Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Réunion du jeudi 4 juin 2020 à 9h30

Résumé de la réunion

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  • enquêteur
  • gendarme
  • gendarmerie
  • magistrat
  • parquet
  • procureur
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La réunion

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La séance est ouverte à 9 heures 35.

Présidence de M. Ugo Bernalicis, président

La Commission d'enquête entend le Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, et M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale.

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Nous recevons le général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale , accompagné de Mme Sandrine Guillon, magistrate chargée du pôle judiciaire et juridique, et M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, accompagné par M. Vincent Le Beguec, chef du pôle judiciaire.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous invite, messieurs, à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Christian Rodriguez et Frédéric Veaux prêtent successivement serment)

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Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale

Je consacrerai mon propos liminaire à l'exercice de la mission de police judiciaire par les personnels de la gendarmerie, aux relations entre les magistrats et les enquêteurs et à la circulation de l'information judiciaire.

En gendarmerie, la mission de police judiciaire est confiée à 30 000 officiers de police judiciaire (OPJ) dont 7 200 spécialistes affectés dans des unités spécialisées. La police judiciaire a représenté 38 % de l'activité totale de la gendarmerie au cours des cinq dernières années. En 2019, le taux d'élucidation a été de 24,14 % pour les vols avec violence, de 14,3 % pour les cambriolages, d'un peu plus de 85 % pour les homicides. Hors infractions routières, nous avons constaté 1,2 million de crimes et délits et 385 500 contraventions, soit environ 40 % du total national des infractions – crimes, délits et contraventions – constatées, hors sécurité routière. Le nombre de mis en cause, hors délits routiers toujours, s'élève à quelque 500 000 personnes identifiées ou interpellées, soit 40,5 % du total national ; ce chiffre est stable par rapport à celui de 2018. Il y a eu plus de 108 000 gardes à vue en un an.

La gendarmerie est une force de police généraliste. L'ensemble des unités territoriales concourent aux missions de police judiciaire : outre les 30 000 officiers évoqués, des dizaines de milliers d'agents de police judiciaire exercent aussi la mission de police judiciaire. Elle est régie selon les principes de complémentarité et de subsidiarité : notre maillage territorial est très déconcentré, chaque échelon hiérarchique dispose d'une capacité supplémentaire et les unités spécialisées de police judiciaire sont engagées par subsidiarité selon le niveau de gravité de l'affaire constatée.

La mission de police judiciaire étant difficilement dissociable des missions de sécurité publique et de renseignement, les unités et services spécialisés qui se consacrent exclusivement à la mission de police judiciaire conservent une proximité avec les personnels chargés des missions périphériques de la police judiciaire ou des missions de prévention et de présence de voie publique.

Les textes, qui détaillent les relations entre magistrat et enquêteurs, établissent que le magistrat maîtrise l'entier processus de police judiciaire dont la loi prévoit les moyens. Sont également détaillées les modalités précises de surveillance et de contrôle de l'activité de police judiciaire par le procureur général, qui décide des habilitations des OPJ et de leur retrait éventuel si des fautes sont commises. La notation du travail des OPJ doit, conformément au code de procédure pénale, être prise en compte pour toute décision d'avancement. Quand je commandais le groupement de la Haute-Savoie, une magistrate proche du procureur général et moi-même passions beaucoup de temps à évaluer chaque OPJ. Cette notation, qui reflète le regard de la justice et de la gendarmerie sur le travail quotidien, a une incidence sur le déroulement des carrières de nos enquêteurs et ils y attachent une importance particulière.

Le code de procédure pénale prévoit également que le procureur de la République et le juge d'instruction ont le libre choix des formations d'enquête. Lorsque je commandais la région de gendarmerie de Corse, je proposais systématiquement aux magistrats de me saisir. Cela me permettait d'utiliser tous les moyens que j'avais sous mon autorité – alors qu'une brigade des recherches n'aurait été engagée qu'à la hauteur de ses effectifs – et de garantir le suivi de l'enquête et des objectifs définis par les magistrats. Si je ne suis pas saisi, je n'ai pas connaissance de tous les échanges d'informations entre les enquêteurs et le magistrat qui dirige l'enquête et ne peux m'impliquer dans son animation.

On propose aussi un certain niveau de saisine en fonction de la gravité de l'enquête ou de sa nature. Ainsi, il m'arrive assez souvent de proposer ou de demander au commandant de région de gendarmerie de proposer au magistrat une saisine de l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) quand un gendarme risque d'être mis en cause. Je préfère ce choix à celui d'une formation judiciaire dont la proximité géographique fait risquer que les mis en cause et les enquêteurs se connaissent, avec les interférences qui peuvent en découler.

Les textes sont assez prolixes au sujet des stratégies d'enquête et définissent le contrôle des délais dans lesquels les directives des magistrats doivent être exécutées. Les magistrats peuvent également indiquer dans les directives d'action publique les contentieux devant faire l'objet d'une attention particulière et faire donner priorité aux enquêtes qu'ils considèrent plus importantes que les autres.

