Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Réunion du jeudi 2 juillet 2020 à 11h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • IGPN
  • fuite
  • indépendance
  • médiatique
  • procureur
  • secret

La réunion

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La séance est ouverte à 11 heures 45.

Présidence de M. Ugo Bernalicis, président

La Commission d'enquête entend M. Christophe Castaner, ministre de l'Intérieur.

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Mes chers collègues, alors que la fin de nos travaux approche nous recevons l'un des deux ministres directement concernés par la question des obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire. Le ministre de l'intérieur l'est en effet dans la mesure où il a autorité sur les forces de police et de gendarmerie, au sein desquelles figurent les officiers de police judiciaire (OPJ), qui mènent les enquêtes.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Christophe Castaner prête serment.)

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

L'indépendance de la justice est un principe constitutionnel, fondement de l'État de droit et garantie puissante du bon fonctionnement de notre démocratie. Je voudrais réaffirmer l'attachement du ministère de l'intérieur à ce principe qui résulte de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et qui est inscrit à l'article 64 de la Constitution de la Vème République. Ce principe implique que ni le législateur, ni le Gouvernement, ni aucune autorité administrative ne peut interférer dans le travail des juges.

L'indépendance de la justice, et plus encore son impartialité, sont en outre reconnues et protégées par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.

Ces principes, j'y suis, par fonction, par nature, par culture, par éthique, profondément attaché. Je vous le dis non seulement comme ministre, mais aussi comme citoyen soucieux de voir la séparation des pouvoirs et l'impartialité de la justice et des enquêtes parfaitement respectées.

Nous devons défendre ces principes, sans cesse, et nous montrer sans cesse vigilants. C'est la raison pour laquelle je me prête bien volontiers à l'exercice de cette audition devant vous.

En tant que ministre de l'intérieur, je m'exprimerai sur le champ de mes fonctions et souhaite inscrire mon intervention dans ce seul cadre. Je tenterai dans un premier temps d'identifier avec vous quelques-uns des défis actuels qu'il faut affronter pour veiller au respect de l'indépendance de la justice, et je me pencherai, dans un second temps, sur l'organisation de notre police judiciaire et la manière dont elle est effectivement protectrice des libertés fondamentales – et de l'indépendance de la justice en particulier.

Le premier grand défi auquel notre système est confronté est la temporalité, qui a profondément changé ces dernières années. La justice doit accomplir son travail dans le respect de règles et de procédures qui sont autant de garanties de nos droits fondamentaux. Cependant, ce temps judiciaire, celui du moyen et du long termes, ne correspond plus du tout au temps médiatique. Celui-ci est le temps de l'immédiateté, qui mène à une présentation des faits souvent partielle, voire orientée.

Les réseaux sociaux font de plus en plus office de tribunaux populaires, où des comptes plus ou moins anonymes se font à la fois procureur et juge de faits dont ils n'ont en réalité qu'une connaissance très superficielle, voire biaisée ou volontairement tronquée quand elle est livrée à l'espace public. Il s'agit d'une menace sérieuse pour le fonctionnement de la justice car elle ancre une version des faits, un verdict dans l'esprit de personnes qui refuseront dès lors d'accepter toute autre décision rendue par un juge. C'est un problème important auquel nous devons faire face, sur le champ politique de nos réflexions.

Pour ma part, je crois à la justice et aux enquêtes des tribunaux. Cette pression médiatique des réseaux sociaux peut certainement menacer l'indépendance de la justice en ce qu'elle conduit à l'attente d'un verdict unique et à contester toute chose qui ne serait pas parfaitement en ligne avec ce verdict pré-décidé. Par ailleurs, cette pression peut renforcer une impression infondée d'absence de réaction des enquêteurs et des juges – entre une opinion qui réagit naturellement très vite, souvent en des termes peu modérés, et des professionnels dont le travail demande du temps. Ce rapport au temps est un questionnement essentiel que nous portons, tous, quotidiennement.

Le deuxième point que je voudrais aborder devant nous a trait aux commentaires des décisions de justice. Commenter des décisions de justice ou l'action des enquêteurs est devenu de plus en plus fréquent ces dernières années. Il n'est pas question de remettre en cause la liberté d'expression, évidemment, mais ce manque de retenue de la part des responsables politiques, des leaders d'opinion, et de toute une série d'acteurs sur des affaires parfois complexes et moins tranchées qu'il n'y paraît contribue au fond à une forme de défiance à l'égard de celles et ceux qui mènent l'enquête ou qui prennent les décisions.

Mon troisième point concerne les fuites. Une fuite par principe n'est pas tracée et est difficilement traçable. Elle peut intervenir à tous les niveaux de la procédure et émaner notamment des parties prenantes. Le secret de l'enquête est un principe clé nécessaire pour garantir l'impartialité des investigations et les droits de la défense. Il est garanti par l'article 11 du code de procédure pénale. Des exceptions peuvent être acceptées uniquement dans des cas bien précis, notamment pour mettre fin à des troubles à l'ordre public.

Faire fuiter des informations sur une enquête en cours est un délit, sanctionné d'un an de prison et de 15 000 euros d'amende. Cependant, il s'agit, hélas, d'un exercice très fréquent. Il m'arrive régulièrement d'être interrogé sur une actualité judiciaire ou sur des faits particuliers avant même qu'une quelconque information soit arrivée jusqu'à moi. Il m'arrive donc fréquemment d'interroger les services sur une demande d'un journaliste, ou de découvrir toute une série d'informations en étant branché sur les différents émetteurs d'informations circulant sur le numérique, et ce alors même que des actions sont en cours.

En évoquant cela, j'évoque des défis et surtout la nécessité de nous donner les moyens de respecter ces principes de valeur constitutionnelle. Nous avons la chance, en France, d'avoir une organisation des services de police judiciaire qui garantit l'indépendance de la justice et l'efficacité des enquêtes et nous devons y prêter attention.

Les services de police judiciaire représentent des moyens humains et matériels significatifs au sein de la police et de la gendarmerie. Ce sont ainsi 45 000 personnels de la police nationale et 55 200 militaires de la gendarmerie qui se consacrent à l'investigation du quotidien. Cette différence de chiffres tient au fait que l'organisation varie entre les deux directions générales. Ces agents sont répartis entre différents services centraux et territoriaux. Au sein de la police nationale, il s'agit essentiellement de la direction centrale de la sécurité publique et de la direction centrale de la police judiciaire. J'y ajoute les services équivalents au sein de la préfecture de police. À la gendarmerie nationale, l'approche est un peu différente. Par principe, les agents y sont plus polyvalents au sein des unités et les activités de police judiciaire sont menées essentiellement au sein des brigades territoriales autonomes et des communautés de brigades pour la délinquance du quotidien. Dès lors qu'il s'agit d'enquêtes plus complexes, les unités bénéficient de l'appui de brigades et de sections de recherche qui se mobilisent spécifiquement sur ces actions. Il existe également quatorze offices centraux qui mêlent policiers et gendarmes, chargés d'enquêter sur des domaines précis pour des affaires d'envergure nationale ou internationale.

Les enquêtes sont menées sous l'autorité et le contrôle du juge, jamais sous l'autorité et le contrôle du ministre de l'intérieur. Ce principe de valeur constitutionnelle est inscrit dans notre code de procédure pénale. Le juge choisit de saisir le service chargé de mener l'enquête. Il en fixe ensuite le cours et les orientations et en assure le contrôle. Ce contrôle va loin. Les officiers de police judiciaire sont habilités et notés par le procureur général, et le président de la chambre de l'instruction peut prendre des sanctions contre toute personne investie de fonction de police judiciaire s'il constate un manquement professionnel grave ou une atteinte grave à l'honneur ou à la probité.

