MM. Guerriaud et Rolland qui résument de façon très claire la situation à laquelle nous sommes aujourd'hui confrontés. Autour de cette table, quel que soit notre point de vue, nous poursuivons tous le même objectif : vacciner rapidement la plus grande population possible à l'échelle planétaire, dans les meilleures conditions d'efficacité et de sécurité possibles. J'y ajouterai, puisque cela nous concerne plus particulièrement en tant qu'entreprises du médicament, l'objectif de maintenir une capacité de recherche nous permettant de faire face à l'émergence récurrente de nouveaux variants depuis le début de la pandémie.

Autrement dit, nous sommes confrontés à une problématique unique, qui n'est ni économique, ni morale, ni idéologique, ni juridique, mais bien sanitaire. Notre objectif partagé doit être celui de l'efficacité.

Ce débat ne doit pas nous faire oublier l'exploit qu'a constitué la mise au point en un an d'un vaccin pour faire face à un virus inconnu jusqu'alors. Il s'écoule habituellement dix ans entre l'invention d'un vaccin et sa diffusion dans le monde. S'agissant des vaccins qui sont aujourd'hui en phase 4, il s'est écoulé moins de douze mois. Je ne vais pas distribuer les bons et les mauvais points. Ce résultat a été obtenu grâce à la mobilisation de tous face à la menace : la recherche académique, les sociétés de biotechnologie, les entreprises pharmaceutiques. Cette mobilisation a entraîné des partenariats publics-privés, mais aussi des partenariats privés-privés sans précédent.

Certaines de ces recherches ont bénéficié de financements publics ; d'autres – parfois d'ailleurs les plus rapidement couronnées de succès – non. Ces recherches ont pu s'appuyer sur d'importantes commandes publiques d'aval, mais toutes ont représenté une prise de risque colossale pour les entreprises qui ont dû réaliser de lourds investissements simultanés compte tenu de l'urgence sanitaire. Par exemple, il a fallu augmenter les capacités de production sans certitude d'aboutir à l'autorisation de mise sur le marché (AMM) pour les candidats vaccins.

Ces résultats sont d'autant plus remarquables qu'ils ont été atteints en respectant les trois fondamentaux que doit réunir tout produit de santé mis sur le marché : qualité, efficacité et sécurité. Ne nous berçons pas d'illusions, le succès n'a pas toujours été au rendez-vous. À l'heure où nous parlons, seuls quatre vaccins ont obtenu une AMM conditionnelle en Europe. Cela reste une bonne nouvelle, et nous avons bon espoir de voir arriver prochainement de nouvelles solutions vaccinales.

Les chiffres, trop souvent négligés, donnent un peu le vertige. Actuellement, dans le monde, nous comptons 318 candidats en essais précliniques, 33 en phase 1, 25 en phase 1 ‑ 2, 10 en phase 2, 4 en phase 2-3, 16 en phase 3, et 5 en phase 4. La pandémie a généré un très important effort de recherche : 411 tentatives d'innovation, sans tenir compte de celles qui ont été stoppées faute de preuves ou de démonstrations d'efficacité, de qualité ou de sécurité. La mobilisation de cette industrie a été extraordinaire et a démontré que l'innovation, assise sur de nombreuses collaborations, a servi l'intérêt planétaire.

J'en viens aux problématiques de production – sans reprendre ce que M. Guerriaud a parfaitement expliqué. Dès le début de la crise, notre industrie était consciente qu'il serait nécessaire d'augmenter en un temps record ses capacités de fabrication. Pour vous donner un ordre de grandeur – nous avons parfois l'impression dans nos discussions que tout cela est un peu magique –, nous devions tripler la capacité mondiale de production de vaccins sûrs et efficaces.

En somme, les industriels, dès le lancement du projet de recherche, ont engagé deux types d'actions : d'une part le partage des capacités de production, ce qui est un phénomène sans précédent dans notre industrie ; d'autre part, la multiplication des partenariats chaque fois que cela s'avérait possible pour augmenter ou accélérer la production de vaccins.

Je reviens sur les accords de licence volontaire. Aujourd'hui, près de 300 accords de partenariat, incluant, dans plus de deux tiers des cas, des transferts de technologie ont été mis en place par l'industrie pharmaceutique depuis le début de la pandémie. M. Rolland l'a bien expliqué : paradoxalement, peut-être, au regard du raisonnement majoritaire et de leur nature inédite, ces accords n'auraient pas été rendus possibles sans un solide dispositif de défense de la propriété intellectuelle. Les partenariats ont été très variés : partenariats entre concurrents mobilisant des moyens pour développer ou produire des vaccins ensemble ; partenariats entre entreprises et organismes publics de recherche. Nous avons beaucoup parlé d'AstraZeneca et de l'université d'Oxford ; Takeda travaille aujourd'hui avec Novavax et le ministère de la Santé japonais. Les partenariats existent aussi au sein des grandes puissances vaccinales : Novartis et CureVac ; Sanofi travaille avec Pfizer, Moderna et Johnson & Johnson (J&J). Soulignons aussi les partenariats avec les continents en développement : J&J a passé des accords avec Aspen en Afrique du Sud ; AstraZeneca avec le Serum Institute en Inde.

C'est ainsi qu'à la fin du mois de mai 2021, 2,2 milliards de doses avaient déjà été produites dans le monde. Nous sommes aujourd'hui raisonnablement optimistes pour penser que nous arriverons à produire 10 milliards de doses d'ici à la fin de l'année 2021. Ce qui permettra, théoriquement, à répartition équitable, de vacciner toute la population adulte mondiale.

Abordons maintenant le sujet économique. Je m'interroge pour relancer nos débats : personne n'a jamais soulevé la problématique de la gratuité des masques de protection, de la gratuité des tests de dépistage ni même de celle des traitements destinés aux personnes malades. Le vaccin est soumis à beaucoup de critiques, de fantasmes et de représentations idéologiques. Je constate que les plus ardents à demander la levée des brevets ont souvent été ceux ayant donné du crédit aux thèses complotistes sur les vaccins.

Les chiffres parlent. Au plan économique, le coût de la crise Covid-19 en France est évalué à 158 milliards d'euros, à mettre en perspective avec le coût global de la vaccination, publié récemment par le comité d'alerte de l'Objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam), qui serait de 4,6 milliards d'euros pour 70 % de la population nationale. Tous les préventologues sérieux diront que la vaccination est sans doute l'une des approches les plus « coût-efficaces » en santé. Pour revenir à la problématique des licences d'office dont parlait très bien M. Guerriaud, je rappelle que les vaccins conventionnels sont vendus à prix coûtant et que les vaccins à ARN le sont à prix différenciés. Nous ne notons pas de problématique de prix dans l'accès à ces vaccins. Nous sommes face à des contraintes technologiques.

Devons-nous lever les brevets pour régler la crise sanitaire ? Pour répondre à cette question, il faut dépasser les présupposés idéologiques. Il faut se poser les bonnes questions : existe-t-il des réserves infinies de matières premières pour répondre à une explosion de la demande, dans une hypothèse que nous considérons comme n'étant pas réaliste d'une augmentation drastique des capacités de production ? La réponse est non. Les matières premières requièrent un temps de fabrication et un savoir-faire de haut niveau pour être incorporées dans le produit fini, et ce ne sera pas le cas.