Les enquêteurs évaluent les moyens engagés dans une enquête judiciaire. Dans la plupart des cas, les choses se font naturellement. Parfois, un effort supplémentaire est nécessaire pour expliquer au magistrat que, compte tenu des délais qu'il souhaite imposer aux services enquêteurs, du personnel ou des moyens supplémentaires sont nécessaires, par le recours à nos experts du pôle judiciaire de la gendarmerie de Pontoise par exemple. Il revient au directeur d'enquête de détailler l'ensemble des compétences existantes et de les proposer au magistrat. Comme je l'ai indiqué, le fait de proposer la saisie de l'échelon le plus élevé permet au commandant d'engager spontanément des moyens particuliers : c'est pourquoi il arrive que l'on propose à des magistrats de me saisir è s qualités.

Magistrats et gendarmerie ont des relations de confiance. Les difficultés sont très rares et si, le cas échéant, un problème risque de se poser, la présence auprès de moi de Mme Sandrine Guillon, magistrate judiciaire, permet de l'aplanir.

Des échanges permanents ont lieu entre les magistrats et la gendarmerie : nous envoyons des OPJ en stage dans les parquets et nous accueillons des auditeurs de justice au sein de la gendarmerie pour leur montrer notre fonctionnement et celui de nos unités spécialisées ; ainsi sauront-ils quelles capacités peuvent être mises en œuvre le cas échéant.

Dans les territoires, des échanges ont lieu au sein des déclinaisons locales du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, des groupes d'évaluation départementaux et des états-majors de sécurité que co-président le préfet et le procureur.

Le code de procédure pénale fixe également les modalités de circulation de l'information judiciaire. En cas de flagrance, le parquet doit être joint par tout moyen et sans délai. En ce siècle, les moyens de communication mobiles permettent d'informer sans délai, et la question, normalement, ne se pose plus. La loi a d'ailleurs durci les prescriptions sur ce point, et un magistrat qui estime n'avoir pas été informé aussi vite qu'il le souhaitait le fait savoir à l'enquêteur.

Il arrive également que les parquets donnent quelques éléments de priorisation. Pour éviter que des parquets ou des services lourdement chargés ne croulent sous les appels, les enquêteurs sont invités à les trier. Ces directives sont prises en compte par les enquêteurs.

Sur le secret de l'enquête et de l'instruction, l'esprit et la lettre de l'article 11 du code de procédure pénale (CPP) sont qu'il n'y a pas lieu d'informer une autorité qui n'a pas à connaître de l'enquête judiciaire – je m'inclus dans cet ensemble quand je ne suis pas saisi moi-même – sauf s'il existe un risque de trouble à l'ordre public, ou si l'on sait qu'un élément particulier fera que le ministre, les préfets ou le directeur général de la gendarmerie nationale auront un sujet à réguler. En de tels cas, chaque enquêteur s'astreint à placer le curseur au bon endroit pour ne pas dévoiler ce qui ne doit pas l'être. En 2014, Mme Taubira, alors garde des Sceaux, avait signé une circulaire assez dense à ce propos. Des fiches remontent vers moi, muni desquelles je peux discuter avec le cabinet du ministre dans l'esprit de l'article 11 du CPP. Ces fiches sont souvent rédigées après qu'une décision judiciaire a été prise : il ne s'agit pas d'information préalable sur une affaire en cours. Il y en a de trois à cinq par jour pour l'ensemble du territoire. Remontent aussi vers moi des fiches d'alerte, quand une affaire dont on sait que la presse va parler dans les minutes qui suivent et qui bouleversera un territoire – un enlèvement d'enfant par exemple – nous amène à engager des moyens lourds à forte visibilité. Dans ces cas aussi, nous prenons garde de ne pas outrepasser les limites fixées par l'article 11 du CPP.

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

Si la reconnaissance par l'opinion de l'indépendance de la justice contribue grandement à la crédibilité accordée à notre action, le respect de ce principe constitutionnel dépasse par beaucoup d'aspects les compétences du directeur général de la police nationale. De lui relèvent plusieurs directions disposant d'une compétence de police judiciaire : la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), la direction centrale de la sécurité publique, la direction centrale de la police aux frontières, l'inspection générale de la police nationale et la direction centrale des compagnies républicaines de sécurité. Je n'exerce pas mon autorité directe sur les services d'enquête de la préfecture de police, non plus que sur la direction générale de la sécurité intérieure.

Pour la police nationale, la mission de police judiciaire et de concours à la justice du programme 176 regroupe 45 000 équivalents temps plein, soit 30 % des effectifs. Cette mission rassemble toutes les activités de police judiciaire entendue au sens large : la recherche et la constatation des infractions pénales, le rassemblement des preuves, la recherche des auteurs et de leurs complices, les arrestations et les défèrements aux autorités judiciaires. La police nationale consacre une part importante de ses moyens à ces missions, dans un contexte budgétaire que vous savez contraint depuis plusieurs années. Je dois donc veiller à la meilleure répartition possible des moyens entre les services traitant de la délinquance de masse et du quotidien et ceux qui traitent de la criminalité organisée, de la délinquance financière ou de l'immigration irrégulière. L'affectation de ces moyens n'est en aucun cas corrélée à d'autres considérations que l'évolution de la délinquance, les priorités opérationnelles fixées par le ministre de l'intérieur et les attentes exprimées par l'autorité judiciaire.