Ce contrôle des juges garantit la séparation des pouvoirs et l'indépendance des enquêtes. C'est pourquoi nous y veillons tant. C'est ce contrôle qui justifie aussi l'organisation de l'indépendance des acteurs du système judiciaire. Ce système permet également aux enquêteurs de mener leur travail dans les meilleures conditions possibles. Police judiciaire, police administrative et renseignement forment un tout. Le travail de renseignement permet ainsi souvent l'ouverture de procédures judiciaires. Le judiciaire doit donc être nourri par toutes les informations recueillies dans le cadre des missions de sécurité publique ou de renseignement. Se pose toujours la question du moment où le travail de veille quotidienne de nos services bascule dans le judiciaire.

Je reviens sur l'idée de séparer la police judiciaire des autres activités de la police. Cela reviendrait à ignorer la réalité du terrain, et des enquêtes, et à nous handicaper dans notre capacité à agir. Toutefois, notre organisation ne fait pas tout. Il est nécessaire de garantir son bon fonctionnement et de lui offrir les moyens d'agir. Le Gouvernement s'y est engagé depuis le début du mandat.

Cette action porte notamment sur des sujets sensibles, à commencer par l'attractivité de la filière investigation. Nous avons entrepris plusieurs réformes permettant d'améliorer les conditions de travail des policiers et des gendarmes. Nous devons amplifier encore ces engagements, tant ces filières ont connu une baisse d'attractivité importante – ce qui constitue une fragilité dans notre système. Je pense également à d'autres engagements relatifs aux tâches indues. Je pense aussi au travail commun mené par les ministères de l'intérieur et de la justice pour réussir la procédure pénale numérique. Il s'agira d'une plate-forme commune intérieur-justice qui rendra possible la dématérialisation de tous les actes de l'enquête, depuis l'enregistrement de la plainte ou le constat de l'infraction jusqu'à l'audience de jugement. Cette réforme doit faciliter le travail et permettre de dégager du temps pour l'enquête.

Nous expérimentons également depuis le 16 juin la forfaitisation de la sanction du délit d'usage de stupéfiants dans trois territoires. Cette forfaitisation apporte un double bénéfice : assurer une réponse immédiate et plus efficace aux délits et dégager du temps aux enquêteurs pour leur travail de fond sur le terrain. Laurent Nuñez et moi attendons les résultats de cette expérimentation, l'objectif étant de la généraliser à partir de septembre.

Je souhaite enfin évoquer l'idée d'un renfort de certaines structures sur des objets précis. L'exemple le plus emblématique de cette démarche est la création récente de l'Office antistupéfiants, en début d'année. Cette création visait à accroître la coordination dans les enquêtes et le partage constant de l'information dans notre lutte contre les stupéfiants, afin d'agir à tous les niveaux, et de mener ce combat depuis la cage d'escalier jusqu'à la dimension internationale. Nous savons combien cela est essentiel.

Plus largement, au-delà des seuls services d'investigation, le Gouvernement a engagé depuis le début du mandat un effort considérable d'amélioration des conditions de travail et d'exercice des forces de l'ordre.

En conclusion, je réaffirme combien l'indépendance de la justice est une exigence, un impératif, et le socle de notre État de droit. Je suis déterminé à en assurer le respect, par tout moyen. Je sais combien cette ambition est partagée au sein de mon ministère.

J'ai lu les comptes rendus des précédentes auditions que vous avez menées. Nous voyons que des ruptures se sont produites, en particulier dans la justice, dans le rapport à l'instruction politique, aux influences, etc. Ces ruptures ont été significatives au sein du ministère de l'intérieur. Je l'assure d'autant plus qu'elles ne sont pas seulement de mon fait. J'en suis le garant. Le choix de ces ruptures, de la fin des notes blanches par exemple, a été fait il y a plusieurs années et relève désormais de l'évidence au sein du ministère de l'intérieur. Je le signale d'autant plus que je n'en suis pas l'auteur. Celui qui a été ensuite Président de la République, et qui était alors ministre de l'intérieur, Nicolas Sarkozy, en avait fait une question de principe. Cette question de principe est restée au cœur de la philosophie du ministère de l'intérieur. Elle a constitué également un changement culturel profond pour ceux qui mènent les enquêtes judiciaires et qui veillent aussi à ne jamais franchir le principe de l'indépendance de la justice.

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Les notes blanches étaient administratives et ne constituaient donc pas une infraction par rapport à une enquête, puisqu'aucune enquête n'était ouverte lors de leur rédaction. C'est le principe même du renseignement administratif.

Nous avons interrogé les chefs des services de police et de gendarmerie sur la question des remontées d'informations. Existe-t-il une norme sur ce point au sein du ministère de l'intérieur ?

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Les choses sont simples. Notre responsabilité est de veiller à la permanence et à la continuité de l'État, ainsi qu'aux libertés publiques. Il est donc nécessaire de disposer d'une vision fiable des événements touchant tous les domaines du vaste portefeuille qui est celui du ministère de l'intérieur, afin de pouvoir anticiper et mettre en œuvre toute action permettant de protéger les citoyens, les institutions et les biens, à tous les niveaux. Les préfectures et les services centraux du ministère transmettent ainsi au cabinet du ministre les informations qui apparaissent utiles.

J'ai demandé qu'une doctrine de principe soit mise en œuvre pour bien définir ce dont nous parlions. Elle a été portée par mon directeur de cabinet qui a donné des instructions sur ce sujet.

Notre objectif est d'être capable de définir au mieux les orientations et les moyens à déployer dans le cadre de la politique de sécurité intérieure, dans le respect absolu des dispositions de l'article 11 du code de procédure pénale. Le ministre de l'intérieur et son cabinet sont informés de certains événements qui risquent de troubler l'ordre public : en matière de risque terroriste, avec un état de la menace – via notre service de renseignement, la direction générale de la sécurité intérieure – ; ou en matière de risque de violences urbaines ou de troubles à l'ordre public en lien avec des événements particuliers. Nous avons ainsi été alertés d'un projet de grande fête en bord de Seine lancé il y a deux jours à Rouen et avons pu déplacer des forces mobiles. Ces informations peuvent également porter sur des sujets plus sensibles : une interpellation, un accident, des affrontements entre bandes. Si, dans un lieu, ou une communauté – j'essaie d'être neutre dans mon propos…

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Vous pouvez ne pas être neutre, monsieur le ministre !

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Je ne veux stigmatiser personne, c'est le sens de ma réserve. Ce n'est pas pour cacher quoi que ce soit devant vous.

Si donc nous savons qu'il y aura des interpellations dans une communauté, nous ne connaissons ni l'identité des personnes interpellées ni l'objet de l'interpellation, mais nous sommes sollicités pour prévoir des forces mobiles ou des renforts pour les équipes qui interviennent. Il en va de même pour les violences urbaines, qu'il nous faut anticiper. Dans ce cadre, les informations qui remontent ont trait au risque, non à l'état de la procédure.

Nous recevons également des informations spécifiques sur un accident ou un décès en service d'un fonctionnaire de police, d'un militaire, d'un gendarme ou d'un membre du personnel du ministère. Nous en recevons aussi sur des événements ou affaires ayant un retentissement médiatique, ou sur des incidents de sécurité civile graves ou sensibles impliquant des plans d'urgence à déclencher. Nous sommes aussi informés sur des événements internationaux, à grande échelle quelquefois – sur des phénomènes migratoires, par exemple – mais aussi sur des choses plus ciblées. Nous avons enfin régulièrement des informations quantitatives sur des manifestations d'envergure – nombre d'interpellations, de gardes à vue – et parfois, quelques jours plus tard, sur les suites judiciaires. En revanche, je ne reçois jamais la fiche des personnes mises en cause dans les procédures, ni aucun élément ou document lié à une enquête.

