Mission d'information sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de coronavirus-covid 19 en france

Réunion du mercredi 21 octobre 2020 à 14h15

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • masque
  • médecin
  • réanimation
  • virus
  • épidémie

La réunion

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Mission d'information de la conférence des Présidents sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de Coronavirus-Covid 19

Présidence de M. Julien Borowczyk, président de la mission d'information

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Monsieur le Premier ministre, vous avez dû, lorsque vous étiez en fonction, gérer la crise la plus grave qu'a connue notre pays, et le reste du monde avec lui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Vous avez dû, avec votre gouvernement, prendre des décisions difficiles, parfois dans l'urgence, en fonction de données sur l'épidémie et sur le virus incertaines et évolutives. Nous sommes animés par la volonté d'y voir plus clair sur ces événements et sur leur gestion. Je vous remercie de partager avec nous le bilan rétrospectif que vous pouvez en dresser avec quelques mois de recul.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Monsieur le Premier ministre, veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

(M. Édouard Philippe prête serment.)

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Edouard Philippe, ancien Premier ministre

Je suis heureux de répondre à votre convocation, que j'interprète comme une invitation, et ce pour deux raisons essentielles.

La première, c'est le respect dû au Parlement. Cette crise a très profondément déstabilisé notre pays, et le déstabilise encore. Elle a donc aussi déstabilisé, d'une certaine façon, le fonctionnement de nos institutions et de la démocratie. Le Gouvernement et moi-même avons souhaité, sous l'autorité du Président de la République, faire en sorte pendant cette période que le fonctionnement des institutions ainsi que la vie démocratique se poursuivent dans les meilleures conditions, si particulières soient-elles. C'est pourquoi nous avons tenu, en plein accord avec les présidents et les bureaux des deux Chambres, à maintenir les séances de questions au Gouvernement. C'est pourquoi j'ai rencontré, aussi souvent que cela me semblait nécessaire, les présidents des groupes politiques de l'Assemblée nationale et du Sénat, et dialogué avec eux par visioconférence. C'est pourquoi j'ai échangé par visioconférence avec les présidents des formations politiques car cela me semblait important pour la qualité de la vie démocratique. C'est au nom de cet impératif que j'ai présenté devant l'Assemblée nationale, puis devant le Sénat, le plan de déconfinement, après qu'il a été pensé et élaboré, afin de le soumettre à un débat et à un vote. À lui seul, le respect de l'Assemblée nationale et du Sénat commande d'être présent devant vous et de répondre à vos questions.

Une deuxième raison, au moins aussi importante que la première, le justifie. Cette crise sanitaire profonde, durable et angoissante a frappé tout le pays. Certains y ont répondu avec un courage et une abnégation admirables, d'autres en faisant du mieux qu'ils pouvaient. Le pays n'en est pas moins traversé par quelque chose de puissant et de déstabilisant. Il est donc essentiel, sans attendre l'après – la crise sanitaire demeure, le virus circule toujours et personne, certainement pas moi en tout cas, ne sait comment se dérouleront les jours, les semaines et les mois à venir –, que l'Assemblée nationale réfléchisse posément à la façon dont notre dispositif est organisé, en essayant de déceler les mécanismes ayant bien fonctionné – ils sont nombreux –, ceux qui méritent d'être améliorés ou approfondis et ceux, le cas échéant, qui doivent être repensés. L'exercice est redoutablement difficile. S'il se résume à relever les seuls dysfonctionnements, sans prendre en considération les causes profondes pour lesquelles certaines décisions sont difficiles, ou parfois lentes, à prendre, alors nous passerions à côté de l'exigence de réflexion, d'analyse et de proposition qui doit animer votre assemblée. Ce travail à chaud – car nous sommes encore dans la crise – me semble très difficile, mais particulièrement nécessaire. Si je peux contribuer à cette réflexion, j'en serai heureux.

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Vous avez souvent rappelé le caractère évolutif de la connaissance du virus, donc des informations dont vous disposiez pour prendre des décisions. J'aimerais vous interroger sur deux points.

D'après le rapport d'étape du professeur Pittet, il est probable que plusieurs capteurs de détection de l'épidémie ont mal fonctionné. J'aimerais connaître votre opinion à ce sujet, et le niveau d'information dont vous disposiez. M. Grégory Emery lors de son audition a fait état de l'inquiétude que suscitait l'évolutivité de la prise en charge du virus. Les premiers clusters ont été testés et isolés, notamment aux Contamines-Montjoie et dans l'Oise, mais, sitôt entrés en phase 3, nous avons moins testé, considérant comme dans le plan pandémie grippale que toute personne présentant des symptômes était porteuse du coronavirus. J'aimerai connaître votre point de vue sur les dysfonctionnements évoqués par le professeur Pittet.

Le second volet de ma question porte sur l'activation de la cellule interministérielle de crise au mois de mars. Pouvez-vous confirmer que ses travaux avaient bien commencé avant, comme nous l'avons entendu dire au cours de nos auditions ? J'aimerais savoir quel regard vous portez sur le niveau d'information et de réactivité dont vous avez bénéficié au début de la crise, notamment grâce à la cellule interministérielle de crise, à Santé publique France et à l'action du Secrétariat général à la défense et à la sécurité nationale (SGDSN).

Plus généralement, il faut sortir de cette crise par le haut et aller de l'avant. Quel regard portez-vous à froid – en tout cas à moins chaud – sur les améliorations à apporter à la coordination en matière de prise de décision ? S'il est très difficile de prévoir l'imprévisible, cette crise a démontré qu'il fallait être en mesure de réagir très rapidement et de prendre des décisions permettant de serrer de près la progression de l'épidémie.

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Edouard Philippe, ancien Premier ministre

S'agissant de l'activation de la cellule interministérielle de crise, vous indiquez qu'elle a eu lieu au mois de mars. Je me permets d'appeler votre attention sur le fait que nous avons activé la veille épidémiologique dès le 2 janvier. Très tôt, nous avons placé le pays au stade 2 de la lutte contre le virus et indiqué qu'une cellule de gestion de la crise sanitaire devait être installée rue de Ségur. La décision a été prise au mois de février, de mémoire – si vous le permettez, j'affinerai les dates au fur et à mesure de l'audition. Nous avons géré la crise sanitaire avec les instruments de gestion d'une crise sanitaire, au premier rang desquels la coordination interministérielle. L'échange d'informations était géré au sein de la cellule de crise sanitaire, comme il est assez logique s'agissant d'une crise sanitaire. L'armement de la cellule interministérielle de crise au ministère de l'intérieur a eu lieu lorsque nous sommes passés d'une crise sanitaire à une crise ayant potentiellement des implications en matière d'ordre public. Très tôt, les échanges interministériels – d'abord au niveau des ministres puis au niveau de l'administration – ont été initiés. Nous n'avons pas attendu le mois de mars pour créer et armer la cellule interministérielle de crise.

S'agissant des capteurs de détection de l'épidémie et des remontées d'information, la question que vous posez est complexe, car elle recouvre des réalités distinctes. Si la question est de savoir si le Premier ministre est informé du nombre de cas ou de l'endroit où ils surviennent, la réponse est simple : ces données factuelles, le système administratif, qui dans l'ensemble fonctionne bien, les fait remonter de façon satisfaisante. Si la question porte sur des informations très strictement médico-sanitaires, la réponse est plus complexe, pour une raison simple : s'agissant de la caractérisation du virus, on ne savait pas tout dès le début – je suis d'ailleurs incapable de dire si nous savons tout à ce jour, et je pense que tel n'est pas le cas. Nous nous sommes longtemps interrogés, non sur la réalité du virus, qui a été prise en considération très tôt, mais sur ses mécanismes.

À titre d'exemple, je crois me souvenir – je parle toujours avec beaucoup de prudence – que nombre de gens, notamment les médecins, appréhendaient la contagiosité du virus, au tout début de la crise sanitaire, par analogie, en se fondant sur l'hypothèse la plus probable – et bien loin de moi l'idée de les critiquer – selon laquelle on devenait contagieux à partir du moment où on présentait des symptômes. Je l'ai beaucoup entendu dire, comme la plupart d'entre nous. Il s'est avéré par la suite qu'on est contagieux avant de présenter des symptômes, ce qui change tout du point de vue de la gestion de la crise sanitaire.

Dès qu'un nouveau virus apparaît, les médecins sont tenus d'émettre plusieurs hypothèses, afin d'adapter le plus rapidement possible le dispositif qu'ils proposent, en fonction des informations dont ils disposent, ou plus exactement des certitudes qu'ils acquièrent progressivement. Des désaccords peuvent surgir ; s'ils sont parfaitement admissibles du point de vue scientifique, ils ne rendent pas la gestion de la crise plus simple, c'est le moins que l'on puisse dire. Selon les analyses des uns et des autres, des désaccords émergent sur la gravité et la contagiosité du virus, ainsi que sur ses conséquences sanitaires ou médicales, à l'échelle de l'individu. Les scientifiques travaillent à partir de leurs désaccords.

En somme, certaines informations remontent très vite et très bien, d'autres sont bien davantage sujettes à caution.

Par ailleurs, j'aimerais évoquer le fonctionnement très particulier de Matignon, qui n'est pas à proprement parler un ministère, et où l'information arrive au fur et à mesure que les ministères la transmettent. Matignon n'est pas et ne doit pas être un endroit où l'on gère les politiques publiques dans la profondeur du temps, mais bien un endroit où l'on arbitre, où l'on tranche et d'où, le cas échéant, on les impulse et on les explique. Cela rend la nature de la remontée d'informations à Matignon assez particulière, et probablement assez différente de ce qu'elle est dans un ministère.

S'agissant des améliorations à apporter et de notre capacité de réaction, nous nous sommes efforcés, dans la gestion de la crise, de réagir aussi vite que les informations et les certitudes nous parvenaient, en tenant compte tenu du fait que, dans le monde où nous vivons, vous ne pouvez pas nécessairement, dès lors qu'une information vous parvient, faire pivoter un dispositif donné du point A au point B. On peut rencontrer des adhérences, des complications, parfois des contraintes juridiques et des résistances. Il me semble que notre capacité de réaction nous a permis de prendre des décisions rapidement – pas assez pour certains, trop pour d'autres. Nous nous sommes efforcés, dès que nous disposions d'informations qui nous semblaient claires et étayées, de prendre une décision. Il est difficile d'en dire plus de façon générale.

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Monsieur le Premier ministre, notre pays, et le monde avec lui, a traversé – et traverse encore, malheureusement – une crise sanitaire majeure, qui a emporté à ce jour 34 000 de nos concitoyens. Cet événement nous a frappés brutalement, avec une ampleur inédite à l'échelle de plusieurs décennies.