La police diligente les enquêtes qui lui sont confiées selon les instructions et les orientations déterminées par le magistrat qui, seul, décide ou valide les actes d'enquête nécessaires. En fonction de ces instructions, les services saisis déterminent et adaptent les moyens à mettre en œuvre dans un dialogue permanent avec les procureurs de la République et les magistrats instructeurs. Les chefs des services saisis de ces enquêtes fondent leur appréciation sur leur nature mais aussi sur l'évaluation de l'ensemble des dossiers constituant leur « portefeuille » et des priorités qu'il convient de définir. Bien entendu, le directeur général de la police nationale n'intervient jamais pour décider de la nature et du niveau des moyens dévolus à une enquête, quelle qu'elle soit. Je suis cependant amené à faire des choix en termes d'organisation des services et d'affectation des moyens – sachant que certains policiers et juges réclament toujours plus.

Qu'en est-il de la confidentialité des enquêtes et des pressions qui pourraient s'exercer sur les fonctionnaires de police ? Dans l'exercice de leur mission de police judiciaire, définie à l'article 14 du code de procédure pénale, les officiers et agents de police judiciaire sont placés sous la direction de l'autorité judiciaire et sont tenus au secret professionnel. Les textes prévoient cependant les modalités de la circulation de l'information entre les services, nécessaire soit pour effectuer des rapprochements entre les affaires, soit pour prévenir un trouble à l'ordre au public susceptible d'être créé par un acte d'enquête.

Les articles D. 3 et suivants du CPP organisent ainsi la circulation de l'information entre services de police et unités de gendarmerie et l'information spécifique des offices centraux de police judiciaire chargés de dresser l'état de la menace. Cette vision globale est indispensable pour permettre au ministère de l'intérieur de préparer et de mettre en œuvre la politique du Gouvernement en matière de sécurité intérieure. Loin d'être une anomalie, le partage de l'information au ministère de l'intérieur est nécessaire pour cerner les problèmes et définir des politiques publiques adaptées. L'information partagée ne concerne que les affaires réalisées ; elle ne porte ni sur les stratégies d'enquête ni sur les opérations à venir. Aucun acte d'enquête, aucun procès-verbal ne fait l'objet d'une communication à un quelconque échelon de la direction générale de la police nationale. L'information, faite par télégramme, sous la forme d'une note retraçant des éléments factuels, lorsque l'affaire trouble gravement l'ordre public ou connaît un retentissement médiatique important, se rapproche de celle donnée par des parquets généraux à la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG).

Mon expérience de trente années de police judiciaire me conduit à penser que les magistrats disposent aujourd'hui des moyens de leur indépendance. Je peux aussi témoigner que je n'ai jamais reçu aucune instruction pour étouffer ou ralentir une enquête. Certains continuent pourtant de proposer le rattachement de la DCPJ au ministère de la justice. Selon moi, ce n'est pas une bonne idée – à chacun son métier ! L'hypothèse a été étudiée par la commission Nadal en novembre 2013 et écartée pour quatre raisons. La première est l'impossibilité de dissocier les missions de police judiciaire et les missions de police administrative qui peuvent être exercées par les mêmes personnels. Ensuite, il serait inopportun de disperser les services centraux de la DCPJ intégrés dans le dispositif global, l'activité de police judiciaire étant complémentaire des missions de renseignement et de coopération internationale. La troisième raison est que l'exercice d'une autorité hiérarchique directe par le ministère public pourrait contredire l'objectif de contrôle de l'enquête : contrôle-t-on bien une force que l'on dirige ? Enfin, la gestion d'un nombre important d'OPJ par le parquet pourrait nuire à l'équilibre du corps judiciaire et remettre en cause son unité. Ces arguments me semblent toujours pertinents. En particulier, il me paraît difficilement concevable de détacher la mission de police judiciaire de la mission générale de police alors que le fonctionnement de la police est très intégré, pour la logistique, la gestion des ressources humaines et aussi les échanges de renseignements.

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Parlons de l'allocation des moyens. Des arbitrages sont nécessaires et des enquêtes peuvent être ralenties parce que les moyens mis à la disposition du magistrat sont trop faibles. Quelle est sa capacité d'intervention ? Quand deux magistrats saisissent vos services de deux enquêtes différentes, comment faites-vous la balance ? Comment décidez-vous la répartition des moyens entre les enquêtes de police judiciaire et les missions de police administrative ?

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

Les échanges sont permanents entre la police nationale – la police judiciaire en particulier – et toutes les strates de la magistrature, de la DACG aux plus petits parquets. Notre objectif est de travailler en commun, en nous accordant sur les priorités ; c'est en général très facile, mais il peut se produire que des affaires qui n'avaient pas été anticipées bousculent l'ordre qui avait été établi. Cela se règle par des échanges avec le magistrat qui nous saisit du dossier et à l'échelon du parquet ou du parquet général si le sujet le mérite. Je n'ai pas souvenir de difficultés quant à l'établissement des priorités. Certains magistrats peuvent parfois considérer que la police ne met pas suffisamment de moyens à leur disposition dans une enquête, mais très souvent des échéances nous sont fixées par le magistrat, et respectées par le service de police saisi de l'enquête. C'est dans cet échange constant que s'établissent les choix d'affectation de moyens. Certaines affaires demandent une réponse immédiate, d'autres s'inscrivent dans une durée plus longue, et d'autres encore impliquent une demande d'entraide pénale internationale qui peut beaucoup ralentir l'enquête ; en de tels cas, il faut accepter de mettre un dossier en pause et se consacrer aux autres priorités fixées par l'autorité judiciaire. Si des incompréhensions naissent, elles se règlent par le dialogue permanent entre les chefs de service, les directeurs d'enquête et l'autorité judiciaire qui leur a confié les dossiers.