Je prends l'exemple de l'attentat de Strasbourg, premier attentat terroriste auquel j'ai été confronté. Une coordination entre le préfet, le procureur, nos forces mobiles et le ministère de l'intérieur doit être immédiatement instaurée. Nous échangeons entre nous. Si une opération est requise dans un quartier sensible, nous recevons l'information et devons nous coordonner sur ce point.

Les cas particuliers de remontées d'informations relatives à des enquêtes judiciaires se font vraiment dans le respect du secret de l'enquête. Au sein du ministère, tout est plutôt transparent. Rien n'est jamais sûr concernant la sortie potentielle d'un document. Tout le monde est donc devenu très prudent, et c'est bien ainsi.

L'information ne porte que sur des éléments factuels, le plus souvent déjà relayés par les médias. Aucune information sur les stratégies d'enquête ou les opérations à venir – prochaines interpellations, suite de l'enquête – ne m'a jamais été transmise. Je n'ai jamais vu remonter directement au ministre de procès-verbal ou de document de procédure. Ce cadre a été rappelé à l'ensemble des acteurs concernés, et c'est dans ce cadre que nous agissons.

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Vous dites qu'il existe un protocole. J'imagine qu'il existe une sorte de procédure écrite. Est-il possible de nous la communiquer pour nos travaux ?

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Je vérifierai son statut avant de vous répondre, mais je pense que oui.

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Vous avez dit que vous étiez interrogé par la presse et que, pour pouvoir lui répondre, vous étiez susceptible de demander des informations. Si un procès-verbal fuite, par exemple, comment cela se passe-t-il concrètement ? Demandez-vous aux services s'il s'agit ou non du vrai procès-verbal ?

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Je n'ai pas eu d'expérience dans laquelle cette question a été posée. En revanche, si une information est rendue publique, nous demandons une vérification car nous savons que nous serons interrogés, notamment lors des questions d'actualité au Gouvernement. Dans le cadre du contrôle parlementaire, les parlementaires nous interrogent régulièrement, y compris sur des affaires pendantes. Je vous invite à regarder les questions d'actualité de certains groupes politiques sur les six derniers mois. Certaines affaires en cours y reviennent régulièrement. Nous donnons en ce cas des éléments factuels et connus, utiles parfois pour corriger certains fantasmes. Une fausse information donnée une fois dans la presse peut en effet être commentée pendant 24 à 48 heures, voire sur une durée plus longue. J'ai en tête plusieurs affaires très médiatiques dans lesquelles une énormité publiée une fois est devenue une vérité répétée cent fois. Il est donc nécessaire d'être très factuel.

En revanche, dès qu'il s'agit d'affaires sensibles, notre réflexe est de renvoyer systématiquement au parquet pour qu'il s'exprime. Le rapport au temps n'est alors pas le même. Le parquet prend le temps de la certitude de l'information – vous avez rencontré suffisamment de professionnels du monde de la justice pour le savoir.

Globalement, lorsqu'une affaire sensible est mise en avant par la presse, je n'ai pas besoin d'émettre de demande. Il incombe aux chefs de service, aux directeurs, de recueillir les informations et de voir quels dispositifs il convient de mobiliser. En cas de fuite, si l'on considère qu'elle vient de la maison, il leur revient de décider d'engager ou non des poursuites.

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Ma question était précise : lorsqu'un procès-verbal fuite, demandez-vous s'il s'agit du vrai procès-verbal ou non ? Vous me répondez par la négative, en précisant que vous vérifiez l'information. Que vérifiez-vous en ce cas ?

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Je ne réponds même pas par la négative à votre question. Je n'ai jamais été confronté à cette situation.

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D'accord.

En mai 2019, le procureur de Paris, Rémy Heitz, a fait un rappel à l'ordre vous concernant. J'imagine que cela se trouve dans vos fiches…

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

C'est dans l'audition de Rémy Heitz que vous avez menée…

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Comme je vous l'indiquais, j'ai lu les comptes rendus des précédentes auditions, dont celle-ci.

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Parfait ! Je vais quand même au bout de ma question, même si vous l'avez évidemment anticipée.

Comment en arrive-t-on à avoir une parole publique aussi précise en tant que ministre et à être remis en cause par le procureur, qui rappelle que seul le procureur de la République a, selon les termes de l'article 11 du code de procédure pénale, la capacité de s'exprimer ?

De nombreuses informations dont vous pourriez être destinataire ne pourraient-elles pas vous exposer si vous les révéliez – notamment en matière de lutte contre le terrorisme, où il s'agit de renseignement administratif et non judiciaire ? Il a pu arriver également que des services de renseignement étrangers se plaignent de voir certaines informations divulguées, pas forcément par vous, mais par l'exécutif. Comment gérer tout cela ?

Le rappel à l'ordre de Rémy Heitz en mai 2019 a-t-il eu des effets concrets sur un éventuel changement de doctrine de communication ?

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Je vous invite à relire ce que Rémy Heitz a répondu à votre question. Il vous a précisé qu'il n'entendait pas du tout qualifier cela de « rappel à l'ordre ». Il l'a dit devant vous, je me permets donc de répéter ses propos. La vérité de sa parole n'a pas besoin d'être réinterprétée comme vous venez de le faire dans votre question.

Votre question est plus globale. Il s'agit de savoir qui peut communiquer, comment et sur quoi. Le temps de communication des procureurs n'est pas forcément le même que celui de l'émotion.

Dans le cas particulier que vous évoquez, une personne, depuis lors mise en cause pour un acte terroriste, était recherchée par la police. Les services de police se sont mobilisés pendant près de deux jours et ont fini par localiser et interpeller le présumé coupable. Pendant ces quelques jours, une émotion très forte était palpable dans l'opinion publique et la population, notamment parmi les habitants du territoire qui avaient l'information qu'un terroriste possible pouvait se trouver sur le domaine public et commettre de nouveaux actes.

Il est de la responsabilité du ministre de l'intérieur de rassurer les populations. Donner l'information qu'une personne susceptible d'être l'auteur d'un attentat terroriste – donc potentiellement d'une reproduction d'actes graves – a été interpellée dans le cadre de la procédure judiciaire relève à mon sens de la communication du ministre de l'intérieur. Rassurer les populations relève de notre responsabilité. C'est une tâche importante.

Il faut trouver un point d'équilibre dans le droit de communication du procureur de la République, qui est assez strict, et peut être délégué. Dans l'ensemble, pour des affaires très sensibles, un échange constant s'effectue avant nos prises de parole entre le procureur, le ministre, nos services, le préfet, etc.

Il existe aussi des interprétations différentes, et des débats. Tous les procureurs n'ont pas la même interprétation de l'article 11, alinéa 3, du code de procédure pénale concernant certaines informations factuelles – le nombre de personnes décédées, par exemple. Le ministère de l'intérieur a aussi la responsabilité des secours et peut également communiquer sur ce sujet.

Il est essentiel de maintenir ce droit de communiquer exclusif du procureur sur les sujets liés à l'enquête et je n'entends pas le remettre en cause.

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Pensez-vous qu'il est de la responsabilité d'un ministre de l'intérieur de dire que les gens seront interpellés et « sévèrement condamnés » ?

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Oui, je pense qu'il faut aussi parler à l'opinion publique. Exprimer le souhait que des gens ayant commis des actes graves soient interpellés et sévèrement condamnés en fait partie, tout comme en font partie les rappels à l'exemplarité du monde politique.

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Il y a peut-être une subtilité entre le souhait, le conditionnel, et l'impératif. Vous ne serez cependant ni le premier ni le dernier à avoir des formules impératives en la matière ! Toutes les organisations syndicales de magistrats le reprochent d'ailleurs régulièrement aux différents ministres de l'intérieur, ce qui interroge quant à la parole publique de ce ministre et à la séparation des pouvoirs.