La levée des brevets permet-elle d'augmenter la production ? Non, parce que l'accélération de la production passe au contraire par des partenariats volontaires et collaboratifs entre innovateurs à l'origine des vaccins et fabricants qui, il est vrai, apportent une expertise propre et des capacités de production. C'est justement la garantie des droits de propriété intellectuelle qui permet ce type d'accord.

Avons-nous la garantie que la levée des brevets n'entraîne pas un risque majeur de contrefaçon ? Non. La globalisation multiplie les risques de contrefaçons et accroît d'ailleurs la nécessité d'une protection juridique des inventions. Par exemple, en 1993, une campagne de vaccination au Niger avec des vaccins antiméningococciques contrefaits en provenance d'un pays voisin avait provoqué 3 000 décès.

Existe-t-il des capacités dormantes de production que nous pourrions mobiliser en levant les brevets ? Non. Le savoir-faire et les compétences de haut niveau sont nécessaires, et les ressources humaines, au-delà des capacités de production, sont aussi limitées.

Les projets actuellement en phase d'essais précliniques pourraient-ils être poursuivis en cas de levée des brevets ? Probablement non. Sans perspectives économiques juridiques stables, tout porteur de projet verrait sa prise de risques non récompensée. Nous tuerions donc dans l'œuf de nombreuses innovations prometteuses, qui nous feraient défaut en cas de survenue de nouveaux variants.

La levée des brevets est‑elle une bonne solution dans la situation actuelle ? Non. Les pays en développement ont besoin d'un soutien. Ce soutien passe par une politique de dons de vaccins, par la multiplication de partenariats qui sont beaucoup plus vertueux, de notre point de vue, que la disparition des mécanismes de protection juridique de l'innovation. La question de l'industrialisation des pays en développement est réelle. Cette industrialisation prendra du temps. Je ne pense pas que nous soyons dans les délais pour pouvoir répondre en temps utile à la menace pandémique.

La levée des brevets prépare-t-elle l'avenir ? Non. C'est justement la garantie des droits de propriété intellectuelle qui nous a permis de réagir rapidement à la menace pandémique. Sa remise en cause fragiliserait l'ensemble du système de santé face aux menaces futures. La levée des brevets est à tous points de vue une très mauvaise réponse à un très grand problème.

Bien sûr, des solutions existent. Nous proposons cinq recommandations :

- l'intensification du partage des doses. Aujourd'hui, ce partage est nécessaire. Les doses sont inégalement réparties. Certains pays ont des surcapacités de vaccination par rapport aux besoins des populations ;

- continuer à optimiser les capacités de production, avec malgré tout deux préoccupations majeures : maintenir la qualité des produits partout où ils sont fabriqués, ce qui n'est pas simple, et desserrer, par la mobilisation des gouvernements, les contraintes sur les approvisionnements en matières premières ;

- éliminer, sous l'égide de l'OMC, toutes les barrières commerciales et réglementaires à l'exportation, notamment s'agissant des matières premières clés, des matériaux de fabrication, des vaccins ; et, probablement, tout faire pour faciliter la mobilité internationale de la main-d'œuvre qualifiée ;

- soutenir sur un plan sanitaire et sur un plan logistique le déploiement de la vaccination dans les pays les plus défavorisés, parce que quand bien même les vaccins seront à disposition, il faut pouvoir organiser cette campagne de vaccination sur le terrain, ce qui n'est pas simple ;

- développer l'écosystème d'innovation pour permettre la mise au point de vaccins efficaces contre les variants les plus préoccupants. Pour ce faire, il faut garantir un accès sans entrave aux agents pathogènes de tous les variants du Covid-19. C'est évidemment un enjeu majeur pour l'avenir. Je vous remercie de votre attention.

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Ronan le Gleut, sénateur

. ‑ Merci. Il nous semblait très important de donner la parole au LEEM. Vous avez notamment rappelé l'exploit de la création de vaccins en un temps record, le danger de l'émergence de nouveaux variants et donc la nécessité de poursuivre l'effort d'innovation des laboratoires. Je vous cite : « Nous tuerions dans l'œuf de nombreuses innovations prometteuses », en enfreignant cette innovation. En effet, les variants et les risques de pandémie future nous appellent à rester vigilants.

Dr Richard Benarous, ancien directeur du département maladies infectieuses de l'Institut Cochin, à l'initiative de la pétition « La séquence du virus responsable de la pandémie Covid-19 est un bien public mondial, les vaccins qui en sont issus doivent l'être aussi ! ». Cette pandémie, aux conséquences absolument catastrophiques, avait pourtant été annoncée dès 2015 par les chercheurs spécialisés sur les coronavirus, en particulier par mon ami Bruno Canard, qui dirige un laboratoire sur les coronavirus à Marseille. Malgré ces avertissements, l'impréparation au niveau mondial a été totale. Il faut donc faire attention à ne pas reproduire de telles erreurs à l'avenir.

Nous nous félicitons de disposer de vaccins aussi performants aussi rapidement, ceci grâce à 20 années de recherche publique et de recherche industrielle.

Les enjeux actuels sont de deux ordres : d'une part vacciner massivement dans le monde entier, d'autre part vacciner le plus rapidement possible. Nous n'avons pas des années devant nous. M. Guerriaud rappelait qu'en 2003 et en 2009, la Malaisie et le Brésil avaient pu obtenir des antirétroviraux contre le sida. Là, nous n'avons pas trois ans ou dix ans devant nous. Nous sommes engagés dans une course de vitesse contre un virus qui a toujours un coup d'avance et un potentiel de mutation extraordinaire qu'il est loin d'avoir épuisé. Il faut gagner cette course.

Le problème auquel nous faisons face est la pénurie de vaccins. Comment la surmonter ? Une centaine de gouvernements, la société civile et des prix Nobel ont demandé que soit levée la propriété intellectuelle sur les brevets relatifs aux vaccins en question.

Je demande à M. Lamoureux, qui a été un peu excessif, de retirer son allégation selon laquelle tous ceux qui demandent la levée des brevets sont des complotistes. Aucun de ceux qui la demandent n'est complotiste. La pénurie est avérée, il existe une énorme disparité dans les pays en développement, ou pauvres, où la couverture vaccinale est très faible, voire insignifiante. Si nous continuons ainsi, nous ne pourrons pas endiguer la pandémie mondiale.

M. Lamoureux parlait du fait que les sociétés pharmaceutiques actuelles pouvaient produire jusqu'à 10 milliards de vaccins d'ici à fin 2021. Je vous recommande la lecture de Nature, la plus grande revue scientifique, qui a précisément dit dans son dernier volume que le Fonds monétaire international (FMI) considère que, malgré tous les accords dont les précédents orateurs ont parlé, l'industrie ne pourra produire que 6 milliards de doses de vaccins d'ici à fin 2021. C'est vraiment un maximum. Nous serons donc toujours en situation de pénurie par rapport aux besoins, d'ailleurs évoqués par M. Houben, qui sont effectivement de 11 milliards de doses par an.

Malgré les accords qui ont eu lieu entre les différentes sociétés, nous n'arriverons pas à régler cette pénurie. La seule solution réelle est de mobiliser l'ensemble de l'industrie pharmaceutique mondiale en capacité de produire ces vaccins, sous l'égide de l'OMS, en concertation avec l'ensemble des acteurs. Il en existe au Sud et au Nord.