Vous étiez aux responsabilités lorsque la crise a éclaté. Le rôle de notre mission d'information est d'évaluer les politiques appliquées alors. Nous sommes animés par la volonté d'améliorer nos dispositifs, ce qui suppose d'évaluer ce qui a mal ou pas du tout fonctionné. Nos concitoyens ont eu le sentiment, confirmé au fil de nos auditions, qu'un temps de retard important a handicapé la gestion de cette crise, et qu'une anticipation insuffisamment pertinente a bloqué certaines décisions, s'agissant notamment du déploiement de moyens stratégiques et de nos capacités de test. Par ailleurs, plusieurs auditions ont mis en lumière des difficultés de pilotage et de coordination des diverses structures chargées de gérer la crise, qu'elles soient étatiques ou locales, déconcentrées ou décentralisées. Nous constatons aussi des écarts importants, tant positifs que négatifs, avec des pays comparables au nôtre. Certains, tels que l'Allemagne et les pays du Sud-Est asiatique, ont des résultats nettement meilleurs que les nôtres ; d'autres présentent un bilan plus lourd.

J'aimerais vous poser deux questions d'ordre général.

D'abord, quels sont d'après vous, en conscience, les principaux échecs et les principales réussites de la gestion de cette crise ? Quels dispositifs n'ont pas fonctionné ? Comment expliquer ces images ayant beaucoup intrigué nos concitoyens où l'on voit des soignants – vous avez rappelé leur engagement, fait d'abnégation et de courage, et je les salue à mon tour, comme nous l'avons fait à plusieurs reprises – contraints de porter des sacs poubelles comme protection, notamment dans le Grand-Est ? Nous avions le sentiment de vivre dans un pays disposant de l'un des meilleurs systèmes de santé au monde. Soudain, le doute s'est installé sur ses capacités.

Ensuite, il m'arrive de lire la presse, qui rapporte, s'agissant de la gestion de la crise, une différence d'appréciation entre vous et le Président de la République, notamment sur la question de la date du déconfinement. Pour résumer – vous me contredirez peut-être –, votre approche était plus prudente et plus rigoriste que celle du Président de la République. La deuxième vague que nous subissons à l'heure actuelle vous donne sans doute raison sur ce point. Quoi qu'il en soit, nous avons eu le sentiment que le pilotage de la réponse à la crise souffrait d'une forme de dissonance au sommet de l'État.

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Edouard Philippe, ancien Premier ministre

Votre première question est redoutable, la seconde assez simple. La première est redoutable, je le dis sans aucune espèce d'ironie, car il est peut-être encore un peu tôt pour la poser. Autorisons-nous l'humilité de considérer que ce que nous avons commencé à vivre en janvier n'est pas terminé, et qu'il est donc assez délicat d'identifier dès à présent les échecs et les succès dans la durée. Cette observation liminaire me semble devoir être formulée.

Certains dispositifs, de toute évidence, n'ont pas bien fonctionné. J'aimerais insister sur des réalités que nos concitoyens n'ont pas forcément perçues d'emblée. J'ai été très frappé – j'essaierai de le dire avec mes mots, en espérant ne choquer personne –, n'étant pas médecin, n'ayant jamais été un très bon élève dans les classes de sciences auquel il m'a été donné de participer, et ayant pour la science en général et la médecine en particulier une grande déférence, par ce qui est, d'une certaine façon, un échec collectif, dont le Gouvernement doit prendre sa part – car le Gouvernement doit prendre sa part de tout ce qui va mal – : nous ne sommes pas parvenus, dans cette crise sanitaire, à avoir un débat public ordonné sur les questions médicales et scientifiques. J'ignore comment il faut faire pour corriger cela, mais je suis profondément convaincu que ce climat d'invectives et de critiques violentes et permanentes, sur des questions si complexes et si incertaines qu'elles méritent probablement un peu de mise en perspective, a considérablement nui à la façon dont nos concitoyens ont appréhendé la part du combat qui dépendait de nous.

Dans une épidémie, il est bien légitime de s'interroger sur les décisions prises par les exécutifs, ; vous le faites et vous avez raison de le faire, mesdames et messieurs les députés. Toutefois, chacun est acteur ; surtout, chacun doit comprendre qu'il l'est. La réaction d'une population donnée à une épidémie n'est pas une question de courage, mais de minutie, de manœuvre groupée, ce qui suppose que chacun comprenne face à quoi il se trouve et comment il doit s'organiser. Or la façon dont le débat public a prospéré – je n'en attribue la responsabilité à personne en particulier et j'en prends volontiers ma part – n'a pas permis à nos concitoyens, me semble-t-il, de le faire, de sorte qu'ils ont d'abord pris la chose d'un peu loin avant d'être très angoissés, à juste titre, par l'épidémie. Sur ce point, nous n'avons pas agi suffisamment. Cela soulève une question politique qui me semble importante : comment organiser le débat public en la matière ?

Cette question en soulève une autre, relative à notre organisation administrative : comment organiser une parole médicale légitime ? Il ne s'agit pas de considérer comme illégitime toute parole médicale qui n'est pas labellisée. Mais comment garantir, pour éclairer les décisions publiques – pas uniquement pour permettre qu'elles soient prises, mais aussi pour les expliquer au grand public –, qu'une forme d'expertise soit entendue ? Le moins que l'on puisse dire, c'est que notre système complexe ne manque pas d'autorités de santé, dont les compétences sont définies par les textes, et qui interviennent dans de nombreux domaines. En la matière, il n'y a pas de pénurie ! Comment faire pour qu'une expertise à la légitimité reconnue délivre une parole sur laquelle se fonder pour agir ? Notre dispositif ne l'a pas suffisamment permis. Je le constate et le déplore ; cela a un coût. Nous devrions essayer de nous améliorer sur ce point.

Dans un autre domaine – je réfléchis toujours de façon générale à ce qui n'a pas fonctionné –, vous avez rappelé, monsieur le rapporteur, la difficulté des relations et du dialogue, au détriment de l'harmonisation des décisions, entre les échelons locaux et les échelons nationaux, qu'il s'agisse des relations entre les échelons locaux de l'État et les administrations centrales, ou de leurs relations avec les collectivités territoriales, ainsi qu'avec les autres acteurs. Ce problème n'est pas propre aux questions médicales et sanitaires ; on le rencontre dans de nombreux autres champs de l'action publique. Toutefois, il est encore plus aigu en période de crise, donc plus délicat à résoudre. Je me permets de faire observer qu'il s'agit d'un paradoxe bien français, dont nous ne sommes pas sortis – et quelque chose me dit que nous n'en sortirons pas rapidement. Je le présenterai en termes très généraux, comme il convient à ce moment du débat.

Chacun a ressenti la nécessité d'adapter chaque dispositif à la réalité locale. Quiconque ayant exercé des responsabilités locales sait combien cela est nécessaire. Toutefois, cette demande permanente et justifiée d'adaptation locale est doublée d'une autre demande, non moins permanente et justifiée, d'égalité et de lisibilité, formulée par nos concitoyens, notamment par nos élus locaux et qui est parfaitement légitime : « Comment ? Vous imposez à tel endroit une mesure, et une mesure distincte à tel autre, où la situation est probablement identique, peut-être même pire, qu'en sais-je ! ». Nous avons là les ingrédients pour faire en sorte qu'un dispositif ne fonctionne pas. Nous avons constaté, lors du confinement et du déconfinement comme dans la gestion de la crise en cours, qu'il existe entre la décentralisation extrême et les règles nationales claires, précises et lisibles une sorte d'oscillation critique, et souvent imparfaite, j'en conviens. Je ne suis pas certain que nos concitoyens soient prêts à trancher ce point. Cet état de fait est très agaçant et très limitant dans une période de gestion de crise.

S'agissant des dysfonctionnements en matière de préparation des équipes et des stocks médicaux, je crois avoir compris que de nombreuses questions ont été posées à ce sujet aux ministres et aux responsables administratifs qui se sont succédé à ma place. Ce que je sais, c'est que les équipes en charge de la préparation des plans – car c'est de cela dont on est amené à connaître à Matignon – ont fait leur travail. Pour affronter l'épidémie de coronavirus, nous nous sommes appuyés sur une préparation, une programmation et une planification essentiellement pensées pour autre chose.

Nous avons un plan Ebola. Nous avons un plan variole, qui n'est pas encore achevé mais qui est en cours de préparation. Je fais observer en passant que, dans une période où l'on entend dire que la préparation et la planification, en matière sanitaire, seraient moins importantes qu'elles ne devraient l'être, l'administration française prépare un plan de lutte contre la variole, dont personne ne peut dire qu'elle peut être prise à la légère. Nous avons un plan pandémie, qui a connu plusieurs versions, et qui est essentiellement pensé pour faire face à une pandémie grippale. Il prévoit trois étapes. Dans la première, on lutte contre l'introduction du virus sur le territoire ; dans la deuxième, on lutte contre sa diffusion ; dans la troisième, on atténue les effets de sa diffusion. Surtout, il repose fondamentalement sur l'idée que, même si on ne dispose pas d'emblée de l'instrument de lutte adéquat, un vaccin sera élaboré rapidement.

Face à la pandémie en cours, nous avons fondé notre action sur les concepts et les instruments du plan pandémie. Ainsi, nous avons activé la mise en veille épidémiologique dès le 2 janvier et pris de nombreuses autres mesures. La présentation que j'en ai faite publiquement – première, deuxième et troisième phases – correspond d'ailleurs à la logique de ce plan, à une nette différence près : nous ne sommes jamais entrés dans ce qu'implique la troisième étape du plan, qui autorise un arrêt des tests et une forme d'absence de lutte contre la diffusion du virus. Nous avons agi avec les connaissances scientifiques et les programmes de planification dont nous disposions. Or il s'est avéré qu'il ne s'agissait pas d'une pandémie grippale, mais d'une maladie dont la nature nous a surpris. Par conséquent, nous ne disposions pas exactement des instruments adaptés en matière de planification et de programmation.

Au risque d'être un peu long, j'aimerais évoquer ce qui a fonctionné. Cela me semble indispensable, non pour dédouaner telle ou telle personne d'éventuelles responsabilités, mais parce qu'on tromperait le pays aussi sûrement en lui disant que tout a bien fonctionné, alors même que certains dispositifs doivent être améliorés, qu'en lui disant que rien n'a fonctionné, alors même que plusieurs dispositifs ont manifestement très bien fonctionné, y compris dans la préparation.

Parmi ce qui a très bien fonctionné, je citerai d'abord une disposition qui ne dépend d'aucune autorité publique : le sens du métier de ceux qui doivent réagir face à une crise. Tel est notamment le cas des soignants hospitaliers, auquel il faut tirer un coup de chapeau, mais aussi des gens exerçant des fonctions dans le privé. Confrontés à une crise terrible, ils ont continué à exercer leur métier et ont respecté les consignes qu'on leur donnait. Il est facile de voir ce qui n'a pas fonctionné, mais il ne faut pas oublier que l'immense majorité du pays s'est conformée aux instructions qu'on lui donnait et a fait de son mieux, ce qui est tout à fait admirable.