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Nous sommes tous vigilants sur ces sujets. J'apprécie le sens de la mesure de vos propos, et ce rappel à la mesure que nous devons tous avoir. Nous nous inscrirons dans cette logique.

La République, c'est la loi, ce n'est pas moi. Je veille à appliquer la loi.

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Une enquête de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) a été conduite concernant la violation du secret de l'enquête dans le cadre de l'affaire Geneviève Legay. Cette affaire condense des interrogations relatives à plusieurs événements, notamment la communication du Président de la République lui-même, sur un ton affirmatif, concernant ce qu'il s'est passé ce jour-là à Nice en matière de maintien de l'ordre – et qui a eu des suites judiciaires.

Avez-vous fait remonter des informations au chef de l'État sur ce qu'il s'est passé à Nice, le jour même ?

Quelle a été la motivation de l'enquête de l'IGPN ? Pourquoi entendre une journaliste de Mediapart ? Je crois d'ailleurs qu'un policier a fait l'objet d'une mesure administrative.

Que retenez-vous de cette affaire ? Avez-vous communiqué des informations au chef de l'État ? De quelles remontées d'informations avez-vous eu connaissance ce jour-là et concernant les suites données par l'IGPN ?

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Dans cette affaire, le procureur s'est exprimé très vite et a donné plusieurs éléments d'interprétation judiciaire des événements. Cela a certainement dû éclairer les expressions qui ont suivi. Ces expressions se sont faites d'ailleurs de façon contradictoire. J'ai le souvenir de certains parlementaires prenant fait et cause pour une version donnée, quand d'autres personnalités politiques se sont exprimées sur la base des déclarations du procureur. Je ne commenterai pas les propos du Président de la République. Il ne m'appartient pas de le faire.

Je n'ai eu aucune information sur l'enquête de l'IGPN et sur la violation de certains secrets. Je ne crois pas qu'il y ait eu de mesure de suspension liée à ce qu'il s'est passé sur place. En revanche, à ma connaissance – mais je n'ai pas de rapport qui me soit remonté sur ce sujet –, le policier qui a donné des informations a été, je crois, suspendu dans le cadre d'une enquête interne du ministère. Il n'appartient pas à un policier de donner des informations particulières à un journaliste.

Le policier qui serait à l'origine de la chute de Mme Legay et de sa blessure a été mis en examen.

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Je me permets d'insister sur ma première question. Je ne vous demande pas votre avis sur la communication du chef de l'État, je vous demande si vous lui avez transmis des informations.

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Ma réponse est simple : non.

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Le procureur de la République s'est exprimé après, et non avant le chef de l'État. Ce dernier n'a donc pas pu s'appuyer sur ce qui avait été communiqué en application de l'article 11 du code de procédure pénale. Il a donc dû s'exprimer de son propre chef, à partir de ses propres canaux d'information. Or du côté de l'autorité judiciaire comme du ministère de l'intérieur, on nous dit que rien n'est remonté ! Je me demande comment le chef de l'État peut affirmer dans ces conditions que Mme Legay n'a pas été poussée par un policier !

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Monsieur le président, je crois que nous sommes attachés à la séparation des pouvoirs. C'est d'ailleurs le cœur des travaux que nous menons. Vous vous prêtez en tant que parlementaire à une mise en cause du Président de la République qui est, à mon sens, contraire aux principes de notre Constitution.

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Je ne le crois pas. La liberté d'expression est consacrée en ces lieux.

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Merci, monsieur le ministre, de répondre aussi précisément aux questions qui vous sont posées, et d'avoir dressé ce qui vous semble l'état actuel des défis auxquels nous sommes collectivement confrontés. Je vous rejoins sur les bornes qui s'imposent à notre commission d'enquête s'agissant de la séparation des pouvoirs, des enquêtes en cours, etc. Ce rappel est régulier. Nous voyons bien que les frontières sont parfois ténues.

Je vous avais adressé un questionnaire qu'il n'est pas question de parcourir dans le détail, mais dont je souhaite reprendre un ou deux points.

Nous sommes confrontés à une situation délicate en France du fait de l'article 11 du code de procédure pénale. Que se passe-t-il dans une situation où seul le procureur est en capacité de s'exprimer ? La législation devrait-elle, selon vous, évoluer pour que le pouvoir exécutif puisse s'exprimer en certains cas ? Vous avez dit vous-même être confronté à une contradiction majeure entre le devoir de rassurer une population qui en a besoin et le respect de l'article 11 du code de procédure pénale. Les services de police et de gendarmerie devraient-ils avoir un espace d'expression aux côtés ou, le cas échéant, sous le contrôle du procureur de la République ?

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Le droit de communiquer est encadré par l'article 11, alinéa 3 du code de procédure pénale. Une délégation aux services de police judiciaire est d'ores et déjà possible.

En pratique, les services de police et de gendarmerie sont associés à la communication du procureur. Ce dernier préconise parfois que telle ou telle personne s'exprime. À l'inverse, dès lors que les services d'enquête sont sollicités aux fins d'une expression publique sur une enquête judiciaire, ils doivent en aviser le procureur de la République et caler d'une part l'autorisation de parler et d'autre part les éléments sur lesquels ils peuvent s'exprimer. Des instructions très claires ont d'ailleurs été rappelées en interne par le directeur général de la police nationale et le directeur général de la gendarmerie nationale.

Votre question est plus large et reprend la première partie de mon propos concernant l'immédiateté et la propagation de fausses rumeurs. Nous faisons ce dernier constat en permanence. Nous pourrions illustrer ce point par de multiples exemples, sur les champs politique ou judiciaire. J'ai vu sortir des choses absolument ahurissantes !

Le procureur ne se précipite pas pour parler. Il veut la certitude de l'information. Cependant, une pression médiatique importante s'exerce. Les conditions encadrant le droit de communication du procureur de la République apparaissent parfois trop strictes, alors même que le besoin d'information des citoyens est important et n'est assouvi que par les chaînes d'informations en continu et les réseaux sociaux, qui quelquefois s'alimentent les uns les autres et laissent dire tout et n'importe quoi. Il se pose là une vraie difficulté. Des modifications législatives pourraient à mon sens être envisagées afin de prendre en compte l'évolution de notre société en société de l'information.

En ouvrant ce débat, je sais aussi la limite d'une parole politique sur un sujet qui doit rester judiciaire.

Nous voyons par ailleurs comment les procureurs ont commencé à intégrer cette dimension, en communiquant davantage. Des discussions ont lieu constamment entre les préfets – dès lors qu'il s'agit d'événements d'une certaine gravité – et les procureurs autour des communiqués de presse à diffuser.

Nous sommes de toute façon confrontés au fait que le monde médiatique est un Moloch qui a besoin d'être alimenté. En l'absence de matière, il s'auto-alimente avec n'importe quoi. Il est donc essentiel de déployer une parole millimétrée susceptible de fournir des éléments factuels, sans gêner pour autant le déroulement de l'enquête.

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Je ne réagirai pas à vos propos, car il s'agit là d'un débat de fond qui pourrait nous entraîner loin.

Notre commission d'enquête a procédé à environ 50 auditions depuis le début de ses travaux. L'impact des procédures judiciaires en cours – celle de l'affaire Fillon, par exemple – sur la notion d'indépendance de la justice est prégnant.

Vous semblerait-il possible, concevable, souhaitable ou nécessaire de geler les enquêtes pénales à des moments cruciaux de notre démocratie, en particulier l'élection présidentielle – sans interdire pour autant les constatations flagrantes ? Cette possibilité a été évoquée à plusieurs reprises, sans faire l'unanimité.