Nous devrions nous inspirer de ce qui a été fait pour le climat avec le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) et les Conférences des parties (COP). Il est vraiment dommage que cela n'ait pas été fait pour la Covid-19. Nous sommes toujours dans une situation de nationalisme vaccinal plutôt que de coopération globale dans le monde. Si nous pouvions mobiliser des sociétés comme GSK, BMS, Novartis, Sanofi, Servier, Fabre en France, en Russie, en Chine, dans les pays du Sud, qui ont également des capacités réelles comme l'Inde et l'Afrique du Sud, nous serions largement en capacité de répondre aux besoins mondiaux en ce qui concerne ces vaccins Covid‑19. Pour réussir cette mobilisation, il est indispensable de lever les brevets.

Je suis d'accord avec M. Guerriaud : ce n'est pas en lisant un brevet qu'il est possible de fabriquer des vaccins ou autres produits médicaux. Il existe un savoir-faire, et celui-ci n'est pas breveté. Cela apporte donc de l'eau au moulin de ce que nous nous disons dans la pétition que j'ai initiée avec le professeur Spira : les brevets sur les vaccins Covid‑19 sont-ils vraiment légitimes ?

Dans ces brevets, nous ne trouvons pas de véritables innovations technologiques vaccinales. Celles-ci ont été développées des années auparavant, essentiellement au départ dans la recherche publique. Elles ont fait l'objet de nombreux brevets, bien antérieurs à la pandémie. La seule innovation véritable de ces brevets de vaccins anti-Covid est la séquence du virus, sans laquelle il n'est pas possible de fabriquer le vaccin.

Cette séquence a été élucidée très rapidement par des chercheurs chinois qui ne l'ont pas brevetée. C'est donc un bien public, une ressource publique mondiale. Il n'existe aucune raison pour laquelle les vaccins qui en sont issus ne soient pas également considérés comme tels. Nous parlons de vaccins de deuxième génération contre les variants. Nous connaissons les séquences des variants grâce à la recherche publique. Les séquences des variants sont publiques. Est‑il concevable que ces séquences de variants soient en quelque sorte privatisées par l'intermédiaire de nouveaux brevets ? Je ne le pense pas.

Pour quelles raisons certaines sociétés insistent-elles sur le fait qu'il ne faut pas lever la propriété sur les brevets ? Les brevets ne servent à rien, ou presque, pour reproduire un vaccin. Entre parenthèses, je dirai à M. Guerriaud que les vaccins sont aussi de la chimie. Pour faire un ARN, il faut absolument avoir les briques nécessaires à son agencement.

Tous les intrants dont nous avons parlé aujourd'hui sont produits dans les pays du Sud. Dans les pays du Nord, en France en particulier, il n'y a pratiquement plus de chimie médicinale. Celle‑ci est en Inde, en Chine et dans d'autres pays du Sud. Ces pays méritent aussi que nous coopérions avec eux pour faire les vaccins dont ils ont besoin.

Ma dernière remarque concernera la France – ce qui est peut-être un peu à l'écart du problème des brevets. Malheureusement, en France, les entreprises pharmaceutiques ont répondu aux abonnés absents sur la Covid‑19, et ce n'est pas un accident. L'humanité, depuis quarante ans, fait face à des fléaux infectieux considérables – je ne parle que de virologie : sida, hépatite C, et aujourd'hui Covid‑19. L'industrie pharmaceutique française n'a produit aucun antirétroviral antisida, aucun anti-hépatite C et aucun vaccin anti-Covid-19. Cette situation n'est-elle pas anormale alors que notre pays était l'un des leaders du temps de Roussel, Rhône-Poulenc, etc. ?

Notre pays doit prendre ce problème à bras-le-corps. Il doit prendre des décisions fortes qui s'imposent sur les structures, la recherche, le financement de la recherche dans les maladies infectieuses et l'organisation des liens entre la recherche, les biotechnologies et la production. La revue Nature rappelle que les États-Unis prévoient, dans les cinq ans qui viennent, un doublement de leurs crédits de recherche. Un effort analogue doit être fait en France. Cela est d'autant plus important que nous allons devoir faire face à l'émergence de nouveaux virus. Demeure par ailleurs le problème non négligeable de la résistance aux antibiotiques. Ce sont des menaces à prendre très au sérieux.

Pour conclure sur les brevets, la France et l'Union européenne seraient bien inspirées de suivre les États qui demandent la levée des brevets et de suivre les États-Unis, la Russie et la Chine qui ont rejoint ces États.

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Ronan le Gleut, sénateur

. ‑ Nous sommes, à l'OPECST, dans une approche scientifique par nature, c'est-à-dire reposant sur la contradiction. Toute approche scientifique exige la contradiction, et cette table ronde le prouve via l'expression de points de vue contradictoires.

Vous avez notamment rappelé, monsieur Benarous, la question de la capacité de production. Le besoin de 11 milliards de doses fait consensus : la capacité en fin d'année, comme le dit le FMI dans Nature sera-t-elle de 6 milliards de doses ou, comme d'autres le disent, de 10 milliards ? C'est une question très importante sur laquelle nous reviendrons dans la partie questions-réponses pour que les uns et les autres puissent préciser leur pensée.

Vous abordez également la question de l'innovation technologique vaccinale. Finalement, tout ceci n'est-il pas basé sur des innovations antérieures à la pandémie ? L'idée selon laquelle les brevets ne servent à rien et que la clé est le savoir-faire rejoint aussi ce qui a été dit à d'autres moments.

Nous ne pouvons que vous rejoindre sur le besoin d'efforts en termes de recherche pour que la France occupe son rang de grande puissance de recherche industrielle.

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Samira Guennif, maître de conférences à l'Université Paris 13

. ‑ Merci de m'offrir l'opportunité d'apporter ma contribution à ce débat sensible. Je n'occupe pas la place la plus facile puisque c'est la dernière. J'essaierai néanmoins de rester focalisée sur des points essentiels à la compréhension des problématiques actuelles autour de la levée des brevets.

Cette crise sanitaire est à la fois inédite et familière. Inédite parce que c'est une pandémie sans précédent pour les générations actuelles. Ce sont à la fois des populations, des systèmes de santé et des systèmes économiques qui sont durement impactés, et nous pouvons craindre que la situation perdure si nous entrons dans une phase de chronicisation de cette infection.

La situation est aussi relativement familière. En effet, les débats sur la difficulté de concilier les droits de propriété intellectuelle et les droits à la santé font écho à ceux qui avaient déjà lieu durant la pandémie de VIH – brièvement rappelée par mes collègues. Durant la pandémie de VIH, nous nous sommes interrogés sur le brevet qui serait un obstacle à l'accès aux soins et surtout à la montée en puissance des programmes d'accès universel et gratuit dans les pays du Sud, qui avaient vocation à administrer des traitements antirétroviraux pour lutter contre la pandémie ; le contexte de l'époque était marqué par l'introduction et la montée en puissance de l'accord sur les ADPIC qui obligeait les pays du Sud à introduire le brevet sur les procédés et les produits dans le secteur pharmaceutique.

Aujourd'hui, nous retrouvons cet enjeu déjà vu durant la pandémie de VIH, c'est-à-dire assurer un accès large et équitable aux vaccins brevetés contre la Covid-19, surtout dans les pays à ressources limitées, les pays à faibles revenus.

Sans verser dans le complotisme, j'aimerais simplement rappeler quelques évidences concernant le système de brevets et insister sur le fait que, au-delà d'un consensus qui pourrait se dégager suite aux interventions de mes collègues, c'est en réalité un dispositif juridique très controversé aujourd'hui. Il existe une large littérature théorique, notamment en sciences économiques, mettant en avant l'idée que le brevet serait un outil de promotion de l'innovation et du bien‑être général. En ce sens, du point de vue des firmes, dans le secteur pharmaceutique, le brevet est un monopole d'exploitation temporaire, valable pour 20 ans, mais surtout une incitation essentielle à la recherche, au développement et à la commercialisation d'innovations à des prix élevés, puisqu'il s'agit pour ces entreprises de fixer des prix qui leur permettent de récupérer les dépenses consenties en recherche et développement.