Je classe également du côté de ce qui a fonctionné ceux que l'on prend souvent à partie et qui sont très souvent critiqués : il faut louer et féliciter le personnel des agences régionales de santé. Pendant les mois de crise, ces fonctionnaires, eux non plus, n'ont quasiment pas dormi. Ils ont fait de leur mieux pour essayer de trouver des solutions, alors même que les circuits d'approvisionnement étaient interrompus ou modifiés, et ont réussi à en trouver. Par exemple, nous avons été confrontés à une pénurie de curare. Les malades restaient si longtemps en réanimation, ils y étaient si nombreux, et ce de façon générale, partout dans le monde, que la demande en curare, qui est utilisé pour les endormissements, a explosé, à hauteur de 2 000 % ! Aucun stock n'est constitué pour faire face à une augmentation de 2 000 %, pas plus en France qu'ailleurs. Alors comment faire ? Les agences régionales de santé – j'ai quelques souvenirs précis en la matière –, mais aussi des directeurs d'hôpitaux, des médecins et des transporteurs ont trouvé les solutions pour que l'on puisse mobiliser les molécules concernées.

Nous avons eu de vraies angoisses ; j'ai eu, pendant cette crise, de vraies angoisses, qui n'étaient pas des angoisses feintes ou des demi-angoisses. Lorsque des directeurs d'hôpitaux vous disent « Dans 36 heures, je n'ai plus de curare, et mon service de réanimation est plein », vous n'êtes pas détendu. Comment a-t-on fait ? Nous avons trouvé une solution grâce aux autorités de régulation de l'État, qui ont mobilisé les molécules nécessaires aux endroits où elles se trouvaient, pour faire en sorte qu'elles soient disponibles là où on en avait besoin. Des diplomates ont mobilisé les stocks de matières premières d'autres pays, notamment l'Inde, et fait en sorte qu'ils soient acheminés dans de bonnes conditions, pour que nous puissions continuer à produire des médicaments. La mobilisation de la structure publique en contexte de crise mérite d'être saluée, l'action de certains agents publics aussi. Je tiens à les saluer et vous remercie de me permettre le faire.

Mesdames et messieurs les députés, je suis à la fois trop long et incomplet. Au fond, c'est vous qui identifierez les échecs et les réussites. J'espère que le tableau que vous brosserez rendra hommage à ceux qui ont fait de leur mieux, même s'ils n'ont pas tout bien fait, et qu'il permettra aux autres, ainsi qu'à eux-mêmes, de s'améliorer.

Votre seconde question, monsieur le rapporteur, porte sur la façon dont le déconfinement a été élaboré. Sans vouloir faire insulte à aucun organe de presse en particulier, je ne saurais trop vous conseiller, pour l'équanimité de votre caractère et pour votre appréhension des sujets, de ne pas croire tout ce qu'on lit dans la presse, à tout le moins de la lire avec une forme de recul.

Dans toutes les circonstances, le Président de la République et le Premier ministre ont eu des débats et des échanges directs et confiants, permettant d'appréhender les sujets sous des angles variés. Heureusement qu'il existe entre le Président de la République et son Premier ministre – et pas seulement entre eux – des débats et des échanges, où s'opposent parfois des vues différentes sur les décisions à prendre ! Mais une fois la décision prise, elle s'applique. Pendant les mois de la crise sanitaire, comme pendant ceux qui les ont précédés, le Président de la République et moi-même avons travaillé en très bonne intelligence, mus par le souci de prendre les décisions produisant les effets les plus forts, tout en étant susceptibles d'être acceptées et comprises, ce qui n'est pas facile, et en ayant bien conscience des contraintes auxquelles nous étions soumis. Voilà ce que je peux dire à ce sujet ; cela correspond très profondément à mon expérience de ces mois de gestion de crise. Le Président de la République et son Premier ministre ont été confrontés à une situation qui les plaçait sur un chemin de crête : confiner trop longtemps, c'est provoquer l'effondrement du pays ; déconfiner trop vite, c'est risquer de provoquer un redémarrage de l'épidémie. Lorsque l'on se trouve sur un chemin de crête, on avance en essayant de concilier des injonctions contradictoires.

Vous vous souvenez sans doute – je le dis très tranquillement à M. le rapporteur – que, lorsque nous avons élaboré une méthode pour le déconfinement, de nombreux acteurs du débat public français ont dit « Vous allez trop lentement ! ». Je me souviens très précisément de présidents de région disant : « Vous allez bien trop lentement ! Il faut aller plus vite ! Vous avez peur d'un virus qui a disparu ! ». Des médecins ont dit : « Il n'y aura pas de deuxième vague ! Cela n'existe pas, je vous assure ! ». Certains ont considéré que nous prenions trop de précautions, et puisqu'ils l'ont dit, cela doit être vrai. Certains estimaient qu'il fallait aller plus vite, d'autres qu'il fallait aller plus lentement : il en a été ainsi en permanence et il en sera ainsi en permanence. C'est pourquoi l'existence de débats confiants entre les dépositaires de l'autorité publique et les responsables de l'État me semble non seulement une évidence, mais une nécessité ; mais des désaccords, je ne le crois pas, monsieur le rapporteur.

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Monsieur le Premier ministre, je prends note de votre réponse, qui m'inspire à son tour une question. Vous avez indiqué que le Président de la République et vous-même aviez parfois des vues différentes. Sans négliger la complexité de la situation et la difficulté des choix à faire, j'aimerais savoir si une telle différence de vues a surgi entre vous lors du confinement ou du déconfinement.

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Edouard Philippe, ancien Premier ministre

Cela a été le cas sur toutes les questions que nous avons eu à traiter. Nous nous sommes toujours interrogés sur les meilleures solutions à retenir. Certains échanges ont été très brefs, car nous nous prenions le sujet de la même façon. Parfois, il arrivait que nous ne placions pas l'accent tonique au même endroit ce qui est le cas quand vous êtes soumis à des injonctions contradictoires, mais, au bout du compte, vous les comprenez toutes ; vous essayez alors de prendre la meilleure décision, en tenant compte de ces contraintes. Sur le déconfinement comme sur les autres sujets, nous avons discuté, en essayant de mesurer les conséquences de chaque décision, ce qui exige des débats et des discussions. D'ailleurs, lors des conseils de défense – il ne m'appartient pas d'en raconter le déroulement –, où nous prenions les principales décisions, les vues exprimées autour de la table et la priorisation des sujets étaient diverses – c'est normal et c'est tant mieux !

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J'aimerais évoquer à mon tour le déclenchement de la crise sanitaire. Pouvez-vous indiquer à quel moment sa gravité vous est apparue ? Nous avons auditionné Mme Buzyn, qui a donné le sentiment d'avoir eu l'intuition de sa gravité de façon assez précoce, notamment grâce à des contacts avec la Chine, plus précisément avec Wuhan. Nous avons eu le sentiment que cette intuition précoce a très peu été suivie d'effets. Pouvez-vous détailler le calendrier des premiers jours de la crise, afin que nous comprenions bien comment le Gouvernement a enclenché sa gestion ? Avez-vous le sentiment d'un défaut d'anticipation ou au contraire d'une réactivité immédiate ?

Ma deuxième question porte sur le confinement et le déconfinement, dont vous avez rappelé l'extrême complexité. Avez-vous envisagé d'instaurer un couvre-feu national, ou bien le choix se réduisait-il à trancher entre un confinement généralisé et un confinement par territoire ? Considérez-vous que nous aurions pu éviter de recourir au confinement si nous avions eu suffisamment de masques et une stratégie optimale en matière de tests, ou au contraire que, compte tenu de nos capacités de réanimation, le confinenent était inévitable ? Il s'agit d'une question que de nombreux Français se posent.

Enfin, pourquoi a-t-il été si difficile d'appliquer la stratégie « Tester, tracer, isoler » ? Vous avez évoqué quelques blocages. Globalement, quelles leçons tirez-vous de la crise en matière d'organisation territoriale de la santé ? Pouvez-vous formuler des préconisations pour la rendre plus opérationnelle ? Nous avons parfois eu le sentiment que certaines politiques ont été longues et difficiles à appliquer.

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Monsieur le Premier ministre, vous avez bien décrit la position hétérodoxe dans laquelle nous nous trouvons : nous essayons de tirer les leçons de la crise pendant la crise. Il faut à tout le moins que nos débats éclairent les décisions que nous serons amenés à prendre à l'avenir.

J'aimerais vous interroger sur la tenue des élections municipales, car il n'est pas impossible que nous débattions de la tenue des élections départementales et régionales dans les mois à venir. J'ai un souvenir précis du jeudi 12 mars : autour de quatorze heures, l'Assemblée nationale bruissait de la rumeur selon laquelle le second tour des élections municipales serait reporté ; jusqu'à dix-huit heures, les prises de parole médiatiques se sont multipliées ; en fin de journée, il était devenu évident que cette hypothèse, présentée comme probable en début d'après-midi, était abandonnée.

Quoi qu'il en soit, les conditions sanitaires vous ont amené à prendre la décision du confinement le lundi suivant. Dans ce contexte, notamment d'injonctions contradictoires du monde sanitaire et du monde politique, comment faire pour s'assurer qu'elle recueille – comme il est légitime – l'assentiment le plus large possible au sein de l'un et de l'autre ?

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Edouard Philippe, ancien Premier ministre

Je répondrai d'abord à la question du président Mignola sur les élections municipales, puis à celles du président Abad, en faisant part de mes souvenirs tels quels – je n'ai pas de notes sous les yeux – pour décrire la façon dont se sont passées ces journées et dont j'ai raisonné.

Le jeudi 12 mars, quelques jours avant le premier tour des élections municipales, prévu le dimanche 15, une réunion a été organisée rue de Ségur avec les responsables des formations politiques pour évoquer les conditions d'organisation du scrutin, compte tenu de la crise sanitaire dans laquelle nous nous trouvions d'ores et déjà. Au même moment, à l'Élysée, se tenait une réunion du conseil scientifique. Les indications sur l'état sanitaire dans lequel nous nous trouvions le jeudi matin, les préparations déjà anciennes que nous avions réalisées avec les maires pour faire en sorte que le premier tour puisse se tenir dans des conditions sanitaires de sécurité, les échanges que j'avais eus avec les responsables des formations politiques, tout cela nous a amenés jeudi matin à considérer, compte tenu des informations dont nous disposions, que les élections municipales devaient avoir lieu. Je l'ai dit en sortant de la réunion ; les responsables des forces politiques aussi. Par définition, n'ayant pas le don d'ubiquité, j'ignorais alors ce qui se passait au même moment à l'Élysée, où le conseil scientifique disait en substance : « Attention ! Les informations dont nous disposons sur certains centres hospitaliers, notamment ceux d'Île-de-France, suggèrent une progression exponentielle de l'épidémie ; d'après nos courbes, c'est parti, il faut nous préparer à prendre des mesures de freinage – comme on disait alors – pour ralentir la circulation du virus, donc la croissance du nombre d'infections, donc celle du nombre de gens hospitalisés, notamment en réanimation ».