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Ce dialogue a-t-il lieu avec chaque magistrat ? Vous arrive-t-il d'avoir une discussion avec le procureur ou le procureur général pour expliquer que quatre magistrats sollicitent les mêmes équipes et qu'il faut donc établir une priorité ? Un magistrat doit être peu enclin à fixer une échéance lointaine à sa propre enquête – comment cela se résout-il ? Je suppose que pour l'instruction, les choses sont un peu différentes.

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

En effet. Pour les affaires courantes, des arbitrages sont fixés entre l'autorité judiciaire et le chef de service de la police nationale. La masse d'affaires étant considérable, il faut mettre de côté celles dont les perspectives d'évolution et de résolution sont faibles et privilégier le traitement des affaires graves ou de celles dont les perspectives d'élucidation sont prometteuses. Les affaires de délinquance spécialisée ou de criminalité organisée se discutent, dans un cadre préliminaire, avec le procureur de la République et le procureur général si nécessaire. Mais dans le ressort d'une cour d'appel importante, les priorités des procureurs de parquets différents se télescopent parfois. Heureusement, les magistrats se parlent à l'échelle de la cour d'appel, et les arbitrages peuvent être faits soit par le procureur général, soit dans le cadre d'échanges avec le responsable des services d'enquête. L'examen détaillé des dossiers nous fait constater, en commun, que certains peuvent attendre un peu et que d'autres justifient l'action la plus rapide possible, soit pour éviter le risque de dépérissement des preuves, soit qu'une affaire, parce qu'elle retentit fortement dans l'opinion, appelle une réponse pénale immédiate. En tout état de cause, c'est l'autorité judiciaire qui nous a saisis qui décide de la manière dont on agira. Si le service d'enquête saisi estime ne pas pouvoir répondre aux instructions qui lui sont données, un magistrat peut aussi dessaisir un service de police au profit d'un service de gendarmerie, ou un service local au profit d'un service central. Parfois, des chefs de service font savoir au juge ou au procureur qu'ils n'ont pas les moyens d'honorer les échéances ou les objectifs qu'ils leur fixent, mais cela se fait toujours dans un dialogue construit et positif.

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Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale

Les gendarmes sont désireux de traiter de police judiciaire. Aussi, si l'effectif d'une brigade de recherche est trop restreint, ils créeront une cellule d'enquête à laquelle contribueront des membres des brigades territoriales qui souhaitent rejoindre ultérieurement les sections de recherche. Le magistrat note aussi les chefs selon qu'ils allouent ou non des moyens aux enquêtes ; il peut également faire comprendre que si l'effectif de police judiciaire de la gendarmerie n'est pas suffisant pour une enquête donnée, il saisira la police nationale. Aucun enquêteur ne souhaitant être dessaisi, des efforts sont faits, et s'ils ne suffisant pas, la chose se traite entre responsables. Cela m'est arrivé, et l'on a toujours trouvé un moyen de résoudre ces conflits en établissant des priorités d'enquête.

J'entends dire depuis des décennies que la police judiciaire devrait être dans les mains du ministère de la justice. Si nos sections de recherche dépendaient désormais des magistrats, cela signifierait que les affaires judiciaires du haut du spectre ne me concerneraient plus. Dans cette nouvelle organisation, vers qui se tourneront les magistrats qui souhaiteront avoir davantage de moyens ? Les missions de la gendarmerie sont très nombreuses ; si la police judiciaire n'en fait plus partie, les magistrats prendront un ticket et attendront leur tour. La mission première de nos forces n'est pas de courir derrière les voleurs mais de prévenir le vol. Aujourd'hui, nous engageons des gens qui ont envie de traiter de beaux dossiers et qui savent qu'ils peuvent être dessaisis d'affaires qui les intéressent. Si l'on me prive de mon bras armé, je recentrerai mon action sur la prévention de la délinquance et j'inviterai l'autorité judiciaire à régler ses problèmes avec ses enquêteurs. Bien sûr, je force le trait, mais nous croulons sous les tâches et je dois m'attacher à ce que nos personnels s'y engagent pleinement et à essayer de faire qu'ils aient les moyens d'agir. Si nous ne sommes plus responsables en matière de police judiciaire, je pense que les choses se passeront de la sorte à chaque échelon hiérarchique de la gendarmerie.

Notre système n'est sans doute pas idéal, mais c'est le moins mauvais, même si j'admets qu'il faut le faire évoluer. Il présente beaucoup d'intérêt et permet un équilibre constant. Si quelqu'un ne veut pas mettre ses moyens à disposition sans raison convaincante, il sera sanctionné par une notation administrative ; cela incite à bien faire. Modifier un dispositif parce que l'on ne fait pas pleinement jouer les procédures existantes, c'est donner une mauvaise réponse à une bonne question.

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Á quel échelon a lieu le dialogue avec l'autorité judiciaire quand plusieurs magistrats demandent la mise à disposition des mêmes moyens ?