Du point de vue de la société, c'est un monopole qui garantit l'accès à des innovations thérapeutiques et qui vise à assurer l'amélioration des conditions sanitaires de la population. C'est heureusement un monopole temporaire, l'idée étant de permettre à ces innovations de basculer dans le domaine public au bout de 20 ans et de permettre la copie générique. Nous essayons donc de réintroduire de la concurrence sur le marché, ce qui doit permettre de baisser les prix et d'augmenter les quantités disponibles sur un territoire.

Comme je vous le disais, il s'agit plutôt d'un argument théorique. Les recherches empiriques ont tendance à montrer que le brevet est un outil stratégique au service des firmes dans le secteur pharmaceutique. Depuis la ratification de l'accord sur les ADPIC, nous avons observé un renforcement sans précédent de la propriété intellectuelle, qui a coïncidé dans le secteur pharmaceutique avec le glissement d'un modèle économique à un autre. Depuis les années 1990, il faut admettre que le modèle de développement de nouvelles molécules chimiques est en panne. Le nombre de brevets a augmenté, mais le nombre de nouvelles molécules chimiques commercialisées a baissé de manière importante.

Les brevets se multiplient parce que nous sommes dans un système qui le permet, notamment pour les brevets secondaires. Des entreprises peuvent déposer un deuxième ou un troisième brevet sur une molécule déjà connue ou commercialisée. Cela explique le glissement vers un modèle consistant davantage à repositionner des médicaments déjà connus, largement constaté lors de la recherche menée autour des traitements contre la Covid-19.

Je parle bien d'un modèle de repositionnement, car des firmes sont aujourd'hui très investies dans l'évaluation de l'efficacité de molécules déjà connues et commercialisées, qui auraient vocation à être testées pour de nouvelles indications thérapeutiques. Ce modèle présente plusieurs avantages pour l'industrie : la réduction du risque, du temps et du coût de développement d'un médicament. Cela permet à l'industrie d'assurer un niveau de rentabilité élevé. Précisons que l'industrie pharmaceutique figure parmi les secteurs où les taux de rentabilité sont élevés. C'est un secteur qui se caractérise par l'obtention de brevets successifs, autorisant artificiellement une extension de monopole sur une molécule, ce qui garantit des rentes pour les acteurs du secteur.

Le système de brevets est un peu éloigné de ses objectifs initiaux. Les décennies passent, le système de brevets se renforce tout en ne garantissant plus la commercialisation d'innovations majeures, mais plutôt mineures. En contrepartie, pour la société, les prix ne cessent d'augmenter. L'inflation est importante dans le secteur. Par ailleurs, par définition, un monopole signifie qu'un acteur privé a la main sur les quantités disponibles sur le marché. C'est typiquement la situation dans laquelle nous sommes.

Lever les brevets pour couvrir les besoins sanitaires ? Aujourd'hui, à peu près sept vaccins sont disponibles. Beaucoup sont en phase de développement. Cet exploit est dû pour une grande part au fait que les États ont injecté des milliards de fonds publics pour soutenir la recherche et développement et la production via le financement du développement des vaccins. Des fonds publics et des fondations financent les essais cliniques. Le mécanisme de garantie de marché consiste à précommander des vaccins qui ne sont pas encore en phase de commercialisation, mais en phase de développement. Par ces deux mécanismes, des milliards d'euros ont été injectés, et nous disposons de vaccins pouvant ensuite être dispensés plus ou moins largement.

J'aimerais insister sur la nécessité sanitaire, qui fait écho à la pandémie de VIH, avec ces chiffres : dans les pays à hauts revenus, un quart des personnes se sont fait vacciner ; dans les pays à faibles revenus, 1 personne sur 500 s'est faite vacciner. Aussi les besoins sanitaires sont importants dans les pays du Sud, et doivent absolument être satisfaits, car c'est de ces zones qu'émergent des variants. Là réside la menace d'une chronicisation de ce virus.

Quels sont les mécanismes qui permettront d'assouplir les brevets ? J'insiste bien sur les monopoles d'exploitation, avec l'idée qu'il faut pouvoir analyser les mécanismes permettant d'augmenter les quantités et de réduire les prix. J'ai beaucoup entendu mes collègues parler de licences volontaires ou de licences obligatoires. S'agissant des licences volontaires, le Costa Rica a fait une proposition en ce sens dès les premiers mois de l'épidémie via un Covid‑19 Technology Access Pool qui, de fait, est basé sur le modèle Medicines Patent Pool, invitant les entreprises détenant les brevets à les céder dans ce pool qui aurait ensuite la charge de les rétrocéder à des génériqueurs. Nous disposions donc d'un outil et d'une proposition. Mais l'industrie pharmaceutique n'a pas répondu, préférant sans doute des licences volontaires de façon bilatérale, avec des clauses commerciales et confidentielles.

L'OMS avait porté le dispositif COVAX, qui est aujourd'hui en panne. La France, entend exporter massivement une partie de sa production. Les pays promettent des financements à la facilité COVAX. Mais la réalité est que ce dispositif est en panne. Nous sommes loin des 2 milliards de doses qui devraient arriver d'ici à la fin de l'année. Comme l'a rappelé l'un des intervenants, nous sommes face à des stratégies de nationalisme qui bloquent le fonctionnement de COVAX. Faute de financement et d'implication des États autour d'une idée qui consistait simplement à grouper les commandes, les adresser à divers fournisseurs en vue de répartir équitablement les doses dans le monde, ce système ne fonctionne pas.

Il existe la possibilité de licence obligatoire. Chaque État pourrait dans son coin lever les brevets et autoriser un tiers à produire et commercialiser un générique contre royalties, c'est-à-dire une juste compensation pour le détenteur du brevet. C'est une licence obligatoire possible en cas d'urgence sanitaire, et nous sommes donc dans ce cadre ; possible si les prix sont prohibitifs ou les quantités insuffisantes, et nous sommes dans cette configuration, les quantités étant insuffisantes, sans parler des prix qui, certes, sont différentiels, mais qui peuvent heurter le pouvoir d'achat des pays du Sud.

Je soulignerai l'absence de production locale. Le breveté a des droits mais aussi des obligations. L'une d'elles, figurant dans l'accord sur les ADPIC et reconnue par les instances nationales, est l'obligation pour les détenteurs du brevet de procéder à des productions nationales. Il existe des lourdeurs administratives autour de l'utilisation des licences obligatoires. Ce qui posera définitivement problème à l'usage de ces licences est la protection des données cliniques, ne permettant pas aux génériqueurs de proposer une copie du vaccin dans des délais courts. Il faudrait en réalité lever les brevets et toutes les protections qui portent sur les données cliniques.

Ceci explique la proposition indienne et sud-africaine. Certains pourraient la juger excessive. En l'occurrence, elle ne l'est pas, elle est pragmatique. Il ne s'agit pas simplement de lever les brevets. Il faut aussi lever la protection des données cliniques, les dessins sous ADPIC, ce qui permettrait à ces pays, notamment à l'Inde et à l'Afrique du Sud, non pas seulement de copier les vaccins mais aussi de copier les produits de diagnostic, les produits thérapeutiques, etc., ce qui assurerait la prévention, le traitement et la maîtrise de la Covid-19.