Après la réunion rue de Ségur, je me rend à l'Élysée où l'on me dit : « Attention, la situation change, nous sommes au début d'une épidémie ! D'après les médecins, notamment les médecins réanimateurs de la région Île-de-France, la situation change rapidement ; que fait-on ? ». Un responsable public placé dans cette situation prend en considération toutes les options techniques, puis les mécanismes juridiques qui les rendent possibles, ainsi que leurs conséquences juridiques. C'est comme cela que l'on fait ; on ne peut pas faire autrement. L'une des options était la suivante : est-il sensé, le jeudi, de reporter les élections municipales devant se tenir le dimanche ?

Si cela a du sens, comment fait‑on ? Car il faut une loi pour modifier la date du premier tour des élections municipales – et heureusement. Le Conseil scientifique note alors que, sous réserve que des mesures de protection soient prises dans les bureaux de vote, aller voter n'est pas radicalement différent d'aller faire ses courses. Aussi, nous choisissons de prendre des mesures de freinage, sans repousser la date des élections, parce que je ne crois pas que l'on puisse faire ce genre de modification, dans une démocratie, sans un consensus politique et scientifique. Or, le jeudi, il n'y avait pas de consensus scientifique, et de consensus politique encore moins.

Le samedi, la courbe s'accélère de manière telle que nous pensons que les mesures de freinage que nous avons prévues ne produiront pas leur effet suffisamment rapidement et que nous allons nous faire déborder – l'indicateur essentiel de suivi est le nombre de places en réanimation. Nous décidons d'annoncer le samedi soir des mesures encore plus fortes. J'ai alors parfaitement conscience – et cela se voit – d'annoncer une très mauvaise nouvelle, qui va radicalement contre notre façon de vivre et contre l'intérêt économique de beaucoup.

Immédiatement après, je suis évidemment confronté à la question du vote. Certains affirment qu'il n'est pas raisonnable de maintenir les élections, sans me dire pour autant comment procéder. Devons‑nous réunir le conseil des ministres à vingt‑trois heures ? Devons‑nous prendre un décret ? Imaginez l'ambiance, le lendemain, en l'absence de consensus politique. D'autres m'ont conseillé d'utiliser l'article 16 de la constitution, qui n'est pas une prérogative du premier ministre – et vous voyez ce que cela veut dire. D'autres encore m'ont dit que si les élections ne se tenaient pas, ce serait la guerre. Parce qu'il n'y avait ni consensus politique ni scientifique, nous avons fini par considérer que le premier tour des élections aurait lieu comme prévu, en étant préparés sanitairement et en ayant conscience qu'aller voter, dans une démocratie, ce n'est pas exactement la même chose qu'aller prendre un café. La vie des commerces est essentielle, mais je ne crois pas que tout se vaille, encore moins dans une démocratie en crise.

Le Conseil scientifique a dit par la suite que, en réalité, la campagne avait été beaucoup plus dangereuse que les opérations électorales, ce qui se comprend aisément. C'est tactile, une campagne ! Le dimanche, tout le monde vote. Le lundi, le consensus politique était là pour dire que, compte tenu de l'évolution rapide de la situation, il était préférable de repousser le second tour. On prend la décision en hésitant, en consultant ; on ne change pas les dates d'une élection sans une main tremblante. Je pense aujourd'hui que nous avons pris la bonne décision. Imaginez la situation si, le samedi soir, par un conseil des ministres nuitamment convoqué, l'élection municipale avait été suspendue sine die et que, le mardi, on avait confiné le pays : à la crise sanitaire dure se serait ajoutée une crise politique très dure.

S'agissant du calendrier du début de la crise, on apprend le 31 décembre, par le biais de l'OMS, l'apparition de premiers cas en Chine. Dès le 2 janvier, on met en veille le Centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires et sociales (CORRUSS). Le 10 janvier, alors qu'il n'y avait aucun cas en France, le ministère de la santé adresse un premier message aux ARS sur la conduite à tenir. Le 24 janvier, trois cas importés sont déclarés. Le 26 janvier se tient une réunion interministérielle à Matignon, sur l'impulsion de la ministre de la santé. Le 27 janvier, on active le centre de crise sanitaire. Entre le mois de janvier et la fin de mois de février, sept réunions interministérielles sont consacrées à ce sujet, au cours desquelles nous prenons notamment les décisions de rapatriement et gérons les questions relatives au premier cluster. Beaucoup nous disaient alors que nous en faisions trop. Certains nous disaient même que si nous faisions autant de mousse sur le cluster de Contamines‑Montjoie, c'était probablement pour ne pas parler des retraites.

Une anecdote. Le samedi 8 février, le jour où l'on signale un cas à Contamines‑Montjoie, je suis au Havre. Le matin, la ministre m'appelle pour me dire qu'il y a probablement un cluster dans ce village. Je décide dans la foulée de rentrer à Paris pour analyser la situation et voir les décisions qu'il convient de prendre puis, je repars au Havre. Rien que de banal. Ce jour‑là, je suis assailli de questions. Aucune ne porte sur la situation sanitaire mais toutes sur la prise en compte du coût du déplacement dans ma campagne électorale. J'ai le sentiment que nous avons bien vu qu'il y avait un sujet, mais que beaucoup ont considéré pendant très longtemps, soit qu'il n'était pas grave, soit qu'il ne fallait pas en parler, au risque qu'il passe pour un prétexte afin d'en éviter d'autres. Jusqu'à la fin du mois de février, nous avons essayé d'apporter une par une les réponses aux questions qui nous arrivaient.

Nous avons été confrontés à l'augmentation du nombre de cas en Bretagne, dans l'Oise, dans le Haut‑Rhin. La stratégie que nous avons adoptée, comme la fermeture ciblée des écoles, au moment des premiers clusters, a permis de rester dans la phase 2 et de limiter la diffusion du virus, avant l'explosion. Il nous a semblé qu'il fallait des mesures progressives de serrage que nous avons prises progressivement : fermeture des écoles le jeudi ; des bars le samedi ; annonce du confinement le lundi pour le mardi. Je n'ai aucun souvenir que nous nous soyons posé la question d'un couvre­‑feu, autrement dit d'une étape intermédiaire. Probablement impressionnés par la rapidité de diffusion de l'épidémie, nous avons préféré éviter un plateau supplémentaire qui risquait de ne pas produire d'effets.

Est‑ce que si nous avions eu beaucoup de masques et de tests au mois de février, nous aurions pu éviter le confinement ? Je ne sais pas. Certains pensent que oui, mais quand vous êtes confrontés à une gestion de crise, vous ne raisonnez pas ainsi. Entre le 15 mai 2017 et la mi‑janvier 2020, je n'ai jamais entendu parler de masques. Quand le sujet a été abordé, la première question a été de demander si nous en avions. On m'a répondu 117 millions environ. Était‑ce beaucoup ou peu ? Spontanément, je ne le savais pas. On m'a expliqué qu'on en consommait à peu près 5 millions par semaine en milieu hospitalier, que l'on en produisait 4 millions en France, que l'on en importait de Chine et que cela devrait aller. Nous décidons d'une nouvelle commande, qui est passée deux jours plus tard.

Mais on se rend rapidement compte qu'au lieu d'une consommation hebdomadaire normale de 5 millions, on passe à 40 millions. On voit aussi qu'on ne parvient pas à faire augmenter très vite la production de masques chirurgicaux en France et que les approvisionnements en Chine deviennent difficiles, étant donné que le pays a fermé ses industries et qu'il garde ses masques pour lui. La situation est alors extrêmement délicate. Quand on fait le bilan entre le stock, la production et la consommation, on constate qu'il n'est pas garanti que nous parvenions à fournir des masques aux soignants hospitaliers dans la durée. Là, un vrai problème se pose. C'est pourquoi j'ai dit très tôt devant l'Assemblée que mon objectif était de garantir l'approvisionnement des masques aux soignants. C'est ce que nous avons fait. Nous avons pris des décrets pour faire en sorte que nos stocks de masques ne puissent pas être exportés et organisé un pont aérien avec des partenaires publics et privés. Aujourd'hui, tout le monde a un masque. Puis‑je pour autant dire que, dès lors que nous avons des masques, on arrive à juguler l'épidémie ? Cela a l'air plus compliqué. Actuellement, nous portons un masque et les chiffres ne sont pas bons. Est‑ce que l'épidémie se serait diffusée plus lentement ? Peut‑être, mais je ne sais pas où nous emmène la courbe des infections.

À mon sens, aussi délicat que cela soit à dire, il est un élément que l'Assemblée nationale devrait très sérieusement prendre en compte dans ses travaux : comment gérer une crise sanitaire, avec des échelons de décision très dispersés, quand le risque pénal est immédiat ? Si vous voulez que les échelons administratifs ou politiques soient moins réactifs, associez à chaque élément de décision ou à chaque jour passé un risque pénal. Ainsi, entre le moment la décision a été prise d'intégrer les laboratoires vétérinaires dans le circuit des tests et celui où cela s'est effectivement fait, il s'est passé du temps, parce que, en matière sanitaire, quand, pour aller plus vite, vous voulez passer outre une norme écrite, qui a été définie dans le but de protéger les gens, vous vous exposez immanquablement à un risque pénal. Je n'ai pas la réponse à la question que je pose, et ce n'est surtout pas à moi de l'avoir, mais si vous ne réfléchissez pas à cela, mesdames, messieurs les députés, je pense que vous passerez à côté d'un aspect essentiel du sujet.

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Monsieur le Premier ministre, tout le monde peut imaginer le vertige qui vous saisit face à une telle situation. Vous avez mentionné la difficulté à faire fonctionner un pays avec des échelons administratifs de nature différente. L'ancien directeur de l'ARS Grand Est a déclaré, dans un entretien au Monde, qu'il avait été empêché : « Je passe une commande de 5 millions de masques de ma propre initiative, malgré l'interdiction de l'État. » Quels sont, selon vous, les freins qui empêchent, dans une situation de crise, les autorités publiques de répondre le plus rapidement possible ?

S'agissant des masques, tout le monde vous croit quand vous dites que vous n'avez eu connaissance de la situation qu'au mois de janvier. Il n'en reste pas moins que, dans un courrier daté de 2018, le directeur de Santé publique France faisait part au directeur général de la santé d'un problème de masques. Pourquoi ce courrier n'a‑t‑il pas été porté à la connaissance de la ministre de la santé et des autorités publiques, d'autant que c'est le ministère de la santé qui passe les commandes ? Plus étonnant encore : une commande a été passée, quelques mois après la rédaction du courrier, sans même qu'il ait été transmis.