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Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale

Quand un conflit surgit au sujet des moyens d'enquête, le bon niveau hiérarchique du dialogue est celui du commandement de groupement, exceptionnellement celui de la région administrative. Ces questions ne remontent jamais jusqu'à moi sinon de manière informelle : il se peut qu'un magistrat connaissant Mme Guillon lui demande que l'on fasse un effort particulier au sujet d'une affaire qui lui paraît prioritaire, mais je serais incapable de vous citer un cas précis tant ils sont peu nombreux.

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Cette indication est intéressante. De même que vous avez une magistrate auprès de vous, on pourrait imaginer détacher des enquêteurs, policiers et gendarmes, auprès de l'autorité judiciaire pour assurer le suivi des enquêtes ou une continuité, sans modifier le rattachement de toute la police judiciaire. La fluidité de l'information en serait renforcée, les moyens mieux alloués et la sécurité juridique accrue.

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Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale

Mme Guillon n'a pas connaissance du fond des dossiers ; il s'agit uniquement de fluidifier les relations. Pour la même raison, deux officiers de gendarmerie sont affectés à la Chancellerie et un troisième le sera prochainement. Dans le même esprit, mon cabinet compte un colonel de l'armée de terre, un colonel de pompier, un préfet, une magistrate judiciaire et bientôt un magistrat administratif. Fluidifier les relations est une excellente chose ; nous nous y employons déjà, et s'il fallait affecter plus de personnel à cette tâche, pourquoi pas ? Ce serait préférable à l'ablation complète d'une compétence, avec des effets induits très difficilement gérables.

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

Je ne suis pas entièrement d'accord. J'ai le souvenir de demandes de nomination de fonctionnaires de police auprès de procureurs de la République qui le réclamaient, parfois pour faire un travail de synthèse et de recoupements, notamment en Corse et à Marseille, où la criminalité organisée est assez développée. Mais la ressource en enquêteurs est assez rare pour qu'on ne la « gaspille » pas en les affectant à des structures où leur présence n'est peut-être pas absolument nécessaire, d'autant que le directeur d'enquête a l'obligation impérative d'informer le magistrat ou le procureur de la République qui l'a saisi de tout événement concernant les enquêtes du ressort de compétence du tribunal. Gardons-nous de créer de nouvelles structures qui alourdiraient, parasiteraient ou compléteraient inutilement des dispositifs existants. Les analyses et recoupements doivent être faits à l'échelle des services d'enquête et partagés avec les magistrats, mais il ne faut en aucun cas s'engager dans le détachement de policiers auprès de l'autorité judiciaire car si on le fait à Bastia et à Marseille, on devra demain le faire à Lyon et à Paris. Or, la tâche première des enquêteurs est d'enquêter pour répondre aux sollicitations des magistrats qui nous saisissent.

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Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale

Je ne parlais pas d'affecter un OPJ auprès de chaque procureur. Il y a quelques années, on a demandé aux policiers et aux gendarmes d'affecter une partie de leurs effectifs auprès de magistrats pour faire le travail de synthèse qui est celui des enquêteurs. Selon moi, il s'agissait avant tout de permettre aux magistrats d'exercer leur mission de contrôle des enquêteurs. Le sujet est d'une importance capitale, mais la solution envisagée n'était pas la bonne.

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La ressource en magistrats étant encore plus rare que la ressource en enquêteurs, on pourrait s'interroger sur le bien-fondé des détachements de magistrats ; on voit pourtant leur utilité.

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Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale

Faire contrôler des policiers et des gendarmes par des policiers et des gendarmes est une mauvaise idée ; structurellement, cela ne peut pas fonctionner. Le sujet de fond est la capacité du magistrat à exercer sa mission de contrôle ; cela implique de s'interroger sur les structures et les procédures.

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La différence de statut des magistrats du parquet et du siège a-t-elle une incidence sur vos relations avec eux ?

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Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale

Pour moi, non. Si priorité doit être donnée à certaines enquêtes, je pense que le parquet et le siège s'entendront avant de me saisir. On me demande des moyens d'enquête pour une affaire quelle qu'elle soit, je les mets à disposition et si je ne peux pas, on en discute.

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

Je modulerai ma réponse. Avec le juge d'instruction, la relation se fait au travers d'un dossier, non par l'animation d'un service d'enquête. Un président de tribunal peut, s'il le souhaite, être un interlocuteur du service d'enquête, mais l'interlocuteur quotidien, celui qui donne des objectifs de politique pénale, c'est le procureur de la République. C'est lui, aussi, qui participe aux réunions au niveau départemental avec le préfet et les directeurs de services d'enquête ; on n'y verra jamais un président de tribunal. Les relations sont différentes.

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Est-il vraiment si facile de joindre le parquet sans délai quand une infraction est constatée ? De nombreuses auditions m'ont donné à penser que ce n'est pas le cas, et j'ai eu la démonstration d'un téléphone que l'on a dû laisser sonner une heure et demie avant d'avoir une réponse… Ensuite, le parquet peut-il réellement exercer en temps réel le contrôle des activités de police qui lui est dévolu par la loi ? Les prolongations de garde à vue se font sur la base d'éléments fournis par la police ou par la gendarmerie ; il est extrêmement rare que le procureur vienne constater si la demande est justifiée ; ce serait sans doute impossible en l'état des effectifs de parquetiers.