À ceux qui disaient tout à l'heure que c'était large et sans horizon, je répondrai que l'Inde et l'Afrique du Sud ont demandé que ce soit trois ans au minimum, cette durée pouvant être prolongée si la vaccination généralisée au niveau mondial n'était pas atteinte et si nous n'avions pas d'immunité pour une majorité de la population mondiale. Il est temps de discuter sérieusement de cette proposition pour obtenir un consensus ou un vote à la majorité qualifiée au sein de l'OMC.

Il est difficile d'assurer la promotion de la santé publique sous gouvernance globale de la propriété intellectuelle. C'est un système qui aujourd'hui ne remplit pas certains objectifs fixés par la société. Le contrat était la commercialisation de molécules chimiques. Or le système est en panne. La pharmacie a beaucoup de mal à commercialiser de nouvelles molécules chimiques. C'est un système qui ne permet pas l'exploitation effective et non abusive d'une invention, c'est-à-dire l'obligation pour un breveté d'assurer la production locale, de commercialiser dans des quantités suffisantes et à des prix abordables. Nous sommes actuellement loin du compte, puisque nous assistons à une concentration forte de la production de vaccins dans les pays du Nord. Aussi les pays du Sud sont-ils soit en demande de dons, soit, comme le font l'Inde et l'Afrique du Sud, en demande d'une dérogation qui leur permettrait d'absorber ces connaissances scientifiques et techniques et de développer des capacités industrielles. Cela constituerait pour eux une réponse durable à la pandémie, et c'est ce qu'ils réclament, pour ne plus dépendre des pays du Nord qui leur expliquent que les dons et les transferts de technologie vont arriver.

De fait, un transfert technologique est rare. Contrairement à ce qui avait été prévu lors de la signature de l'accord ADPIC, le brevet n'a pas été l'outil permettant un transfert de technologie massif vers les pays du Sud. Cela explique cette importante offensive de la part de l'Inde et de l'Afrique du Sud. En réalité, ces pays sont très méfiants quant aux effets monopolistiques de la propriété intellectuelle sur le développement de l'innovation pharmaceutique et l'accès à cette innovation.

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Ronan le Gleut, sénateur

. ‑ Un grand merci pour toutes ces précisions. Vous nous avez apporté un éclairage sur la multiplication des brevets secondaires, thème que nous n'avions pas encore abordé. Parmi les nombreux éléments que vous avez évoqués, la proposition du Costa Rica d'un Covid‑19 Technology Access Pool est aussi un élément qui nourrit la réflexion de cette audition. Merci pour cette intéressante contribution.

Nous venons donc de conclure la première partie de la table ronde où chaque intervenant a pu exprimer son point de vue, et nous vous en remercions, avec une diversité d'opinions qui éclaire nos travaux.

Je vais demander à M. Pierre Cunéo, responsable de la task force vaccins rattachée à la ministre déléguée à l'Industrie, de répondre à une question de Cédric Villani, qui souhaiterait que soit précisée la problématique des intrants en tension. Qui détient ces intrants ?

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Pierre Cunéo, membre de la task force vaccins rattachée à la ministre déléguée à l'Industrie

. ‑ Je vais donner un exemple parlant : Pfizer-BioNTech est un vaccin qui fait intervenir 280 intrants provenant de 19 pays, parmi lesquels nous comptons notamment les États-Unis.

Au-delà de toutes les discussions sur la propriété intellectuelle et les brevets – qui ont été scientifiquement rigoureuses et ont répondu au principe de la contradiction –, la sécurité de l'approvisionnement est évidemment clé pour produire et vacciner. Il faut construire ces réseaux et filières d'approvisionnement, s'assurer de leur fluidité, de leur résilience aux aléas, en particulier par une forme de diversification du sourcing ; et, a fortiori, en une période de montée en charge des capacités de production, il faut prévoir les flux d'approvisionnement et les flux aval.

L'exemple de composants en tension le plus connu, sans doute, est celui des nanoparticules lipidiques, soit la couche de cholestérol qui entoure l'ARNm pour le protéger, en l'occurrence pour le Pfizer-BioNTech. Cette tension doit conduire les États à exercer leur plein rôle de protecteurs sanitaires et le cas échéant, en cas de défaillance de marché, d'orienteurs des acteurs économiques et en particulier les industriels. Aux États-Unis – c'est à cela que je faisais allusion dans mon intervention – existe le Defense Protection Act (DPA), qui est une loi de 1950 remaniée à plusieurs reprises par les présidents successifs. Cette loi a des effets vertueux, car elle consiste à rendre prioritaire la production vaccinale contre la Covid-19 sur d'autres productions des laboratoires, en intervenant auprès des entreprises américaines pour les accompagner dans le réordonnancement de leurs priorités de production ou de la manière de produire, tel l'accord Merck‑Johnson & Johnson intervenu aux États-Unis sur le fondement de l'activation de ce DPA. Cette loi a aussi son revers. En 48 heures, elle peut faire prévaloir l'utilisation domestique d'un produit fabriqué aux États-Unis sur une demande d'exportation. D'une certaine manière, ceci crée une forme d'incertitude sur la sécurité réelle de l'approvisionnement attendu de la part des entreprises américaines, sous l'empire du DPA.

Cela a été fait sur bien des composants et intrants, ainsi que sur des extrants et des éléments concourant à la production de vaccins, comme les pompes nécessaires au conditionnement et le fill & finish. Cela a été activé sur les micro-filtres, éléments clés dans la fabrication du vaccin, sur certains sels et dérivés sacchariques, qui maintiennent la salinité d'un côté et, de l'autre, favorisent la conservation à froid des vaccins, et sur les seringues à faibles résidus qui permettent d'extraire tout ce qu'il est possible d'extraire des fioles multidosées pour maximiser notre capacité d'effection vaccinale.

Les intrants viennent de partout. Les dispositifs nationaux ont leurs vertus parce qu'ils remettent la production des intrants nécessaires aux vaccins Covid tout en haut de la pile et du merite order interne des différentes entreprises. Mais ils peuvent aussi générer de l'incertitude sur la continuité de nos chaînes d'approvisionnement pour sécuriser la production, ce qui est préjudiciable, même si ce n'est pas activé toujours et partout.

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Ronan le Gleut, sénateur

. ‑ Je vous remercie de votre réponse. Cédric Villani, président de l'Office, a souhaité que je fasse état de son opinion, que je partage. Il exprime sa grande admiration pour les prouesses réalisées par les laboratoires et le développement ultrarapide innovant de vaccins efficaces, ce qui était inespéré. Toute la société a pu voir l'importance capitale de la recherche et de l'innovation. Il est important de le rappeler ici.

Concernant la tension sur les intrants et les licences, un début de réponse a été apporté.

Toutes les interventions traduisent une forme de consensus sur l'idée que les brevets ne sont finalement pas au cœur de la problématique, dans la mesure où le savoir-faire est plus important. Dès lors que le brevet n'est pas au cœur de la problématique de la production, j'ai envie de demander à ceux qui sont pour la levée des brevets : pourquoi alors que la clé est le savoir‑faire ? À ceux qui sont contre la levée, je demande : pourquoi être contre alors que les laboratoires sont protégés par le savoir‑faire ? La question se pose des deux côtés. Cela nous aidera à préciser nos pensées.