Enfin, les Français ont du mal à comprendre ce qui s'est passé dans les EHPAD. Le plan bleu n'a été actionné que le 12 mars, autrement dit plus de deux mois après les premières alertes. Placé dans la même situation que vous, je ne sais pas si un autre responsable politique aurait pris une autre décision. J'essaie seulement de comprendre pourquoi, après avoir pris conscience au mois de janvier de la gravité de la situation, on a attendu le 12 mars pour déclencher le plan bleu.

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Je vous remercie d'être là, de faire preuve d'autant d'humilité et de nous faire partager quelque chose de très humain : le doute.

Alors que la France prend de plein fouet une épidémie, la première décision qui est prise, c'est d'écarter 100 000 médecins de première ligne de la participation à l'accompagnement de leurs patients. Quand votre voiture tombe en panne, vous l'apportez chez le garagiste.

En décidant d'un confinement strict généralisé, qui était d'ailleurs anticonstitutionnel, puisque les parlementaires n'avaient, par définition, pas voté la loi du 23 mars, vous faites le pari, en vous fondant sur des preuves que je ne vous réclame pas, que c'est ce qu'il y a de mieux à faire. Mais n'aurait‑on pas pu prendre le chemin de l'immunité collective, comme d'autres pays ?

Vous connaissez la situation catastrophique de l'hôpital public, puisqu'il manque de moyens et de personnels depuis plusieurs années. Or, en disant aux personnes de rester confinées et isolées et de ne surtout pas être traitées en phase précoce, vous condamnez l'hôpital, dont vous savez qu'il n'a pas suffisamment de capacité d'accueil, de moyens et de protections. Est‑ce que cette décision n'était pas, en réalité, celle qu'il n'aurait surtout pas fallu prendre ?

Tout à l'heure, vous avez prononcé plusieurs fois le mot d'« angoisse ». Peut‑être que, au début de la crise, plutôt que de l'entretenir chez nos concitoyens, il aurait fallu être plus factuel et leur faire confiance.

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Edouard Philippe, ancien Premier ministre

Monsieur Habib, il y a eu des freins à l'application des décisions prises et, sans doute aussi, à la remontée de questions qu'il fallait trancher politiquement. À l'évidence, au début du confinement et du plan blanc, la coordination entre l'offre publique et l'offre privée de soins, dans les régions, n'a pas été optimale. Mais ce n'est pas simple non plus. Il y a quelques jours, j'ai demandé au directeur de l'hôpital public du Havre s'il était possible, dès lors que l'on voulait préserver des places de réanimation, d'assurer l'opératoire dans les établissements privés. Il m'a répondu que c'était ce qu'ils faisaient et qu'ils se parlaient beaucoup mieux qu'auparavant. Alors que j'en tirais la conclusion que cela fonctionnait, il s'est exclamé que ce n'était pas si simple, qu'il y avait des questions de mise en conditionnement ou d'assurances, par exemple. Il est souvent plus facile de décider que d'appliquer.

J'ai bien vu qu'il y a eu des freins, parfois juridiques – l'obligation de respecter le code des marchés publics, notamment ; mais j'aurais du mal à les identifier tous. Dans une situation de crise, il faut avoir le dispositif juridique permettant de les lever au maximum, de la réactivité humaine aussi, ainsi que du bon sens et le sens du management. Les organisations publiques fonctionnent bien lorsqu'elles ont de bons patrons. On fait trop souvent confiance au process et au droit et pas assez à la capacité des femmes et des hommes de dire qu'ils vont trouver la solution. Dans certains endroits, nous avons probablement eu trop peu de personnes capables de faire cela, ce qui en dit beaucoup sur la formation de ceux qui servent l'État.

Concernant les masques, j'ai découvert la polémique que vous mentionnez dans la presse, bien après les faits, et je n'aurais pas grand‑chose à vous en dire.

S'agissant des EHPAD, je ne crois pas que nous ayons sous‑estimé le sujet. On avait vu que, dans plusieurs autres pays, les structures accueillant des personnes âgées en situation de dépendance avaient beaucoup souffert. On savait que, par définition, les plus fragiles étaient les plus exposés. La décision de confiner dans les EHPAD, je l'ai prise la mort dans l'âme. Nous y avons tous des proches et savons ce que cela signifie. Mais pouvait‑on ne pas la prendre ? Je ne crois pas. Le plan bleu a été déclenché le 6 mars. Quand on réfléchit aujourd'hui, en termes de cas et de morts, le 28 février, le jour où l'on passe au stade 2, il y a eu deux morts en France. Le 11 mars, le nombre de morts du covid en France est de quarante‑huit. Prendre la décision d'interdire des visites pour 700 000 personnes dans les EHPAD, parce qu'il y a quarante‑huit morts, ce n'est pas une décision simple. Je ne sais pas si nous aurions pu la prendre le 1er mars, avec trois morts. Je ne crois pas.

J'ai encore un peu plus de mal à vous répondre, madame Wonner. La théorie de l'immunité de groupe, que, n'étant pas scientifique, je ne connais que d'après mes lectures, j'ai vu des pays la retenir, comme le Royaume-Uni. Boris Johnson avait ainsi expliqué vouloir « aplatir le sombrero » – to squash the sombrero –, en affirmant que le pays allait s'en sortir, parce qu'il était résilient et ordonné. En réalité, il en est venu à des mesures au moins aussi dures que les nôtres. Je ne crois pas que notre pays aurait supporté, socialement, civiquement, et politiquement, parce que nous aurions dépassé nos capacités de gestion des lits en réanimation, qu'il faille extuber un malade pour en prendre un autre plus jeune. Je crois, madame la députée, que le pays serait arrivé à la limite de l'acceptable – et Dieu sait qu'il a accepté beaucoup –, s'il s'était passé ce que les Italiens ont craint un temps : un engorgement tel des services de réanimation que l'on n'aurait plus pris personne au‑dessus de soixante ans. Cette idée selon laquelle on aurait pu se lancer dans l'immunité de groupe, en disant que l'on verrait bien, je crois que le pays ne l'aurait pas supportée.

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Edouard Philippe, ancien Premier ministre

Ce n'est pas un pari, mais une appréciation de la situation politique et sanitaire de mon pays. Cela peut sembler curieux, et certains ne le croiront pas, mais la façon dont nous avons tous ensemble géré la crise a permis de sauver beaucoup de vies – pas toutes, mais beaucoup. Ce serait bien qu'on se le dise un petit peu.

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Début 2020, la France et le monde entraient dans une nouvelle ère, celle de la covid‑19. Les optimistes que nous sommes retiendront un aspect essentiel de la crise : la santé avant tout. C'est une première dans l'histoire de l'humanité. Mais nous avons aussi quelques raisons d'être pessimistes, car cette crise sanitaire a renforcé la méfiance, le rejet d'une partie des citoyens vis‑à‑vis de toute forme d'institution. Dans une société de l'immédiateté, nous devons accepter que la communauté scientifique progresse lentement dans sa connaissance du virus. Ce climat anxiogène est alimenté par les chaînes d'information et les réseaux sociaux. Pendant cette crise, on a pu remarquer un volume de fake news toujours plus important et des pseudo‑spécialistes qui ont prospéré. Difficile de s'y retrouver quand la parole d'un expert semble compter autant que celle d'un commentateur.

Résultat : les discours populistes et complotistes ont gagné du terrain dans toutes nos démocraties. En tant que Premier ministre, vous avez dû prendre des décisions qui ont été commentées, souvent critiquées, parfois remises en cause, du fait même qu'elles émanaient du pouvoir politique. Comme maire du Havre, vous êtes aujourd'hui en première ligne pour mesurer le niveau d'acceptabilité de ces décisions. Qu'est‑ce que cette expérience vous a appris sur la façon de diriger une démocratie ? Comment gouverne‑t‑on un pays quand le raisonnable, le modéré et la compétence ne sont plus les seules références et que les décisions doivent être prises sur le fondement d'informations incomplètes et souvent contradictoires ?

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Pour avoir participé aux deux plans pandémie 2005 et 2011, j'ai le sentiment que l'exécutif a laissé l'administration gérer la crise et qu'il est resté assez loin de ce que ces plans avaient autorisé, notamment la reconstitution annuelle du stock de masques. Vous avez dit qu'il y avait 117 millions de masques au début de l'année 2020, alors qu'en 2011, nous en avions 1,7 milliard. Le professeur Stahl, ancien directeur général de la santé, a rappelé en 2018 qu'il fallait un minimum de 1 milliard de masques. Peut‑être qu'une partie de l'administration a gêné l'exécutif ? J'ai déposé une proposition de loi visant à créer un haut conseil de la lutte contre le risque épidémique ou biologique, qui serait présidé par le premier ministre et comprendrait des experts, des parlementaires ou encore des représentants des régions et des départements. Qu'en pensez‑vous ? Pour conclure, que pensez‑vous des propos tenus récemment par un ancien ministre de la santé, responsable du plan pandémie en 2005, qui parle de grand fiasco dans la gestion de la crise ?

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Monsieur le Premier ministre, la crise que nous avons affrontée a été, à bien des égards, inédite. Il est évident qu'on ne peut pas passer une telle épreuve sans encombre. Cependant, l'état d'impréparation dans lequel nous étions, tant du point de vue des hôpitaux que des stocks stratégiques et de la recherche est frappant. Il semblerait que, dans un certain nombre de lieux de décision, au fil du temps, on ait méprisé le risque. Vous nous avez rapporté ce qui vous a été dit, lorsque vous avez demandé de combien de masques nous disposions. C'est un peu étonnant et cela nous interroge. Il existait des analyses sur le sujet. Comment avez‑vous considéré les informations qui vous ont été communiquées à ce propos et les courriers échangés parfois restés sans effet ?

Ce qui étonne ensuite, c'est le retard apparent pris dans certaines décisions, notamment à propos des pénuries, et le sentiment d'avoir eu beaucoup de mal à réagir, à passer des commandes suffisantes et à en obtenir la livraison. Il s'est passé du temps dans ces processus. Tout cela n'est‑il pas, en réalité, le signe d'un affaiblissement de l'État au fil d'un long processus, même s'il faut bien sûr saluer la mobilisation de tous ceux et de toutes celles qui n'ont pas ménagé leur engagement pour faire face ? Par ailleurs, que pensez‑vous du fonctionnement des différents organismes censés s'être mobilisés face à la crise ?

Ce qui inquiète également, ce sont les effets sociaux et psychosociaux de la crise. Est‑ce que l'anxiété suscitée par le recours au vocabulaire guerrier n'a pas fini par vous échapper ?

Par ailleurs, la défiance à l'égard de la parole publique pose des problèmes dans la prise de conscience des événements et dans la réaction à avoir. Est‑ce que la gestion politique très centralisée, verticalisée et parfois présidentialisée, ne l'a pas accrue ? La création du Conseil scientifique ne semble d'ailleurs pas avoir soldé la question de la confiance dans la parole publique. N'est‑elle pas, au contraire, venue perturber le fonctionnement des institutions existantes ? N'avons‑nous pas risqué de nous enfermer dans un régime d'experts sanitaires au détriment des autres enjeux ?