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Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale

Si, à certaines heures, tous les magistrats sont en ligne, il peut être compliqué de joindre le parquet, mais je n'ai pas connaissance de cas où cela a posé un gros problème. Cela peut se produire au parquet comme ailleurs, en fonction d'une organisation du travail dont je ne suis pas le mieux placé pour parler.

Je ne suis pas certain que ce soit en se déplaçant sur le lieu de la garde à vue pour savoir comment elle s'est passée que le contrôle se fera le mieux. L'enquêteur qui demande une prolongation de garde à vue engage sa responsabilité ; si d'aventure il raconte des histoires, cela reviendra aux oreilles du procureur. Peut-être le procureur ou le substitut aura-t-il pris une mauvaise décision parce que l'enquêteur lui aura apporté de mauvaises informations, mais l'enquêteur en répondra sur le plan disciplinaire. Nos enquêteurs, qui prêtent serment, sont plus sanctionnés que les autres quand ils commettent une faute parce qu'ils ont plus de pouvoir. Tout cela est construit sur une relation de confiance.

Les magistrats doivent pouvoir exercer le contrôle auquel ils sont tenus, mais il ne consiste pas seulement à être présent en un lieu. En Corse, le juge Gilbert Thiel décidait lui-même des heures et des jours des perquisitions ; c'est aller un peu loin dans le pilotage de l'enquête, mais cela arrive. Plus généralement, les magistrats doivent avoir le temps de lire les pièces de procédure et la masse d'informations qui leur arrive. Cela me conduit à souligner l'impérieuse nécessité de simplifier la procédure pénale. Pour donner aux magistrats les moyens de bien contrôler les actes d'enquête, peut-être faut-il éviter la production de mètres cubes de papier qui alourdissent le travail de tous et restreignent le temps utile. Magistrats et enquêteurs partagent cette préoccupation.

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

Vous avez testé le dispositif ; je ne ferai donc pas de langue de bois. On sait que sur la grande majorité du territoire il n'y a pas de dispositif de traitement en temps réel : souvent le magistrat est joint sur le numéro de téléphone de permanence, le niveau d'activité permet de réguler l'information du parquet et il y a un suivi attentif par l'autorité judiciaire de l'ensemble des affaires du bas du spectre. Pour les affaires relevant de la criminalité organisée et de la délinquance, on connaît toujours le numéro de téléphone personnel d'un magistrat que l'on parvient à joindre et qui nous donne des instructions. Dans les départements où le niveau de délinquance est assez élevé – en Île-de-France ou dans le Nord par exemple –à certaines heures, tout le monde sait, aussi bien du côté justice que du côté police, que les temps d'attente pour les enquêteurs peuvent être assez longs.

La période de confinement a confirmé toute l'utilité de la visioconférence. Le dispositif, qui fonctionne bien, n'était pas utilisé à plein. Il le sera davantage désormais, et il permet d'assurer le contrôle évoqué tout en évitant le déplacement du magistrat et des enquêteurs qui pourraient être contraints de présenter la personne retenue au magistrat qui en fait la demande. Le recours à la visioconférence peut aussi permettre de garantir que la prolongation de garde à vue soit obtenue dans de bonnes conditions. Pour autant, il relève du discernement que l'on attend de tous les enquêteurs d'informer immédiatement les magistrats des faits qui le méritent – interpellation ou événement grave –, non de chaque plainte recueillie dans un commissariat, au risque, sinon, d'emboliser le système.

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Une brigade de policiers que j'accompagnais a repéré un véhicule volé. Ils soupçonnaient qu'il pouvait servir à casser un distributeur automatique de billets et ils ont décidé de ne pas signaler leur découverte à l'autorité judiciaire, espérant pouvoir arrêter en flagrant délit ceux qui regagneraient le véhicule dans les heures qui suivraient. Cette décision était-elle bonne ou mauvaise ? Selon un arrêt de la Cour de cassation rendu en 2004, les actes d'enquête qui ne sont pas transmis tout de suite à l'autorité judiciaire ne sont pas pour autant nuls et peuvent servir à poursuivre ; cela donne une certaine souplesse à l'activité de police. Comment gérez-vous cette marge d'appréciation ?

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

Attendre de pouvoir interpeller les utilisateurs de ce véhicule volé ou les auteurs du vol est plutôt une bonne décision, mais tout dépend du ressort où l'on se trouve. Si l'on est dans un ressort où l'activité est très importante, je pense que si l'autorité judiciaire avait été informée, elle aurait dit de « planquer » pour essayer d'interpeller ceux qui allaient utiliser ce véhicule. Je pense donc que la décision prise était la bonne et que ces policiers ont anticipé la réponse que le magistrat aurait pu leur faire. En général, enquêteurs et magistrats ont l'habitude de travailler ensemble ; les policiers savent intuitivement ce qu'attend ou espère le procureur de la République, sans être obligés de le déranger pour quelque chose qui n'en vaut pas forcément la peine. La facilité aurait été de faire enlever le véhicule, de faire des relevés d'indices et de passer à autre chose. Surveiller en espérant pouvoir interpeller les utilisateurs du véhicule est une très bonne décision, en fonction du ressort où les faits ont eu lieu et des relations entretenues avec l'autorité judiciaire. Mais une fois l'enquête approfondie pour donner une information plus complète, il fallait dans tous les cas informer immédiatement le procureur de la République de l'interpellation des personnes qui auraient pris place dans ce véhicule.