Vous êtes ministre de l'intérieur. Considérez-vous que les « boules puantes » pouvant être lancées dans un processus démocratique, notamment pour l'élection du Président de la République, pourraient être gelées, ou qu'il s'agit d'un fonctionnement normal que l'on ne peut bloquer ? Il est vrai cependant qu'un tel gel serait complexe à mettre en œuvre.

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

L'indépendance et l'impartialité constituent deux des principes fondamentaux de notre système judiciaire. L'indépendance de l'autorité judiciaire est la garantie que les juges seront à l'abri des pressions et des menaces, y compris celles de moments particuliers. L'impartialité désigne quant à elle l'action de juger à charge et à décharge ainsi que le devoir de contrôler la légalité des actes d'enquête – gardes à vue, perquisitions – et leur proportionnalité au regard de la gravité appréciée des faits.

S'agissant des « boules puantes », le procès médiatique est généralement plus puissant que celui de l'instruction judiciaire, mais il peut être amplifié par l'expression de la mise en cause judiciaire. Ce procès médiatique perturbe tout, en tout cas, à un moment donné. Or l'enquête judiciaire peut permettre d'en sortir ou de l'éclairer. Toutefois, ce n'est pas toujours le cas. Vous avez cité une affaire précise, sur laquelle je ne me prononcerai pas. Le procès médiatique reste plus fort. Une information parue dans un journal paraissant le mercredi, même si elle est contestée ou niée par le mis en cause, est considérée de toute façon comme une information réelle. Elle est répétée dix fois, vingt fois, trente fois par tous les médias et l'on peut connaître alors certains emballements. Quelques mois plus tard, l'enquête judiciaire ou une commission d'enquête parlementaire pourrait exposer les faits et rétablir la vérité, mais le procès médiatique aura déjà fait son office.

Geler les enquêtes pénales à l'approche des élections – de l'élection présidentielle en particulier – ne paraît pas approprié. Cette mesure constituerait une atteinte majeure au principe de libre accès au juge pour tous. De plus, la réalisation d'investigations pénales concourt à la préservation de l'intérêt public au-delà des intérêts privés pouvant être mis en cause. Notre opinion publique aurait en outre le sentiment qu'une nouvelle fois la classe politique veut échapper à l'application du droit, et qu'il existerait pour elle une justice spécifique.

Il existe cependant des usages. Les magistrats sont des gens intelligents. Ils savent jauger la proportionnalité de leurs actes et éviter – sauf en cas de risque de trouble à l'ordre public ou de fuite – de se heurter au temps médiatique, dont ils subissent également la pression. Cela relève de l'intelligence d'appréciation du magistrat.

Je ne suggérerai donc pas de modification législative visant à suspendre le temps électoral – d'autant que certaines personnes régulièrement candidates à des élections pourraient en profiter pour organiser leur propre impunité pénale !

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Merci pour la franchise de votre réponse.

Nous avons auditionné les syndicats de police le 1er juillet. Je les ai trouvés assez calmes. Ils ont souligné notamment la faible attractivité des métiers de la police judiciaire au sein de la police nationale, et le fait que le manque d'enquêteurs peut avoir un impact sur l'indépendance de la justice, qui n'a pas dès lors les moyens de son action. Par quels moyens pourrions-nous rattraper cette situation, qui paraît aux yeux des syndicats extrêmement délicate ?

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Le nombre et la répartition des OPJ dans les services font-ils l'objet d'un suivi et d'un pilotage spécifiques ?

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Vous pourrez transmettre des éléments a posteriori.

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Nous vous transmettrons des éléments en réponse à votre dernière question. Nous disposons effectivement de tableaux de bord sur ce sujet. Nous vous communiquerons également les moyens alloués aux services de police judiciaire.

Vous évoquiez la crise de recrutement que connaissent certains territoires de police judiciaire.

Au total, 100 450 équivalents temps plein sont mobilisés sur des fonctions judiciaires, mais ils ne le sont pas forcément tous à temps plein. J'ai précisé plus haut la spécificité de l'organisation de la gendarmerie sur ce point. Plus de 5 milliards d'euros sont mobilisés pour les missions de police judiciaire.

Nous assistons à une crise de la police judiciaire. Je confirme par ailleurs que les organisations syndicales sont toujours assez calmes, pour reprendre vos mots, même si elles sont quelquefois revendicatives, ce qui est bien naturel et légitime ! Pour ma part, je respecte tous les syndicats et ne fais pas de distinction entre eux. Par nature, un syndicat, lorsqu'il est représentatif, mérite le respect. Vous avez reçu le 1er juillet les syndicats représentatifs de la police, et vous pourriez recevoir aussi le Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie, instance de représentation des gendarmes, qui portera probablement sur la question judiciaire le même commentaire que celui que je vous livre.

La crise des vocations est liée à la complexité et à la paperasserie qui dominent le travail de police judiciaire. Les efforts que nous pouvons faire pour remédier à cette lourdeur de procédure n'apparaissent pas suffisants sur le terrain. La dématérialisation y contribuera néanmoins, notamment le procès-verbal dématérialisé de « délictualisation » d'usage de stupéfiants. En moyenne, lorsque quelqu'un était contrôlé faisant usage de produits illicites, trois heures de procédure étaient nécessaires pour la police judiciaire, suivies de trois heures de procédure en magistrature, pour aboutir dans 10 à 15 % des cas, au mieux, à un rappel à la loi.

La police judiciaire représente 40 % de nos effectifs, 4,3 millions d'infractions relevées, 44 000 gardes à vue, et 60 % de taux d'élucidation en 2019. Elle connaît cependant une crise des vocations qu'il nous faut tenter de résoudre. Des aménagements statutaires ont été décidés, ainsi que des accompagnements spécifiques sur certains territoires. Je vous communiquerai les informations relatives aux tensions que nous connaissons.

Une mesure importante est celle du taux d'OPJ ramené à la population. En la matière, nous constatons de véritables carences. De manière générale, nous rencontrons d'importantes difficultés sur notre territoire en matière de police, notamment en région parisienne. Les élèves sortis d'école se rendent souvent dans cette dernière région car ils n'ont pas d'autre choix territorial, mais n'ont rapidement qu'un seul souhait : celui de regagner leur région d'origine, ce qui est parfaitement légitime. Il nous faut travailler sur ce sujet. Nous lançons pour ce faire des programmes de fidélisation à destination des OPJ, en particulier sur la plaque parisienne.

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Vous êtes à la tête de la police et de la gendarmerie nationale. Vous êtes aussi le patron des préfets sur les territoires. Nous étudierons au Parlement la prolongation de la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (loi SILT) s'agissant de la police administrative, pour une période qui reste à déterminer.

Cette fonction de police administrative qui fait notamment appel à des visites domiciliaires – sur décision validée par le juge des libertés et de la détention (JLD) mais qui donnent lieu à de nombreux débats entre efficacité de la lutte contre la terrorisme et préservation des libertés individuelles – va-t-elle trop loin ? Faudrait-il revenir sur certaines dispositions, ou l'équilibre vous paraît-il atteint à cet égard par rapport à l'indépendance de la justice ?

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

L'équilibre se trouve dans le fait que l'on traduise tout cela dans une loi. Du point de vue du ministère de l'intérieur, nous souhaiterions pouvoir disposer plus librement de certains outils ou de certaines technologies, sous le contrôle du juge, pour pouvoir gagner en efficacité dans notre capacité d'intervention. À titre d'exemple, deux jours d'analyse des images de vidéoprotection de Lyon et de la commune voisine ont été nécessaires, par une trentaine d'enquêteurs, pour retracer le cheminement de l'auteur de l'attentat de Lyon. Avec d'autres outils d'analyse, cela aurait pu être fait plus rapidement. Le ministère de l'intérieur a de toute façon toujours le souhait de disposer des outils les plus efficaces.