Enfin, vous avez dit que vous étiez dans la gestion des urgences et les arbitrages. Mais la crise n'interroge‑t‑elle pas votre capacité à affronter des épreuves prévues depuis quelques années par certains experts et face auxquelles le degré de civilisation et d'organisation publique est décisif ?

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Edouard Philippe, ancien Premier ministre

Je ne suis pas sûr d'avoir toutes les réponses à vos questions, monsieur Dharréville…

Pour ce qui est de l'acceptabilité des décisions, dans le monde merveilleux du droit, on produit une norme qui s'applique et que les gens respectent. Mais nous vivons dans le monde réel. J'ai été très frappé par ce qui s'est passé dans la région de Marseille. Le ministre de la santé avait dit plusieurs fois que les chiffres se dégradaient et qu'il fallait rester vigilant. La décision a été prise de freiner l'expansion du virus, en apportant des restrictions à la vie sociale. On a vu des responsables politiques locaux – je ne leur en fais pas une critique – la remettre en cause. Si une décision de cette nature n'est pas acceptée, et donc pas respectée, elle ne produit pas d'effet. La crise sanitaire nous rappelle que, en plus d'être opportune et légale, la règle de droit doit être acceptée. Face à des décisions aussi lourdes que le plan bleu dans les EHPAD ou le confinement généralisé, nous nous sommes posé la question de leur acceptabilité. D'ailleurs, pour revenir au premier tour des élections municipales, l'acceptabilité de la décision aurait sans nul doute été bien moindre si, crise politique aidant, on avait remis en cause la légitimité même de ceux qui la prenaient. Tout se tient dans cette affaire.

Nous assistons depuis plusieurs années, en France, à l'érosion lente et continue de l'expertise, de la rationalité voire de la notion d'intérêt général. Prenons un exemple un peu provocateur. Placez un prix Nobel de chimie avec une blouse blanche devant un lac et faites‑lui dire devant une caméra que l'on peut s'y baigner sans danger. Je vous garantis que de nombreuses personnes vont se méfier, parce que c'est un prix Nobel qui le dit ! L'expertise est radicalement remise en cause, ce qui n'est pas rien, pour administrer les affaires de la cité et pour gouverner des hommes. Si l'on croit plus, par principe, l'association de protection du lac que le prix de Nobel de chimie, ce rapport à la science et à la rationalité rendra très compliquée la prise de décision. La République est aussi fondée sur l'idée de la science. Le système métrique va avec la Révolution. Cette relation un peu compliquée avec la science, avec son enseignement et une forme de révérence à son égard n'est pas sans conséquences politiques.

Je ne crois pas que l'exécutif ait laissé l'administration gérer la crise. Au contraire, c'est l'inverse que j'ai ressenti. La pression a été telle à certains moments que des décisions qui auraient pu être prises à des niveaux administratifs sont souvent remontées vers le politique, parce que le système parfois se crispait.

Je n'ai pas eu à connaître de la gestion des différents acteurs – EPRUS, Santé publique France et direction générale de la santé – avant le mois de janvier, je ne peux me prononcer à ce sujet. Je leur fais pleine confiance pour faire du mieux possible.

Le Gouvernement n'a pas choisi de renvoyer des décisions vers l'administration. Au contraire, nous avions la volonté de gérer la crise et de prendre les décisions qui s'imposaient en fonction des informations qui nous remontaient.

S'agissant de la création d'un Haut Conseil de la lutte contre les épidémies et les risques biologiques, je serais heureux de lire la proposition de loi de M. Door, mais n'étant pas parlementaire, il ne m'appartiendra pas de me prononcer.

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Edouard Philippe, ancien Premier ministre

J'y serai sensible. Tout ce qui contribuera à asseoir la légitimité du débat public sur la santé lors des crises sanitaires est bienvenu.

J'ai parcouru avec intérêt la tribune publiée récemment par un ancien ministre de la santé. Il est libre de juger la façon dont la crise a été gérée. Je ne peux m'empêcher de constater que ce même ancien ministre de la santé s'était illustré au début de la crise par des prises de position sans nuances sur le recours à certains éléments thérapeutiques dont la pertinence n'a pas été démontrée, bien au contraire. Je veux bien faire preuve d'humilité, mais cette vertu gagnerait à être plus largement distribuée en matière de gestion de crises.

Monsieur Dharréville, vous estimez que nous avons mis du temps à réagir une fois que le problème des masques était connu. Je suis tenté de vous répondre en Normand : « oui et non ». Oui, nous ne disposions pas de suffisamment de masques compte tenu du changement de doctrine, dont il faudrait parler, mais il fallait les commander, puis les produire et enfin les acheminer, dans une période de désorganisation liée à l'interruption du transport aérien. En Chine, des enchères se sont tenues sur les tarmacs avant que les autorités chinoises ne règlent la situation. D'innombrables contacts sont venus nous dire qu'ils connaissaient une bonne filière pour faire venir des masques de Chine. Nous avons tous entendu des personnes prétendre connaître le bon contact, capable de trouver 350 000 masques. Après vérification, ce n'était si vrai. Comme nous ne voulions fermer aucune porte, nous avons vérifié, mais cela a rendu les choses plus compliquées.

Oui, les masques ont mis du temps à arriver. Le Gouvernement, lorsqu'il a senti que la doctrine était en train d'évoluer, a décidé de faciliter la production de masques pour le grand public, normés notamment par la DGA, pour fournir des solutions de substitution tant que nous ne pourrions pas nous équiper durablement en masques chirurgicaux.

La question sur l'aspect anxiogène de la communication est très pertinente. Ma communication a-t-elle fait monter l'anxiété trop vite, trop tôt, ou au contraire pas assez vite et pas assez fort ? Un message est reçu par des gens extrêmement variés. En tête à tête, ou devant une salle de dix ou trente personnes, il est possible d'adapter le message à l'auditoire. Lorsque vous vous adressez à la nation, le message est le même pour tous, et certains penseront d'emblée que vous en faites trop, d'autres que vous n'en faites pas assez.

Je ne prétends pas avoir bien communiqué, j'ai commis des erreurs, comme beaucoup d'autres. Au moment où je m'exprimais, j'avais le sentiment d'être exactement où il fallait être, et deux mois après, je me suis rendu compte que ce n'était pas vrai. J'ai déclaré, au journal télévisé de TF1, que le port du masque en population générale n'avait aucun sens. J'ai fait cette déclaration parce que des médecins me l'avaient dit, parce que c'était la doctrine, qui n'a changé que longtemps après. Je l'ai dit avec assurance, parce que je pensais qu'il fallait diffuser cette information, qui résultait de la doctrine.

La doctrine a changé depuis. Chaque fois que l'on me rappelle cet épisode, je me demande si j'aurais dû m'exprimer de façon plus prudente, pour me préserver, ou parler de la façon la plus convaincante, car c'était la doctrine. J'estime qu'en gestion de crise, mieux vaut penser à la décision prise et au message transmis qu'à ce qu'à ce qui nous arrivera trois mois après. J'assume avoir tenu ces propos à l'époque, mais je comprends bien la situation de porte-à-faux dans laquelle je me trouve.

Face à une épidémie, il faut arriver à expliquer à une masse critique de gens que s'ils ne font pas ce qu'il faut, les choses vont très mal se passer. Il y a nécessairement une forme d'anxiété, mais calibrer le juste niveau est très difficile. En faisons-nous trop ou pas assez, le moment est-il opportun ? Il est très difficile de juger.

Dans un second temps, nous avons opté pour une communication beaucoup plus factuelle, avec des chiffres, des graphiques, expliquant ce que nous savions et ce que nous ignorions, nous appuyant sur une parole scientifique aussi souvent que possible. Cette communication a été perçue comme solide.

Ce ne sont pas les experts qui gouvernent. La date des élections municipales était une décision politique – heureusement – mais elle doit être éclairée par les avis des experts, ce qui est plus difficile quand ils sont en radical désaccord. Il ne faut pas non plus critiquer les experts en tant qu'experts, à moins de participer à l'exercice de délégitimation que je dénonçais précédemment. Le Conseil scientifique, tel qu'il a été créé par le Président, répondait au besoin d'un organe moins institutionnel et composé de personnalités dont les champs d'expertise étaient plus larges et répondaient à la crise sanitaire. Associer des spécialistes des sciences cognitives et de la sociologie à la gestion de la crise sanitaire, en plus des épidémiologistes, me semble une intuition intéressante. Certes, cela aboutit à la création d'un instrument supplémentaire, mais il était utile d'avoir un instrument dédié et spécifique à cette crise sanitaire et à son caractère particulier.

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Médecin, j'ai appris à être humble devant la maladie. J'ai appris que l'on est toujours plus intelligent après-coup, et qu'il est facile de critiquer. Je suis toujours surpris d'entendre des personnes sans connaissances médicales donner des avis, souvent contradictoires. Mais cette cacophonie politique et médicale n'est pas de nature à rassurer la population, qui ne comprend plus et ne croit plus. Pour y voir plus clair, il faut replacer les décisions dans leur contexte. Aussi, pouvez-vous nous dire quelles étaient vos informations et votre connaissance du virus lors des principales étapes de vos prises de décision, en particulier sur le port du masque, le confinement et le déconfinement ?

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Je suis élu d'une circonscription dans laquelle un maire, élu le 15 mars, est décédé le 19 avril après plusieurs semaines d'hospitalisation et de réanimation. Il n'est pas le seul à avoir été contaminé dans sa mairie, et à en décéder.

Le 15 mars, l'OMS avait déclaré l'urgence de santé publique de portée internationale depuis un mois et demi, et elle déclarait qu'il fallait « tester, tester, tester ». Nous comptions alors une cinquantaine de morts en France et plus de 2 000 cas, mais la situation en l'Italie nous montrait, avec quinze jours d'avance, la vague qui arrivait. Le 12 mars, les cinémas, les théâtres, les établissements publics non essentiels – crèches, écoles, collèges, lycées et universités – étaient fermés. Agnès Buzyn a d'ailleurs déclaré le 17 mars, deux jours après le premier tour des élections : « On aurait dû tout arrêter, j'ai prévenu le Premier ministre le 30 janvier ».

Pourquoi avoir maintenu ce scrutin ? Vous indiquez qu'il n'y avait pas de consensus scientifique et politique, mais ce n'est pas indispensable, le général De Gaulle ou d'autres hommes d'État n'ont jamais fait du consensus une condition pour agir.

Étiez-vous d'accord pour que la ministre de la santé quitte son poste en pleine crise sanitaire ? Imaginez-vous que le ministre de la défense puisse se présenter aux élections municipales en pleine guerre ?