Concernant les montants investis et reçus à ce jour, pourrions-nous avoir des précisions – un ordre de grandeur – sur ceux probablement nécessaires pour de nouveaux essais ?

Je vais aussi relayer deux questions posées par Internet, cette audition étant publique et ouverte aux questions des internautes. Avons-nous une estimation de la valeur des brevets dont nous parlons ce matin, et donc du montant de la compensation qui pourrait être envisagée ? Une autre question est liée aux effets secondaires suite à une vaccination dans le cas où un laboratoire aurait la possibilité de copier un vaccin breveté : qui est responsable ? Les effets secondaires sont-ils liés à la production de la copie ou à l'invention du brevet ?

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Philippe Lamoureux, directeur général du syndicat « Les Entreprises du médicament (LEEM) »

. ‑ J'aimerais revenir sur les interventions de M. Benarous et de Mme Guennif.

Monsieur Benarous, je suis vraiment désolé que nous ne nous soyons pas compris. Loin de moi l'idée que toutes les personnes qui demandent la levée des brevets sont des complotistes. Je constate juste que des personnes qui, il y a peu de temps, étaient complotistes demandent aujourd'hui la levée des brevets. Si vous le souhaitez, je vous donnerai des noms hors de cette session, mais vous voyez très bien à qui je peux penser.

Concernant le débat sur les chiffres, entre 6 milliards et 10 milliards de doses, une étude Airfinity parle de 10 milliards. Je pense que nous pouvons nous mettre d'accord sur l'idée que les 10 milliards sont un objectif, à production ou arrivée de nouveaux vaccins. Des capacités de production continuent de se développer. Par exemple, Moderna est en train d'installer un grand site de production. Une usine en Allemagne, à Marbourg, va être en mesure de fabriquer 200 millions de doses supplémentaires. Certains laboratoires, dont des laboratoires français, vont bientôt être en situation – en tout cas nous l'espérons – de produire eux-mêmes de nouveaux vaccins. L'offre ne cesse donc de s'accroître. Un enjeu de la protection brevetaire est de ne pas décourager ceux qui ne sont pas encore entrés sur le marché et qui pourraient demain apporter des capacités de production supplémentaires.

S'agissant de la recherche publique, il est vrai que les biotechs dont nous parlons, comme BioNTech, Valneva et Moderna, sont des sociétés qui ont eu d'énormes difficultés de développement et de financement et qui ont aussi une longue ancienneté dans le domaine de l'ARN.

Vous parliez des séquences de variants. Moderna a mis en ligne un certain nombre de données. Comme nous le disions, sans le savoir-faire, cela revient à donner les ingrédients d'une recette de cuisine sans indiquer comment la faire.

Monsieur Benarous, je vous rejoins sur vos commentaires sur les difficultés françaises. Les pays qui ont le mieux réussi dans la lutte contre la Covid-19 sont ceux qui ont une culture du décloisonnement et une culture du travail commun. Ce sont des pays dans lesquels l'univers de la recherche académique et l'univers de la recherche industrielle travaillent main dans la main. C'est le continuum recherche publique‑biotechs‑Big Pharma qui a permis d'arriver très vite à des solutions thérapeutiques. Il est vrai que cela ne fait pas partie de la culture française, ce qu'il faudrait probablement améliorer.

Je voudrais reprendre quelques points de ce que disait Mme Guennif. Vous avez utilisé plusieurs fois le mot générique. Comme l'a dit M. Guerriaud, s'agissant de vaccins, nous ne parlons pas de génériques mais de médicaments biosimilaires. Il est plus ardu de fabriquer un médicament biosimilaire que de fabriquer un médicament générique. Je vous laisse la responsabilité de deux de vos propos :

- l'innovation serait en panne. Les données de la Food and Drug Administration (FDA) ou de l 'European Medicines Agency (EMA) montrent à l'évidence que nous connaissons, depuis deux ou trois ans, une vague d'innovations sans précédent et que les mécanismes de propriété intellectuelle n'ont pas du tout dissuadé cette recherche de l'innovation, bien au contraire ;

- les prix ne cessent d'augmenter. On peut le penser. C'est cependant un peu hors sujet par rapport à notre débat. Et, comme nous sommes à l'Assemblée nationale, je ne résiste pas à ce rappel : les parlementaires qui votent la loi de financement de la Sécurité sociale depuis dix ans savent que le chiffre d'affaires net de notre industrie est resté stable et n'a pas augmenté en dix ans. Autrement dit, les innovations dont nous parlons ont été financées à moyens constants, raison pour laquelle nous nous interrogeons sur les problématiques de relocalisation industrielle.

Les aides publiques sont réelles. Nous n'allons pas les contester. Elles ont joué un rôle majeur dans l'accélération de la recherche, dans le développement des capacités de production. L' incentive – si vous me permettez cet anglicisme pour la puissance publique – a permis d'accéder à des vaccins à des prix très faibles. La problématique dont nous parlons aujourd'hui n'est en aucun cas celle du prix de l'innovation. Les vaccins classiques sont à prix coûtant. AstraZeneca est même en dessous des évaluations des responsables d'Oxfam. Les vaccins à ARN sont à prix différenciés. Nous ne sommes donc pas face à un enjeu classique de prix élevés de l'innovation. Ces innovations ont des prix très raisonnables.

Enfin, c'est important à mes yeux, le parallèle avec le VIH n'est plus du tout d'actualité, pour une raison très simple : à l'époque où ont eu lieu les accords de Doha et la crise des traitements contre le VIH, il n'existait pas d'initiative COVAX, ni même de système de prix différenciés. Nous n'avions pas les outils dont nous disposons aujourd'hui pour traiter le sujet.

Concernant la position de principe sur la levée des brevets, le brevet est une garantie pour l'industriel de protection et donc de conditions économiques d'exploitation de son produit. Une remise en cause d'un brevet serait en réalité extrêmement dissuasive pour les activités de recherche et d'innovation. Il est d'ailleurs intéressant de constater que cette problématique se pose dans le domaine de l'industrie pharmaceutique, mais que la problématique de la protection des brevets paraît si évidente dans le domaine de l'aéronautique ou de la construction automobile qu'elle n'est pas posée.

Les effets secondaires sont un problème très sensible. Nous les suivons attentivement. Il faut bien comprendre que cette problématique de vaccination pour notre industrie n'est pas un sujet économique mais avant tout un sujet de santé publique et de réputation sectorielle. C'est pour cela que nous sommes très engagés. Nous sommes très attentifs aux effets secondaires. J'ai parlé plusieurs fois de qualité et de sécurité des produits. En cas de défaillance dans la conception du produit, c'est le titulaire de l'AMM qui en répond. Si en revanche il s'agit d'un problème de qualité de la fabrication ou de défaut de production, ce n'est pas du tout le même régime qui s'applique.

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Dr Mathieu Guerriaud

. Je tiens à préciser que je suis certes juriste, mais je suis également pharmacien de formation. Je voudrais répondre à M. Benarous qui souhaiterait mobiliser beaucoup plus d'usines de par le monde. Je ne sais pas si nous pouvons en mobiliser beaucoup plus, la grande majorité des usines actuelles étant des usines de formes sèches, c'est-à-dire des comprimés, des poudres. Il n'existe pas tant d'usines d'injectables que cela. Pour reconvertir ces usines en injectables pour produire du vaccin, il faudrait procéder à un changement de ligne. Cela prend déjà beaucoup de temps. Par ailleurs, cela stopperait la production d'autres médicaments injectables tout aussi essentiels pour la population, comme des antibiotiques.