Cependant, il faut tenir compte aussi du principe de liberté individuelle. Le débat parlementaire permet toujours de trouver un point d'équilibre entre ce principe et le principe d'efficacité. Ainsi, les parlementaires se sont montrés très vigilants sur ce point lors des débats relatifs à la loi SILT. Dans ce cadre, s'agissant de la police administrative, l'équilibre me semble atteint. Je n'ai connu aucun impact négatif sur des affaires judiciaires, étant donné que les mesures administratives interviennent en amont de l'enquête judiciaire. Les visites domiciliaires peuvent ainsi permettre la découverte d'éléments particuliers susceptibles d'entraîner l'ouverture d'une enquête. Les mesures administratives peuvent également intervenir après la condamnation, et n'interfèrent pas non plus par conséquent dans le temps judiciaire. Je pense notamment aux mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance, mises en œuvre après la condamnation.

Mon sentiment est qu'un équilibre est atteint, mais qu'il n'est pas immuable, y compris parce que nos adversaires utilisent les moyens technologiques les plus avancés. Face au développement de la commission de crimes, nous devons nous adapter. En matière de téléphonie mobile, la logique des écoutes téléphoniques – efficaces et très encadrées – se heurte à l'utilisation par nos adversaires de dispositifs très différents. Une conférence de presse se tient ce jour à La Haye sur une opération exceptionnelle conduite par la gendarmerie nationale française en matière de lutte contre la très grande criminalité dans le monde. Nous voyons combien nos adversaires savent technologiquement s'adapter. Pour cette raison, l'équilibre susmentionné doit être interrogé en permanence, pour que nous ne souffrions pas d'une asymétrie des méthodes. Notre objectif – en matière judiciaire, et dans le quotidien de nos forces de sécurité – est de protéger les Français.

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La question d'un statut indépendant de l'IGPN et de l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) est évoquée. Quelles seraient les motivations d'un tel statut ? Quel lien avec l'indépendance de la justice ?

Les fuites interviennent dans la phase d'enquête et dans la phase judiciaire. Elles sont intolérables en ce qu'elles mettent en doute la procédure. Au sein de la police, des actions déontologiques et des enquêtes sur des comportements donnés sont-elles menées afin d'exclure ce risque ?

Ne faudrait-il pas revenir sur le principe du secret de l'instruction tant il est bafoué régulièrement ?

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Je ne veux pas tomber dans le commentaire consistant à dire que les inspections, notamment dans le volet judiciaire de leur action, seraient complices de la police ou de la gendarmerie parce qu'elles en font partie. C'est le contraire. C'est parce que ce sont des femmes et des hommes qui connaissent parfaitement la maison qu'ils ont servie avant d'être à l'inspection générale qu'ils sont redoutés par les services. Je ne voudrais pas qu'il y ait de doute sur ce sujet.

Le sentiment de non-décision que l'on constate parfois est lié par ailleurs au temps judiciaire. Je vous communiquerai les rapports de l'IGPN et de l'IGGN, qui dressent un bilan de l'année 2019. Vous verrez que l'IGPN mène plusieurs enquêtes, et les transmet à la justice lorsque cela s'avère nécessaire. Je peux vous assurer qu'elle est crainte. Installer, au sein des services de police judiciaire, des personnes extérieures aux professions concernées ne serait pas de nature à améliorer les choses. Je ne veux pas laisser penser qu'il y aurait un affaiblissement du dispositif en matière d'inspection. C'est une vieille marotte. Il faut des gens formés pour mener des enquêtes. Des représentants d'associations, par exemple, n'auront pas forcément la formation nécessaire pour le faire, et ne sont pas en outre tenus aux mêmes contraintes de secret que des fonctionnaires de police ou de gendarmerie.

L'IGPN et l'IGGN n'ont pas de pouvoir de sanction. Comme je l'ai annoncé en conférence de presse le 8 juin, j'ai souhaité que l'on ait une approche plus globale sur certains dossiers. Je prends l'exemple des enquêtes déclenchées après la disparition puis le décès de Steve Maia Caniço lors de la fête de la musique à Nantes. Dans un premier temps, dans les jours qui ont suivi la disparition, nous avons sollicité une enquête de l'IGPN. Celle-ci a établi plusieurs questionnements mais n'a pas apporté toutes les réponses car le champ de son action était limité. Dans un second temps, après la remise du rapport de l'IGPN, j'ai saisi l'Inspection générale de l'administration (IGA) pour avoir un champ plus global d'investigation – incluant la dimension préfectorale, l'organisation, en amont, des conditions de sécurité encadrant cette manifestation en lien avec la commune de Nantes, etc. Sur la base de ce rapport, j'ai pris des décisions relatives aux personnes en responsabilité et au maintien de l'ordre en bord de rivière, de nuit.

Dans cet esprit, j'ai souhaité une réforme des inspections impliquant la création d'un collège des inspections générales du ministère de l'intérieur présidé par l'IGA et comportant en son sein les responsables de l'IGPN et de l'IGGN ainsi que plusieurs profils variés, dont un procureur. Ce collège peut, à la demande du ministre, évoquer plusieurs dossiers voire évaluer un rapport de l'inspection générale qui lui est soumis ou demander des compléments d'information. L'idée est de renforcer le rôle de l'IGA sur les enquêtes les plus importantes, car elle porte une diversité de profils et de champs d'investigation utile pour éclairer les décisions. Nous en avons en outre installé un comité d'évaluation de la déontologie au sein de l'IGPN réunissant des avocats, des magistrats, des journalistes, des associations et des particuliers afin de travailler sur plusieurs sujets – contrôle d'identité, usage de la force, etc. – et d'éclairer la décision. Ce comité n'a toutefois pas vocation à enquêter, car il n'est pas compétent pour le faire.

Je réaffirme le caractère intolérable des fuites. C'est une faute professionnelle grave. Il existe deux types de fuites. Le premier est la fuite d'informations – si l'on communique, par exemple, que la police est en train de réaliser une opération à tel endroit…

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Il arrive que nous ayons l'information en temps réel dans la presse.

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Nous avons de nombreuses affaires comme cela, où les journalistes demandent confirmation au service d'information et de communication de la police. Il s'agit d'indiscrétions intolérables.

Il existe aussi les fuites de procédure, et les communications sur des procédures. Des conférences de presse sont ainsi organisées sur des faits de procédure, où je suis interpellé pour fournir des réponses, alors même que je n'ai aucune information judiciaire sur le dossier !

Les policiers sont soumis à une obligation professionnelle de discrétion. Cette obligation est inscrite dans le code de sécurité intérieure et des sanctions interviennent si elle n'est pas respectée. Des poursuites disciplinaires sont possibles après saisie des inspections d'une enquête administrative pour violation du secret de l'enquête. L'exemple de l'affaire de Mme Legay entre dans ce cadre.

Dans les faits, il est très difficile de savoir d'où provient la fuite et d'identifier l'enquêteur ou l'avocat qui a fourni l'information, d'autant que les journalistes, par nature, protègent leurs sources. Je ne vous suggère aucune modification législative sur ce point et m'en veux le garant. Il reste que ce système génère sa propre protection, ce qui constitue une véritable difficulté. Pour autant, je ne nous invite pas à remettre en cause le principe fondamental de protection du secret des sources pour les journalistes.

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Je reviens sur l'affaire des fadettes qui a enflammé à juste titre le barreau de Paris depuis les révélations du Point. Plusieurs dizaines d'avocats ont vu leurs relevés téléphoniques épluchés. Maître Jean Veil expliquait le 1er juillet à la télévision que les soixante avocats de son cabinet avaient tous été concernés. D'autres, comme Maître Dupond-Moretti, ont été géolocalisés. La procureure générale que nous avons interrogée sur le sujet a semblé dire que le cadre légal ne paraissait pas interdire cette pratique. La loi prévoit une protection pour les journalistes, mais pas pour les avocats. Cet exemple de « pêche au chalut » qui semble être allé plus loin vous préoccupe-t-il ? Faudrait-il compléter notre législation pour mieux protéger les avocats ?