Les auditions des secrétaires généraux de la défense nationale successifs, rattachés au Premier ministre, ont rappelé que la responsabilité des stocks stratégiques de masques, qu'ils soient destinés aux malades ou au personnel soignant, incombait à l'État. L'État garde sa compétence de protection de la population, donc de stockage stratégique de masques, de vaccins et de médicaments. Vous êtes-vous préoccupé de l'état des stocks stratégiques avant le 23 janvier ? Avez-vous reçu des alertes ?

La dernière version du plan pandémie date de 2011. Pourquoi ne pas l'avoir réévalué depuis ? Les derniers exercices datent de 2013, pourquoi ne pas en avoir réalisé plus récemment ?

Le 13 mars, les frontières avec la Chine ont été fermées. Wuhan, ville de 14 millions d'habitants, avait été confinée le 23 janvier. Mais le trafic aérien avec la France était toujours autorisé, les vols étaient possibles, mais restreints. À l'inverse, Taïwan a fermé ses frontières dès la fin janvier. Il y a eu sept morts pour 23 millions d'habitants à Taïwan, en proportion, cela représente vingt et un morts pour les 67 millions de Français. Notre laxisme aux aéroports a-t-il contribué à la diffusion de l'épidémie ?

Je n'ai pas entendu de réponse à la question de notre collègue David Habib : avez-vous eu connaissance du courrier du DGS de 2018 à propos des masques ? Aviez-vous connaissance de la note confidentielle du 5 septembre 2016, destinée au candidat Macron, qui émanait également de Jérôme Salomon et précisait l'impréparation de la France ?

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Edouard Philippe, ancien Premier ministre

Je ne suis pas médecin, et je n'ai jamais pensé que l'on pouvait s'improviser médecin. J'ai eu la chance, en tant que Premier ministre, d'avoir pour ministres de la santé deux grands médecins, issus de spécialités très différentes. J'ai été heureux de travailler avec eux, car ils avaient une connaissance intime du milieu hospitalier et des connaissances de base en médecine, mêmes s'ils reconnaissent ne pas être à la pointe dans toutes les spécialités. Leur apport était précieux pour éclairer les débats.

Le directeur général de la santé est aussi un médecin, et beaucoup d'autres médecins étaient consultés au sein de la Haute Autorité de santé et de tous les autres organismes existants. De plus, lorsque j'étais à Matignon, j'ai régulièrement rencontré des spécialistes. Il n'était pas question de m'expliquer les ressorts de la maladie – je n'allais pas faire un « crash course » pour devenir épidémiologiste en trois heures – mais de m'aider à en avoir une idée plus précise. J'ai donc interrogé différents médecins sur leur évaluation de l'épidémie, sur ce qui les surprenait, sur ce que nous ne voyions pas, sur leurs anticipations. Ce type de questions, dans une discussion de personne à personne, permet de mieux saisir la réalité médicale. J'ai toujours fonctionné ainsi, et j'en ai besoin.

Certains de mes interlocuteurs assénaient avec beaucoup de certitudes des éléments qui se sont révélés fragiles par la suite, mais leur certitude leur a ouvert les plateaux de télévision. D'autres faisaient preuve d'une grande humilité et reconnaissaient qu'ils ne savaient pas. Prenons un exemple, fascinant pour un non-spécialiste : des médecins m'ont alerté du fait qu'ils n'avaient pas la certitude qu'une personne guérie soit immunisée. Selon certaines hypothèses, il est possible de développer la maladie une deuxième fois, sous une forme plus grave. Comment prendre une décision publique sans savoir si les personnes guéries sont immunisées ou risquent pire en cas de nouvelle contagion ? Sur un plateau de télévision, il est facile de faire le malin, mais comment définir une politique de santé publique et une stratégie de réponse à la crise avec des incertitudes de ce type ?

Le Président de la République, les ministres de la santé, nous avons tous cherché à nous appuyer sur la science. Dans d'autres pays, les politiques ne se sont pas du tout appuyés sur la science, je ne suis pas sûr qu'ils aient eu de meilleurs résultats. J'admets les limites de mes connaissances médicales, mais en démocratie, les gouvernants ne peuvent pas être les experts. Ils doivent essayer de comprendre, mais ils ne peuvent pas tout savoir. J'ai essayé d'écouter ceux qui savaient beaucoup plus que moi en la matière, et de progressivement me faire un avis.

S'agissant des élections municipales, je n'ai pas changé d'avis. Il peut m'arriver, quelques mois après une décision, de penser que ce n'était pas la bonne, mais compte tenu des contraintes qui s'exerçaient, je crois que nous avons pris la bonne décision en maintenant le premier tour des élections municipales. Cette décision a été longuement discutée avec le Président de la République, c'était de loin la moins mauvaise que nous pouvions prendre.

Agnès Buzyn a choisi, dans des circonstances dont chacun se souvient, de présenter sa candidature aux élections municipales à Paris. La question lui avait été posée, les circonstances et sa conviction que l'action publique à long terme impose un enracinement électoral l'ont conduite à accepter cette proposition. Je respecte sa décision. Je ne reprocherai jamais à personne de se porter candidat à une élection. Je suis profondément démocrate et républicain, et se présenter à une élection dans un système démocratique est toujours une bonne chose. C'est compliqué, surtout pour ceux qui exercent des fonctions prenantes, je le conçois parfaitement. On m'a reproché dans l'hémicycle d'être candidat au Havre. Je comprends ce reproche, bien que la vie politique amène parfois à saisir toutes les occasions de faire des reproches, mais je considère que se présenter à une élection, avoir un enracinement électoral, demander aux citoyens s'ils considèrent qu'une candidature est légitime et que l'action est efficace, c'est utile. C'est une conviction ancienne, et elle ne va pas changer de sitôt.

Seuls les éléments pertinents du plan pandémie ont été mis en œuvre. Heureusement, nous n'avons pas appliqué la phase trois de ce plan qui prévoyait de ne tester personne et de laisser le virus circuler en limitant ses effets. Nous avons retenu du plan tous les aspects reproductibles à une pathologie pour laquelle il n'était pas prévu. Il est faux de dire que rien n'a été fait. Certes, la dernière version du plan pandémie grippale date de 2011, mais dans les mois qui ont précédé la pandémie, nous travaillions sur le plan variole.

Après une crise de faible intensité, on tape toujours sur ceux qui imaginaient qu'elle aurait pu être plus grave. Nous l'avons constaté après la crise H1N1, et je n'exclus pas que les difficultés rencontrées après soient un contrecoup des critiques violentes formulées à l'égard de ceux qui l'avaient gérée. On peut nous reprocher d'avoir préparé un plan variole alors que c'est un coronavirus qui nous a frappés, mais je vous garantis qu'il est bon d'avoir un plan variole si une telle épidémie survenait.

Je comprends l'idée de fermer la totalité des frontières avec la Chine. À ce moment précis, seuls les Italiens avaient pris cette mesure. Le 23 janvier, il n'y avait pas de morts et moins de onze cas en France. Était-il judicieux, alors, de faire cesser toutes les liaisons aériennes avec la Chine ? Une telle décision, pour être efficace, doit être prise à l'échelle de l'espace Schengen : couper tous les vols entre la France et la Chine n'empêche pas de passer par les pays voisins. Et alors que les Allemands et les Anglais continuaient de commercer avec la Chine, nous aurions fermé les frontières ? Des responsables privés et publics auraient reproché au Gouvernement de surréagir et de prendre une mesure à l'impact considérable, mais qui n'a pas l'effet sanitaire recherché, puisqu'elle pourra être contournée.

Quant aux courriers que vous mentionnez, je répète que je n'en avais pas connaissance, ce qui ne doit pas surprendre. Matignon ne suit pas la totalité des dossiers et des politiques publiques de chaque ministère, ce serait impossible. On voit passer à Matignon les problèmes qui impliquent plusieurs ministères. S'il n'y a pas un blocage entre deux ministres, vous n'en avez pas connaissance, sauf quand un ministre vient vous voir de lui-même en soulevant un problème. Sinon, Matignon a pour rôle d'impulser de nouvelles politiques ou d'arbitrer entre les actions de départements ministériels qui ne s'accordent pas spontanément. Si ils sont d'accord, Matignon ne sera pas informé, ou se contentera de sanctionner la décision sans l'instruire. Il est important de comprendre cette mécanique pour comprendre la façon dont nous intervenons dans le processus de décision.

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La principale difficulté pour l'élaboration de la stratégie de déconfinement tenait à l'absence de précédent. Le déconfinement, assez réussi, nous fournit un premier précédent. Que faut-il en retenir, pour les crises à venir comme pour la suite de cette crise du covid, qui n'exclut pas un reconfinement, notamment local ?

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Vous invitez tout le monde à comprendre qu'il est acteur. Je le pense profondément : chacun doit comprendre ce qu'il doit faire et donner du sens à ce qu'il fait, mais il est indispensable de transmettre un message clair et cohérent.

Tel n'a pas été le cas. Le 27 février, vous déclariez : « Le stade 1, c'est celui dans lequel nous sommes encore. Le virus n'est pas en circulation générale dans la population, comme c'est le cas pendant une épidémie de grippe, par exemple. » Au même moment, le directeur général de l'OMS expliquait que « la fenêtre de tir se rétrécit, ce virus est l'ennemi public numéro 1 et il n'est pas traité comme tel. »

N'aviez-vous pas conscience du danger à la fin du mois de février ? Pourquoi ce manque d'anticipation, alors que toutes les alertes étaient au rouge ? Comment la population pourrait comprendre ces discordances ?

Fin 2018, la direction générale de la santé a décidé de ne pas suivre la recommandation du comité d'experts de Santé publique France, qui appelait à reconstituer un stock d'État d'un milliard de masques chirurgicaux en cas de pandémie. Le 12 septembre 2019, lors d'une réunion entre Santé publique France et la DGS sur le niveau des stocks stratégiques de l'État, il est rappelé que la quasi-totalité du stock initial d'un milliard de masques est périmé. Pourtant, la DGS maintient sa décision d'octobre 2018, à savoir renouveler le stock à hauteur de 50 millions de masques, voire à 100 millions si la capacité budgétaire permet d'en acquérir 50 millions de plus. Y avait-il un frein budgétaire à l'acquisition de ces masques ?

Le choix de ne pas reconstituer ce stock est-il lié au changement de la doctrine de 2013 selon laquelle les employeurs devaient acquérir les masques pour protéger leurs salariés ? Nous savons qu'aucune injonction n'a été donnée, et aucun contrôle effectué, donc personne ne s'était équipé.

Ou est-ce que les masques étaient passés au second plan ? Le conseiller d'Agnès Buzyn puis d'Olivier Véran a déclaré, et vous l'avez confirmé : vous n'avez jamais entendu parler de masques. La responsabilité de l'État est de protéger ses citoyens en cas de crise, qu'elle soit sanitaire, chimique ou terroriste. Les équipements de protection individuelle tels que les masques, les médicaments et les antiviraux doivent être une priorité.