En revanche, comme le dit M. Benarous, il faut augmenter nos capacités de production et restaurer la puissance industrielle française ou au moins européenne, ce qu'a aussi rappelé M. Lamoureux.

J'ai été assez surpris des propos de ma collègue économiste sur le manque d'innovation. Effectivement, le nombre de molécules chimiques est moins important qu'autrefois mais, depuis les années 1980, on observe une explosion du nombre de molécules biologiques. Aujourd'hui, des anticorps monoclonaux font partie de notre panel de thérapies. Ils présentent d'énormes avantages par rapport aux médicaments chimiques et permettent de cibler des pathologies, ouvrant la voie à des thérapies personnalisées. Depuis 2007 existe le règlement européen 1394‑2007 sur les médicaments de thérapies innovantes ou nouvelles thérapies telles les thérapies géniques et les thérapies cellulaires somatiques. Ce sont de réelles innovations grâce auxquelles nous allons pouvoir soigner des maladies rares, et qui ne sont pas très rentables pour l'industrie pharmaceutique, le nombre de patients étant faible. Des aides sont concédées à ces industries, mais elles ne sont pas forcément très élevées.

Vous disiez que ces dernières années l'industrie encourait peu de risques. Cependant, dans le cadre des médicaments de thérapies innovantes, les risques sont importants. De nombreux médicaments ont été des échecs commerciaux, parce qu'ils sont peut-être arrivés trop tôt sur le marché, et parce que les évaluateurs, qui fixent le prix de remboursement, ont été confrontés à une difficulté. Ils avaient l'habitude de médicaments classiques. Là, il s'agit de médicaments qui peuvent soigner des patients en une injection. Je suis donc en opposition avec vous à ce sujet. C'est le principe du débat diacritique et contradictoire.

Produire dans les pays du Sud est très compliqué. Il faut être pragmatique. Une usine de médicaments ne se construit pas du jour au lendemain. Cela requiert des années pour en construire dans un pays occidental. Il en faut tout autant, sinon plus, dans un pays du Sud, à cause des contraintes climatiques que nous ne pouvons ignorer pour le difficile traitement de l'air et de l'eau. Cela peut tout à fait se faire, mais cela prend beaucoup de temps. Le risque à se lancer dans la production dans des usines qui ne sont pas aux normes actuelles est de fabriquer des médicaments sous-standards, ce qui serait inacceptable, en particulier dans le cadre de cette pandémie.

La levée des brevets, comme j'ai essayé de vous le démontrer, ne sert pas à grand-chose. Donc pourquoi les lever puisque cela ne sert à rien ? Je ne vois pas l'intérêt. À mon avis, cela permet effectivement de maintenir l'innovation et aussi la confiance de l'industrie pharmaceutique dans le système actuel.

S'agissant des capitaux publics qui ont été injectés, en revanche, je souhaite que nous réfléchissions à un meilleur retour sur investissement pour les acteurs académiques, un meilleur partenariat entre le public et le privé. M. Lamoureux a souligné qu'en France, le monde académique a du mal à dialoguer avec le monde industriel. Et quand certains acteurs académiques le font, ils ne sont pas très bien vus des autres.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

. ‑ Merci pour cette table ronde absolument passionnante et très éclairante. Je constate avec effroi combien le débat public a été simplifié à l'extrême. L'éclairage de l'OPECST est fondamental.

Je souhaite réagir sur un point à propos de la notion d'innovation. Il a beaucoup été dit que les brevets permettaient de protéger l'innovation. Mme Guennif a souligné le fait qu'aujourd'hui, l'innovation était financée essentiellement par les fonds publics plus que par les brevets. Pardonnez la naïveté de ma question : les brevets et l'argent injecté par le secteur privé et les laboratoires n'ont-ils pas tout simplement permis d'équilibrer le financement de l'innovation ? Est-il vraiment souhaitable d'avoir une innovation ? Est-ce envisageable ? Aujourd'hui, nombre de personnes laissent entendre que seuls les fonds publics financent l'innovation. Je suis très sceptique quant à cette affirmation. J'aimerais bien avoir l'éclairage de Mme Guennif et des autres intervenants sur ce point.

Certains de mes collègues ont rédigé une proposition de résolution sur la levée des brevets. J'espère vivement que mes collègues pourront écouter cette table ronde pour pouvoir peut-être réorienter le texte de cette résolution, peut-être plus en phase avec les propos du Président de la République, qui me semblent être en accord avec la majorité de nos intervenants.

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Dr Richard Benarous

. ‑ Je remercie M. Lamoureux d'avoir précisé que ceux qui demandent la levée des brevets ne sont pas des complotistes.

Pourquoi demande-t-on la levée des brevets si ceux-ci ne servent à rien – ce qui n'est pas tout à fait exact ? Si une entreprise ou un pays essayait de s'affranchir d'un brevet parce qu'il peut avoir le savoir-faire par ailleurs – ce qui est d'ailleurs le cas de la France où nous avons d'excellents chercheurs et d'excellents spécialistes, et Sanofi a toutes les capacités pour développer des vaccins à ARN –, la sanction serait considérable aux niveaux juridique et financier. Les pénalités seraient monstrueuses. C'est la raison pour laquelle les entreprises tiennent absolument à leurs brevets. Mais l'innovation n'est pas vraiment la cause.

Je rappelle aussi qu'il y a des années, aucun brevet n'a été déposé pour les vaccins antipolio. Les découvreurs de ces vaccins, notamment Salk et Sabin, n'ont pas voulu prendre de brevets et ils ont eu bien raison.

Madame la députée, personne n'a jamais dit que seuls les fonds publics financent l'innovation. Les entreprises pharmaceutiques financent aussi l'innovation ; mais les fonds publics la financent de manière considérable. Je ne connais pas exactement les chiffres d'aujourd'hui, mais nous estimions que développer un médicament chimique – je ne parle pas de vaccin, mais c'est peut-être dans les mêmes ordres de grandeur – coûte à l'industrie, qui paye toutes les phases, 1 milliard d'euros. M. Lamoureux pourra peut-être nous donner d'autres précisions.

De ce fait, en un an ou deux, les sociétés qui ont développé les antirétroviraux contre le sida récupèrent leur mise. Cela fait dix ans ou quinze ans qu'elles font des profits considérables. L'un des meilleurs antirétroviraux coûte en production 42 euros le traitement annuel. Il est vendu 10 000 euros en France, 15 000 euros aux États-Unis, 12 000 euros en Allemagne, plus de 800 euros en Afrique du Sud. C'est très bien que l'industrie fasse des profits, mais normaux, sans exagérer, c'est tout.

Le sujet des effets secondaires confirme un point important : lever les brevets ne suffit pas, de même qu'augmenter la production. Il faut aussi contrôler cette production. Cela implique que l'ensemble de la chaîne, que les agences réglementaires des différents pays, comme la France, les États-Unis, l'Union européenne, fassent leur travail. Il ne s'agit pas de produire des vaccins qui ne sont pas au niveau. Cela requiert un contrôle. Le problème est l'absence de coopération et de collaboration jusqu'à présent.

Les 6 milliards de doses d'ici fin 2021 sont les chiffres du FMI. Je ne suis pas toujours d'accord avec eux, loin de là, mais ce sont des gens sérieux qui savent ce qu'ils disent. Nous verrons le résultat dans six mois : aurons-nous 11 milliards de doses ou 6 milliards ou moins ?