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Je n'ai aucune information sur l'affaire évoquée. Tant mieux, d'ailleurs ! Elle est ancienne, et ne relève pas du ministère de l'intérieur. Je ne dis pas cela pour me défausser, mais parce qu'elle se situe dans un cadre judiciaire…

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

J'ai bien noté que plusieurs dizaines d'avocats et de magistrats auraient été suivis dans cette affaire.

Il s'agit de fadettes demandées dans le cadre d'enquêtes judiciaires. Comme vous le savez, deux types de techniques peuvent être utilisés. Certaines n'entrent pas dans le cadre judiciaire, mais le système est extrêmement contrôlé. Dans ce contexte, cette opération ne serait jamais passée. Je le vois d'expérience dans les demandes faites par nos services, qui sont visées par le Premier ministre et soumises à une commission chargée de contrôler attentivement ces sujets. En l'occurrence, il ne s'agit pas du tout du même dispositif.

Votre question est plus politique, mais ne relève pas du ministère de l'intérieur. Il faut protéger certaines professions, par nature, mais cela ne les exonère de rien en matière de respect du droit.

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La fuite revient, selon l'expression du président Mitterrand, à « jeter aux chiens » certaines personnes avant que toute enquête aboutisse et que tout procès équitable ait lieu. Vous avez évoqué le fait que l'IGPN pouvait être saisie. J'ai relu avec attention l'excellent rapport de Didier Paris et de Xavier Breton sur le secret de l'enquête et de l'instruction et n'y ai pas trouvé d'éléments quantitatifs relatifs au nombre de saisines de l'IGPN sur cette question. Cela me paraît important.

À chaque fois qu'une victime de fuite saisit le parquet, les procureurs classent systématiquement l'affaire sans suite, ce qui est extrêmement regrettable. Les convocations faites peuvent d'ailleurs paraître insuffisantes.

N'y-a-t-il pas une marge de progression du côté de l'IGPN pour que le ministère de l'intérieur puisse attester, en toute sérénité, que les fuites ne viennent pas des forces de l'ordre ? Je ne crois pas que ces dernières soient fréquemment à l'origine des fuites.

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Le rapport de l'IGPN ne contient pas d'informations quantitatives sur ce point. Je pourrais passer une commande en ce sens.

Il existe différentes sources possibles de fuites. Il faut trouver un point d'équilibre entre la liberté d'informer et la protection. En réalité, ce n'est pas sur le secret des sources que l'on devrait agir, si vous vouliez aller plus loin dans le domaine, mais sur la protection des pièces judiciaires – qui devraient relever d'une classification interdisant de les rendre publiques. Cela se heurte toutefois au devoir d'information. C'est toute la difficulté d'un système transparent qui devient asymétrique.

Il faut réaffirmer sans cesse que toutes les pièces d'une enquête sont protégées par le secret – procès-verbaux, preuves recueillies, témoignages, techniques d'enquêtes utilisées. Seules les personnes concourant à l'enquête doivent en avoir connaissance. Elles sont aussi les seules à être soumises au secret de l'enquête. Par conséquent, le juge, le procureur, le greffier, l'enquêteur, l'interprète, l'expert, ou le policier pourraient être mis en cause, mais pas forcément d'autres personnes susceptibles de relayer l'information.

Cependant, même si vous décidiez d'interdire l'évocation de tout document classé dans le cadre d'une procédure, ce dernier sortirait quand même dans l'anonymat sur les réseaux sociaux. Cela ne constituerait donc pas une sécurisation suffisante. En revanche, les sanctions pourraient être prises plus systématiquement. Je rappelle que le code prévoit un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende. Toute la difficulté est de remonter à la source de l'information dans de bonnes conditions. Il nous faut réaffirmer que la seule exception au secret de l'enquête concerne le procureur.

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L'un de vos prédécesseurs, ancien ministre de l'intérieur et qui a été également directeur général de la police nationale, écrit dans un livre à propos d'une enquête dont il a fait l'objet : « Est-il admissible que l'OPJ qui m'auditionne reçoive, gêné, un coup de téléphone du ministère de l'intérieur l'interrogeant sur mes propos alors que mon interrogatoire n'est pas encore terminé ? L'OPJ s'empresse de faire savoir à son interlocuteur qu'il ne peut lui répondre, le renvoyant vers ses supérieurs. Reste une question : par quelles facultés le ministère parvient-il à trouver si facilement l'OPJ qui m'interroge ? ».

Cette pratique a eu lieu devant témoin, puisqu'un avocat était présent. Si vous vouliez missionner l'IGPN sur ce dossier, il y a un témoin !

Ce genre de pratique vous paraît-il encore possible dans votre ministère ?

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Ce n'est pas la règle. C'est même prohibé. Je n'aurais pas la candeur de vous dire qu'il n'existe pas de personne qui souhaite avoir des informations. Cependant, je n'ai jamais vu passer de commandes au niveau de mon cabinet.

Si c'est vrai – et je ne le remets pas en cause –, un tel coup de fil pendant une audition est totalement scandaleux ! Ce n'est pas une procédure normale. Si c'est arrivé, c'était certainement exceptionnel. L'usage et les principes sont totalement opposés à ce qui vient d'être évoqué et dont je ne conteste pas la réalité, ne connaissant pas l'affaire.

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Je vous rejoins sur le problème du temps auquel se heurte la justice, et qui me semble majeur. Le temps s'écoule souvent au détriment du bon fonctionnement de la justice. Le temps médiatique n'est pas le temps politique et n'est jamais le temps judiciaire. La justice peut donc se trouver sous pression. Or une justice sous pression ne travaille pas dans la sérénité et n'est pas indépendante.

Je vous rejoins également sur la question relative au défi représenté par les fuites. Il s'agit d'un enjeu central. Les fuites dans le secret de l'enquête, notamment dans les affaires sensibles, sont nombreuses. Dans ce type d'affaire, le secret de l'enquête ne relève plus que du secret de polichinelle ! Plusieurs pistes sont à l'étude pour tenter d'y remédier. Le problème est l'équilibre entre le respect du secret et le droit à l'information. Dans les débats d'intérêt général, ce dernier est un principe à valeur constitutionnelle, et c'est très bien ainsi. Les journalistes doivent pouvoir remplir leur mission, qui est une mission de haute importance. Ils sont les « chiens de garde de la démocratie », pour reprendre l'expression de la Cour européenne des droits de l'homme.

Plusieurs solutions sont néanmoins à l'étude. Je voudrais saluer à ce titre l'excellent rapport remis sur ce sujet par notre rapporteur et Xavier Breton. Je voudrais également vous soumettre une proposition de bon sens visant à sensibiliser les forces de sécurité, notamment dans la police nationale, sans distinction de grades, sur les questions de communication et de prises de parole. Qu'en pensez-vous ?

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Vous avez évoqué la pression temporelle et médiatique qui pèse sur l'ordre judiciaire. Nous avons tous en tête des affaires où certains considèrent que la seule réponse judicaire adéquate est celle qui est conforme à leurs aspirations personnelles, et le théorisent parfois dans le champ politique ou médiatique, de façon assez surprenante. Ils en viennent à dire que leur mise en cause éventuelle relèverait forcément du complot politique – parfois même en direct lors d'une interpellation. J'ai en tête des interpellations qui ont eu lieu il y a quelques jours dans une grande ville du sud de la France, qui étaient commentées et dénoncées au fur et à mesure sur les réseaux sociaux alors même que la personne mise en cause a, en définitive, reconnu des faits d'agression. Cette pression médiatique est insupportable pour la justice.