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Edouard Philippe, ancien Premier ministre

C'est devant cette mission d'information que j'ai prononcé pour la première fois le mot de « déconfinement ». C'était le 1er avril 2020, nous étions entrés en confinement depuis deux semaines et nous commencions à nous demander comment en sortir : dans quelles conditions, à quel rythme ? J'avais indiqué que c'était une opération redoutablement difficile : faute de précédents, nous ne savions pas comment organiser les précautions indispensables.

Nous avons eu plus de temps pour préparer le déconfinement que nous n'en avions eu pour décider d'entrer en confinement, ce qui a permis d'élaborer une procédure. Après avoir mené la réflexion, un débat s'est tenu au Parlement, puis les éléments essentiels ont été transmis aux préfets et aux collectivités territoriales pour trouver les bonnes solutions locales. Des indicateurs chiffrés objectifs ont été publiés pour mesurer la situation.

La sortie du confinement a été différenciée, progressive, et réversible. Systématiquement, nous avons appliqué ces principes : solutions différenciées en fonction des territoires, déconfinement progressif afin de vérifier que la circulation du virus est maîtrisée, et réversible si ce n'est pas le cas.

Nous avons essuyé les critiques de ceux qui nous reprochaient d'aller trop vite, et de ceux pour qui nous allions trop lentement. Je me souviens que des acteurs du débat public ou du monde culturel estimaient que la jauge de 5 000 spectateurs était trop restrictive, et je comprends parfaitement que ceux qui sont soumis à ces contraintes expriment leur mécontentement et leurs inquiétudes.

Cette méthode peut-elle être utile pour l'avenir ? Chacun espère éviter un nouveau confinement. Je ne sais pas ce que le Gouvernement décidera de faire dans les jours ou les semaines qui viennent, en fonction de l'évolution de la situation. Il est sans doute moins difficile de sortir d'un couvre-feu que d'un confinement, mais je ne m'exprimerai pas pour ne pas gêner le Gouvernement, et je n'ai que les informations qui concernent Le Havre. Je crois que le triptyque : différencié, progressif et réversible est intéressant et peut guider les autorités publiques.

Je ne veux pas entrer dans la discussion sur ce qui s'est fait entre 2018 et 2020, car je n'ai eu connaissance d'aucun des documents que vous évoquez. Il est donc difficile pour moi de me prononcer sur le bien-fondé d'une analyse et de la réaction qu'elle a suscitée. J'ai appris, notamment grâce aux travaux de cette mission, un certain nombre d'éléments, mais je ne peux en parler de première main car ils ne sont pas remontés jusqu'au Premier ministre. Ce n'est pas étonnant : beaucoup de choses sont traitées au niveau des ministères et des administrations sans systématiquement revenir à celui du Premier ministre. La vie intense d'un Premier ministre serait impossible si toutes les questions – essentielles – de toutes les administrations remontaient à Matignon. Personne ne serait en mesure d'assimiler la totalité de ces informations et l'État arrêterait de fonctionner. Les éléments de réponse donnés par le directeur général de la santé et la ministre de la santé lors des auditions m'ont paru censés, raisonnables et très bien fondés.

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Vous êtes convaincus que beaucoup de vies ont été sauvées lors de cette crise. Les personnes âgées ont payé un très lourd tribut, puisque 93 % des personnes décédées ont plus de 65 ans. La situation des résidents des EHPAD a beaucoup mobilisé notre mission. À ce jour, nous recensons 15 000 morts dans ces établissements. La prise en charge des personnes âgées venant des EHPAD dans les services de réanimation soulève beaucoup de questions.

Vous avez rappelé que les capacités d'admission des services de réanimation étaient le critère essentiel. Sans préjuger des conclusions de nos travaux, nous avons constaté que cette capacité n'a pas été dépassée, mais à un prix très fort. De nombreux actes médicaux hors-covid ont été déprogrammés : la fédération UNICANCER a estimé le nombre de décès supplémentaires liés au report des actes de dépistage entre 5 000 et 10 000, le professeur Khayat a mentionné 30 000 morts, une étude britannique 40 000. Il est impossible d'évaluer précisément ce nombre aujourd'hui, mais ce problème est essentiel pour évaluer les conséquences de cette crise. Les services de réanimation ont tenu, mais tout le secteur médical hors-covid en a subi les conséquences.

Avez-vous eu conscience, lors de la gestion de cette crise, du problème de l'hospitalisation des personnes âgées ? La direction générale de la santé et la direction générale de la cohésion sociale nous ont indiqué que le nombre de personnes âgées de plus de 75 ans admises en réanimation avait fortement chuté. En moyenne, de 2018 à 2020, elles occupent plus de 75 % des lits de réanimation. En deux à trois semaines, entre la fin du mois de mars et le début d'avril, cette moyenne a chuté brutalement pour passer de 25 % à 13 %, et même 6 % en Île-de-France.Des syndicats et des médecins coordinateurs ont fait état devant cette commission de difficultés d'accès à la réanimation pour les personnes âgées en EHPAD, notamment du fait de la régulation. Les personnes âgées sont restées en EHPAD en recevant des traitements contestables : une quarantaine de personnes sont mortes dans un même établissement de mon département, et le maire de la ville m'a indiqué que le traitement consistait en deux jours de doliprane, puis deux jours de soins palliatifs, sans accès à l'hôpital. Le traitement réservé à nos personnes âgées est une question fondamentale.

À votre connaissance, des éléments ont-ils conduit à faire des choix dans les critères d'hospitalisation ? Ont-ils été définis, ou tout cela s'est-il fait au gré de la montée du nombre de cas, qui nous a dépassés ?

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Edouard Philippe, ancien Premier ministre

Je partage votre émotion et votre préoccupation du sort des plus âgés d'entre nous, et de la façon dont ils ont été traités et ont vécu cette période. Les 700 000 personnes âgées en situation de dépendance hébergées dans les EHPAD ont été privées de visite, et je crains que vous n'ayez raison de penser qu'elles ont eu moins facilement accès aux services de réanimation. Je ne dispose pas des chiffres que vous évoquez, mais je ne les remets absolument pas en cause.

Ils ne sont la conséquence d'aucune consigne. Je conçois parfaitement que, dans dans une situation de saturation prochaine des places en réanimation, un certain nombre d'intervenants aient effectué à titre individuel une analyse sur l'opportunité de ces transferts. Rien n'est simple pour un médecin régulateur, mais je ne crois pas que ces décisions aient résulté de consignes, ou que des lignes directrices aient été formulées.

Vous avez parfaitement raison d'indiquer que les conséquences de la déprogrammation sont sérieuses. C'est au prix de la déprogrammation que nous avons pu éviter, en Île-de-France et dans tout le quart nord-est du pays, la saturation complète des services de réanimation. Mais cette déprogrammation a un coût économique pour les personnes qui vivent de ces opérations, et un coût humain très fort pour ceux qui en avaient besoin. Il s'agit plutôt d'opérations de dépistage et de médecine préventive que d'opérations curatives, car en cas d'urgence, les opérations étaient effectuées.

C'est une des difficultés de la situation actuelle : nous sommes conscients de la difficulté à organiser une deuxième déprogrammation à grande échelle. À ce stade, il y a des demandes de déprogrammation locale, mais pas nationale. Cela signifie que les lits de réanimation sont occupés en partie par le fonctionnement normal des services hospitaliers, et que la montée des cas de covid-19 vient se conjuguer à l'activité normale de ces services, ce qui entraîne une tension sur leur disponibilité qu'il faut surveiller de très près.

Nous touchons du doigt la difficulté car on oscille en permanence entre des mauvaises situations. Je me souviens parfaitement de cette période : j'espérais chaque jour avoir la possibilité de prendre au moins une bonne décision, car toutes celles qui m'étaient proposées étaient mauvaises. Il fallait choisir la moins mauvaise, mais aucune n'était parfaite. Faut-il déprogrammer, ou prendre le risque de saturer le système hospitalier, et à quel moment ? C'est une décision lourde, délicate, et quelle que soit l'option retenue, elle aura des inconvénients. C'est pourquoi j'insiste sur l'humilité à garder face à la décision prise, et la nécessité d'en tirer les conséquences pour nous améliorer continuellement.

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Vous disiez que seules les informations qui pouvaient poser problème vous étaient remontées. Était-ce le cas de ces problématiques d'accès aux soins ? Des médecins nous ont déclaré avoir géré la prise en charge des patients selon les recommandations médicales et des principes éthiques, sur le fondement d'une analyse des bénéfices et des risques. Certaines personnes n'avaient pas leur place en réanimation car les risques encourus dépassaient les bénéfices espérés. Puisque 92 % des morts avaient plus de 65 ans, les EHPAD ont malheureusement payé un lourd tribut.

M. Rousseau, directeur général de l'ARS d'Île-de-France, a indiqué que la baisse du nombre de personnes âgées en réanimation devait être interprétée avec prudence, la déprogrammation importante des opérations habituelles en chirurgie entraînant mécaniquement la baisse du nombre de personnes âgées en réanimation.

Ces discussions sont-elles remontées jusqu'à Matignon ?

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Edouard Philippe, ancien Premier ministre

Je note cette mise en perspective des chiffres du rapporteur, elle doit être prise en compte et explique peut-être en partie ces données. Il serait intéressant de mieux mesurer la réalité du phénomène.

Nous avons veillé à faire toute la transparence sur la situation des personnes âgées, qu'elles soient en EHPAD ou à domicile. Il est délicat d'avoir les chiffres concernant les personnes isolées affectées par le covid-19, mais nous avons expliqué les raisons des difficultés de remontées d'informations. Je mesure combien il est difficile de communiquer sur ces sujets, et je constate que, dans d'autres pays, les mêmes problèmes ont été rencontrés, et je ne suis pas sûr qu'ils aient été traités avec autant de transparence.

Nous avons été informés des phénomènes de glissement observés dans les EHPAD. Des personnes malades sont décédées dans des conditions qui n'étaient pas dignes. Et d'autres, n'ayant plus les contacts sociaux nécessaires avec leurs proches, voyaient leur état de santé baisser rapidement sans que la covid-19 ne soit en cause. Mais aucune consigne n'a été donnée sur les admissions en réanimation.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de Coronavirus-Covid 19

Réunion du mercredi 21 octobre 2020 à 14 h 15

Présents. - M. Damien Abad, M. Julien Aubert, M. Julien Borowczyk, M. Éric Ciotti, M. Pierre Dharréville, M. Jean-Pierre Door, M. Jean-Jacques Gaultier, Mme Valérie Gomez-Bassac, M. David Habib, Mme Monique Iborra, Mme Sereine Mauborgne, M. Patrick Mignola, Mme Michèle Peyron, M. Jean-Pierre Pont, Mme Stéphanie Rist, M. Jean Terlier, M. Boris Vallaud

Assistaient également à la réunion. - Mme Josiane Corneloup, M. Nicolas Démoulin, Mme Pascale Fontenel-Personne, Mme Martine Wonner