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Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale

Je partage ce point de vue, d'autant que, étant donné le nombre de véhicules volés en certains lieux, beaucoup de magistrats estiment inutile qu'on leur signale que l'on en a retrouvé un. Si l'équipe a l'intuition que le véhicule peut être utilisé pour casser un distributeur de billets, la question qui se pose à elle est de savoir si elle arrête des voleurs de véhicules qui seront placés en garde à vue, entendus puis remis dehors avec une convocation à échéance ou si elle tente d'arrêter des casseurs de distributeurs de billets, autrement plus dangereux et qu'il vaut peut-être mieux arrêter pour un braquage afin qu'ils soient condamnés à proportion de leurs méfaits. Il est vraisemblable que beaucoup font le même choix ; aurais-je été dans la voiture avec vous que je l'aurais sans doute fait aussi.

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Y a-t-il parfois des inadéquations ou des différences entre les directives que vous recevez du ministère de l'intérieur et les orientations pénales qui, de plus, peuvent différer selon les parquets ? Comment s'opère la jonction ?

Certains pensent que le corps judiciaire a une capacité de contrôle relative des enquêteurs en ce qu'il dépend davantage de votre travail que vous ne dépendez de lui. On évoque depuis longtemps l'éventualité du rattachement de la police judiciaire au ministère de la justice. Vous avez, monsieur Veaux, rappelé les conclusions négatives de la commission Nadal à ce sujet mais vous contestez aussi la recommandation faite par cette commission de détacher des OPJ auprès de certains parquets. Je ne pense pas non plus l'idée excellente, mais si l'on considère que la fluidité doit être améliorée entre la direction d'enquête et ceux qui contrôlent son travail, envisagez-vous d'autres évolutions ? Ou bien estimez-vous que la situation actuelle ne demande pas que l'on cherche d'autres modes de fonctionnement ?

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Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale

Je n'éprouve aucune difficulté à concilier les directives ministérielles et les directives pénales pour faire en sorte que les troubles à l'ordre public soient les moins nombreux possibles par des actions permettant d'interpeller les auteurs d'infractions et de mener des enquêtes.

Nous avons tous intérêt à ce que notre fonctionnement général gagne en fluidité. Vous avez compris que je suis opposé au rattachement de la police judiciaire au ministère de la justice. Chacun doit en rester à sa mission : diriger, piloter et contrôler pour les magistrats, enquêter pour les enquêteurs. Si on demande aux enquêteurs de faire autre chose, le dispositif ne fonctionnera pas correctement. En certains lieux où mettre un peu d'huile dans les rouages ne ferait pas de mal, il serait utile d'avoir des officiers de liaison – le risque étant, comme l'a dit M. Veaux, que si l'on commence quelque part, la demande explose. Si l'on me demandait demain d'affecter un OPJ auprès de certains procureurs généraux pour aider à fluidifier encore les relations – entre la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) et les magistrats locaux en Corse, par exemple – je ne résisterais pas ; encore faut-il définir dans quelles conditions.

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

Pour ma part, je résisterais un peu… De bons niveaux d'échange et de coopération existent à plusieurs échelles. D'abord au niveau du Gouvernement, dans la détermination de la politique en matière de sécurité intérieure, portée par le ministère de l'intérieur et par le ministère de la justice et cohérente. La DGPN travaille à sa déclinaison par des échanges très réguliers avec la DACG. Quand cette direction élabore un projet de transformation de la loi, elle nous associe à sa réflexion et nous participons à des groupes de travail ; symétriquement, quand nous envisageons de faire évoluer l'organisation de la police, nous soumettons évidemment notre projet à la Chancellerie ; la DACG apporte ses observations et contribue éventuellement à l'enrichir.

D'autre part, la criminalité organisée et la délinquance spécialisée ayant pris une ampleur croissante, le ministère de la justice a fait évoluer son organisation, rendant beaucoup plus confortable le travail des enquêteurs de la police. La déclinaison la plus visible de cette évolution à l'échelon territorial, ce sont les JIRS, qui apportent de la cohérence à l'action, des compétences aux magistrats et renforcent la coordination et la collaboration avec les services d'enquête spécialisés. L'évolution s'est aussi traduite par la création de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée au tribunal judiciaire de Paris, du parquet national financier et du parquet national antiterroriste. Des spécialisations ont été accordées à certains tribunaux en matière de santé publique et d'accidents. Cet échelon fonctionne bien et organise à la fois la vision stratégique et la coordination des enquêtes.

Enfin, dans les départements, l'autorité administrative et l'autorité judiciaire, par la voix du procureur de la République animent conjointement les états-majors de sécurité, les comités départementaux antifraudes, les groupes d'évaluation de la radicalisation… Le binôme procureur-préfet a une bonne appréciation de la délinquance et de la criminalité. Il peut y avoir des tiraillements, comme dans toute organisation, mais dans ce système bien rodé chacun trouve sa place et contribue à l'effort commun dans le respect des prérogatives respectives ; sinon, les relations pourraient se tendre, mais je n'ai jamais été confronté à cela. On peut bien sûr procéder à de nouvelles adaptations pour faire face aux évolutions à venir mais le mécanisme actuel me paraît équilibré.