J'évoquais plus haut le Moloch médiatique qui a besoin d'être alimenté. Vous suggérez un élément de réponse que je partage. Je pense que nous avons intérêt à élargir les conditions de communication du procureur et à octroyer un droit de communication aux services enquêteurs. L'annonce d'un bilan victimaire pourrait revenir aux sapeurs-pompiers, par exemple. Il faut donner des possibilités d'expression à ceux qui sont au cœur de l'enquête et ne pas se crisper sur le fait que toute expression devrait être conditionnée.

Dans les faits, le procureur peut déjà autoriser policiers ou gendarmes à s'exprimer. Des échanges locaux ont lieu avec le préfet. Sur les affaires locales en particulier, nous avons tout intérêt à favoriser des expressions factuelles, non susceptibles de gêner l'enquête, afin d'apaiser et d'expliquer la situation lorsque la lecture qui en est faite est éloignée de la réalité des événements.

Il faut tenir compte ensuite des questions de perception. Face à une violence urbaine, il y a forcément une part d'émotion, y compris au ministère de l'intérieur. Cependant, une mise en perspective s'effectue sur la base du travail des services.

Ce travail pourrait être intéressant, mais implique d'avoir une parole plus libérée, sans gêner pour autant l'enquête judiciaire.

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De très nombreuses affaires concernant des personnes victimes de violences avérées – perte d'un œil, etc. – lors de manifestations se sont soldées par des classements sans suite. Ces classements sont suite sont dus au fait que l'on n'a pas réussi à trouver la personne responsable du tir de lanceur de balles de défense (LBD), le cas échéant, ou du lancement de la grenade responsable de la blessure. Mon collègue Loïc Prud'homme en a fait les frais. Nous vous avions interrogé à ce sujet lors des questions au Gouvernement. Il a subi un matraquage, filmé par un journaliste. Or cela s'est traduit par un classement sans suite, l'auteur des faits n'ayant pas été retrouvé.

Pourtant, lors des réponses aux questions au Gouvernement, vous avez fait le récit des événements disant que Loïc Prud'homme avait brandi sa carte de député. Vous aviez visiblement bénéficié d'une remontée d'informations sur le sujet qui pourrait peut-être vous permettre, à vous, de trouver l'auteur des faits ! Je m'interroge, en fonction de ce que nous nous disons ce jour, sur le classement sans suite auquel cette affaire a abouti.

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

J'ai bien noté l'intitulé de la commission que vous présidez. Il s'agit d'une commission d'enquête relative aux obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire. Or votre question interroge l'indépendance du pouvoir judiciaire, puisque vous mettez en cause une décision de justice, celle du classement sans suite.

Lorsqu'il y a un classement sans suite, j'en prends acte. Je ne le commente pas ni ne le conteste. Lorsque des gens scandent « Suicidez-vous ! » en s'adressant à la police, il peut m'arriver de trouver choquant qu'en définitive un magistrat décide un classement sans suite et que cela ne fasse pas l'objet de poursuites. Cependant, je ne m'exprime pas sur ce sujet, car je veille à l'indépendance du pouvoir judiciaire.

Quand un procureur prend, seul, la décision de classer sans suite, je ne voudrais pas laisser penser que cette décision découle d'un appel du préfet ou du ministre de l'intérieur. Cette décision est prise à la suite d'une enquête. Le juge décide si l'enquête doit se poursuivre, ou si l'affaire doit être classée sans suite.

Je suis, comme vous, attaché à regarder ce qu'il se passe sur les réseaux sociaux. J'ai souvenir d'avoir vu, de mes yeux, non pas des éléments d'enquête qui m'auraient été communiqués mais plusieurs vidéos impliquant M. Prud'homme et le montrant en train de brandir sa carte. Dans mon interprétation des faits, il n'a pas été agressé par les forces de sécurité intérieure qui lui demandaient de ne pas franchir le barrage qui avait été constitué. L'immunité parlementaire n'affranchit pas du respect de la loi. Je ne reviens pas sur cette affaire. Ce que je sais, c'est qu'à ce moment-là il aurait pu ne pas aller dans cette rue, fermée conformément aux instructions délivrées sous l'autorité du préfet de Gironde qui gérait la manœuvre de protection du centre-ville de Bordeaux.

Je me suis prononcé sur la base de vidéos publiques diffusées sur les réseaux sociaux, pour défendre l'honneur de nos forces de sécurité dont je pensais qu'elles étaient injustement mises en cause et qui le sont d'ailleurs très souvent. Ma responsabilité est de défendre leur honneur.

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Ma question ne portait pas sur l'objet du classement sans suite – le procureur classe sans suite s'il n'a pas d'éléments – mais sur le fait que le procureur ne parvienne pas à obtenir d'éléments dans un certain nombre d'enquêtes.

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Le procureur a considéré que les éléments dont il disposait le conduisaient à classer l'affaire sans suite.

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En l'espèce, il n'a pas réussi à authentifier l'auteur de l'acte, ce qui interroge car cela s'est produit dans de nombreuses affaires où des personnes avaient perdu un œil.

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Je n'ai pas d'éléments de procédure sur ce point.

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Je ne sais pas où M. Prud'homme en est dans sa procédure. Je ne crois pas qu'il ait saisi qui que ce soit, mais je le lui conseillerai.

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Les pressions médiatique, sociale, et politique font partie du débat public.

À ma connaissance, un classement sans suite n'est pas justifié publiquement. Les parties n'en sont même pas nécessairement informées. Il faudra que l'on regarde cela attentivement. Les procureurs font des efforts de communication. Nous l'avons vu avec M. Molins sur le terrorisme, dont les points d'étape étaient appréciés par les Français. Dans la mesure où le secret de l'instruction est un secret de polichinelle, n'y aurait-il pas des réflexions à avoir sur l'organisation de la communication autour des dossiers ? Peut-être pourrions-nous envisager une explicitation voire une diffusion des raisons des classements sans suite ?

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Christophe Castaner, ministre de l'intérieur

Je transmettrai à la justice.

Le classement sans suite est justifié par le procureur, si l'auteur des faits est inconnu. Celui qui a déposé plainte peut faire appel de cette décision.

Les affaires récentes du Burger King et les décisions prises à Strasbourg montrent l'absence d'impunité. L'ensemble des procédures sur lesquelles la justice a été saisie à la suite d'enquêtes de l'IGPN, notamment concernant les manifestations dites des « gilets jaunes », le montre également. Les 55 000 manifestations étaient, pour l'essentiel, illégales car elles ne respectaient pas le principe de base de la déclaration de manifestation. Dès qu'une plainte est déposée, une instruction a lieu. Si des éléments conduisent à sanctionner des fautes, ces sanctions sont prises. Ce principe est essentiel à la bonne exécution du droit. Il n'existe pas en la matière de système de protection des forces de l'ordre. Je rappelle néanmoins que les forces de l'ordre sont les seules légitimes à utiliser la force et que l'utilisation de la force n'est pas une faute en soi. Il me semble nécessaire de le préciser.

Je tiens à votre disposition le bilan des enquêtes judiciaires de l'IGPN sur les manifestations des gilets jaunes ainsi que l'ensemble des analyses relatives aux signalements qui ont été faits et le bilan des décisions judiciaires qui en ont découlé.

À travers une question concernant un député de La France insoumise, je ne voudrais pas qu'on laisse penser qu'il n'y aurait pas de justice pour la police. La police porte en elle-même cette exigence de justice.

La séance est levée à 13 heures 10.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Erwan Balanant, M. Ugo Bernalicis, M. Ian Boucard, M. Olivier Marleix, Mme Naïma Moutchou, M. Didier Paris, M. Antoine Savignat, Mme Cécile Untermaier