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Samira Guennif, maître de conférences à l'Université Paris 13

. ‑ Il est toujours un peu délicat de présenter des arguments en sept minutes. Je fais bien la distinction entre biosimilaire et générique. J'utilise ce dernier terme par commodité de langage.

Je n'ai jamais dit que seuls des fonds publics comptaient. Aujourd'hui, la situation pandémique autour du Covid-19 montre que les fonds publics ont joué un rôle considérable dans l'arrivée des vaccins sur le marché. Les États-Unis ont injecté une dizaine de milliards de dollars dans la recherche et développement, ce qui explique sans doute pourquoi ils ont été en capacité de porter des produits jusqu'au marché. Je ne dis pas qu'il n'existe que des fonds publics. Je dis simplement que, pendant cette période, des efforts publics importants ont été menés pour le développement de vaccins.

Concernant la recherche et développement, là aussi, il est très difficile de montrer en sept minutes le résultat d'études empiriques, qui témoignent de la phase critique dans laquelle se trouve le secteur de la pharmacie. Certaines études établissent que 12 % environ des nouvelles molécules qui arrivent sur le marché ne sont pas, en réalité, des médicaments innovants. Les rapports publics américains posent la question : le contrat passé entre l'industrie et la société est‑il rempli ? Je suis désolée de confirmer mes dires : l'industrie consiste de plus en plus à exploiter et non à explorer. Il faudra sans doute s'interroger sur l'articulation entre acteurs publics et acteurs privés et le rôle des fonds publics pour réorienter la recherche et la commercialisation de molécules vers des terrains où les besoins sanitaires sont importants, et pas simplement vers des marchés lucratifs portant sur des maladies chroniques. Je vous renvoie à toute la littérature qui porte sur le fait que le brevet peut orienter la recherche dans le secteur pharmaceutique du mauvais côté.

Enfin, la discussion d'aujourd'hui n'est pas simplement sanitaire. Le brevet est au cœur d'enjeux sur la compétitivité des États, ce qui ne fait qu'alimenter l'idée que c'est un outil essentiel pour maintenir l'écart technologique avec les pays du Sud. Aujourd'hui, l'industrie pharmaceutique est principalement située dans les pays du Nord, de même que les multinationales, qui entendent maintenir l'écart technologique avec le Sud. L'un des outils pour cela est le brevet. Durant ma présentation, j'évoquais simplement, au moment où nous discutons, la possibilité d'augmenter la production en impliquant les acteurs du Sud, en l'occurrence les entreprises indiennes, sud-africaines, etc.

Depuis la ratification de l'accord sur les ADPIC où il était justement question de montrer que le brevet serait un élément positif pour les pays du Sud, une industrie pharmaceutique solide n'a pas émergé dans ces pays. Le brevet permet-il des transferts technologiques vers les pays du Sud, autorisant donc ces pays à avoir la main sur des capacités scientifiques, techniques et industrielles, pour qu'ils puissent augmenter leur autosuffisance sanitaire ? Très peu de pays du Sud sont en réalité à la tête d'une industrie pharmaceutique. Ne parlons même pas des biosimilaires. Pour l'instant, ce n'est pas le cas.

Concernant les propos sur les sous-standards, j'entends les soupçons : si les pays du Sud se mettent à produire des biosimilaires, il faut donc s'inquiéter de la qualité. Je suis étonnée de la récurrence de cet argument. C'est ce qui a été opposé à l'industrie indienne quand elle a commencé à produire des antirétroviraux. À nouveau, je vois émerger cet argument, alors qu'il existe des organisations internationales, notamment l'OMS, en capacité aujourd'hui de jouer un rôle important pour garantir la qualité des infrastructures des unités de production et la qualité des produits qui pourraient arriver sur le marché.

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Dr Mathieu Guerriaud

. ‑ Les maladies chroniques sont bien sûr un marché. Les maladies chroniques sont ce qui préoccupe aujourd'hui les pays occidentaux, mais pas seulement. Malheureusement, l'obésité et l'hypertension artérielle touchent maintenant des pays du Sud également. Je donne un exemple de recherche en cours par des pays du Nord pour des maladies du Sud. Un essai de phase 3 est en cours pour un médicament de thérapie innovante, une thérapie génique, pour la drépanocytose qui ne touche absolument pas les pays du Nord, en dehors des cas importés. C'est une maladie génétique qui touche essentiellement les pays du Sud. Il est donc un peu caricatural de dire que nous ne nous intéressons qu'aux maladies chroniques, même s'il est vrai que ces maladies représentent la majorité des cas.

Pour les sous-standards, je n'invente rien. C'est l'OMS elle-même qui le dit et qui a d'ailleurs inventé ce terme. Néanmoins, pendant très longtemps, l'OMS a mis sur un même plan les médicaments contrefaits et les médicaments sous-standards, point sur lequel je me bats pour une véritable séparation, parce que ce n'est pas du tout la même chose. Il faut faire preuve de pragmatisme et voir la réalité du terrain. La production d'un médicament n'est pas la production d'un moteur automobile ou d'une boîte de conserve. C'est infiniment plus compliqué.

Permalien
Ronan le Gleut, sénateur

. ‑ Merci beaucoup. Nous arrivons donc à la conclusion de notre table ronde. Après deux heures et demie d'un débat intense, il apparaît que l'OPECST est pleinement dans son rôle, à savoir éclairer les travaux du Parlement ainsi que le débat public.

Nous avons, d'une certaine manière, éclairé et complexifié. Par rapport à des propos qui peuvent parfois apparaître caricaturaux, nous avons cherché à éclairer le débat, à entrer dans les détails, notamment en expliquant qu'il ne s'agissait pas d'un débat sur la levée des brevets, mais bien d'un débat sur une demande de dérogation aux accords ADPIC à l'OMC, et que le français est plus précis que l'anglais quand il s'agit de savoir précisément de quoi il s'agit, et ceci dans la perspective du sommet des 27 et 28 juillet de l'OMC. Nous avons précisé que nous ne parlions pas de génériques pour les vaccins, mais de médicaments biosimilaires. Nous avons évoqué la problématique des intrants, des matières premières, et notamment des nanoparticules lipidiques, la question des exportations, l'exemple du VIH et des trithérapies.

Nous avons complexifié pour sortir des débats simplistes, pour montrer les enjeux de l'innovation, alors que de nouveaux variants peuvent apparaître. Il faut que l'innovation continue d'être dynamique.

Après avoir entendu tous les points de vue, si je devais conclure par un mot ces deux heures et demie de débat, ce serait « coopération ». Je pense que tout le monde autour de cette table est d'accord. Aucune solution ne passera sans coopération. La question fondamentale est bien celle-là, c'est un défi de l'humanité tout entière, qui nécessite une coopération mondiale de tous les acteurs. D'immenses efforts ont été faits, probablement comme jamais. Mais les défis de la pandémie actuelle sont devant nous. Peut-être un travail de prospective sera-t-il nécessaire pour se projeter à long terme, car d'autres pandémies d'une nature différente pourront advenir. Nous aurons certainement des leçons à tirer de cette pandémie de la Covid-19 en prévision de pandémies futures auxquelles l'humanité devra faire face.

Merci infiniment à tous les intervenants. Nous avons éclairé le débat public et le débat parlementaire sur ce sujet fondamental des droits de propriété intellectuelle, et bien au-delà, de la production des vaccins et de l'équité à l'échelle mondiale, dans un but partagé par chacun autour de cette table, qui est d'atteindre l'immunité collective mondiale.

La réunion est close à 12 h 45.