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Des textes ou des circulaires encadrent-ils la remontée des informations en interne ? Quel type d'informations remontent exactement, selon quel circuit et jusqu'à quel niveau hiérarchique ? Vous-mêmes recevez-vous des fiches ? Est-ce vous qui filtrez les informations communiquées au ministre ?

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Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale

Je ne pense pas qu'une circulaire prévoit cela. Comme l'administration française dans son ensemble, nous produisons des fiches et je souhaite d'ailleurs que l'on en produise beaucoup moins. Je suis donc en train d'en réduire le flux.

Dans les régions, des adjoints sont chargés de l'animation de l'action judiciaire, notamment de l'attribution des moyens pour permettre aux groupements de travailler dans les meilleures – ou les moins mauvaises – conditions possibles. Ces officiers dressent une synthèse de l'activité ; c'est cette synthèse qui remonte. N'y figure aucune pièce de procédure ni élément d'enquête, puisque nous n'avons pas à en connaître. L'exposé est factuel et peut être prospectif : une opération qui se traduira par une dizaine d'interpellations figurera sur la fiche parce que cela aura un impact sur l'ordre public local et un impact médiatique, mais l'on ne me dira pas les noms des futurs interpellés.

Je ne transmets au ministre que ce qui peut avoir un impact à son niveau. On sait par exemple qu'une interpellation dans un campement de gens du voyage peut provoquer un trouble à l'ordre public si l'on n'intervient pas en nombre ; j'ai tout intérêt à savoir qu'une telle opération se prépare de manière que les moyens nécessaires soient alloués pour éviter que le trouble s'étende, et je ferai remonter cette information au ministre. Je lui communique quatre ou cinq fiches chaque soir, et je n'en vois guère plus.

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

La règle, c'est le secret de l'enquête. Nous nous y conformons strictement, parfois avec de grandes difficultés parce qu'elle est très largement bafouée à de nombreux niveaux. La presse et certains, sur les réseaux sociaux, se procurant des documents de procédure assez régulièrement, il peut nous arriver de devoir confirmer ou infirmer la teneur de ce qui est ainsi diffusé. Je suis alors amené à demander si ce qui est dit ou écrit est vrai. Au-delà, il n'y a pas de volonté de connaître le déroulement d'une enquête, sauf si elle concerne directement un membre de la police nationale. Ainsi, quand un jeune homme s'est tué à moto à Argenteuil, il importait de savoir dans quelles conditions cela s'était produit et quelles conséquences cela pouvait avoir en matière d'ordre public ou de discipline en interne.

Incidemment, je considère que la règle du secret de l'enquête et du secret de l'instruction, régulièrement violée par beaucoup de monde, mériterait un sérieux toilettage car le dispositif en vigueur, en protégeant l'anonymat des auteurs de ces violations, leur donne une impunité totale. C'est une partie du problème auquel nos services sont confrontés.

J'aime bien savoir ce qui se passe dans la maison et je n'aime pas être le dernier informé ; pour autant, je ne m'occupe pas des enquêtes et je ne veux certainement pas être soupçonné par les magistrats qui nous font confiance d'être à l'origine des fuites constatées. La question est au cœur du problème que vous traitez. Des fuites ou des informations sciemment diffusées pourraient-elles inciter un individu ou un autre à vouloir exercer son influence sur le cours de la justice ? Ma réponse est un « non » très ferme. Je vous l'ai dit : en trente années de carrière au sein de la police judiciaire, je n'ai jamais reçu aucune instruction ni subi aucune pression visant à orienter de manière différente de celle qui devait être le déroulement de l'enquête qui m'avait été confiée. Je veux vraiment une relation de confiance, comme il doit être de règle, entre les magistrats qui nous confient des dossiers et les enquêteurs chargés d'exécuter ces enquêtes.

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Estimez-vous égale la capacité de contrôle effective de l'autorité judiciaire sur vos services de police judiciaire par le procureur de la République, le juge d'instruction et le juge des libertés et de la détention (JLD) ? Ce dernier vous semble-t-il disposer de tous les moyens lui permettant d'exercer un contrôle réel, ou avez-vous le sentiment que toute demande que vous lui faites passera comme une lettre à la poste ?

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

Cela dépend des ressorts, de l'organisation du tribunal, du niveau et de la difficulté des affaires. Le JLD remplit son rôle, apprécie le bien-fondé de la demande qui lui est faite et, en cas de doute, le choix lui appartient. Mais parfois, dans des situations complexes et au regard de l'urgence, il ne dispose peut-être pas de tout le temps nécessaire pour examiner le dossier au fond comme il le souhaiterait. Cela dit, j'ai quitté le monde de la police judiciaire depuis quelques années et il faut relativiser mes propos car je ne sais pas tout de la pratique actuelle des JLD.

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Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale

Globalement, le dispositif fonctionne. Les JLD prennent position et nous opposent beaucoup de refus ; un contrôle a donc lieu. Pour ce qui est du contrôle des enquêtes, j'ai le sentiment que les juges d'instruction, ayant à traiter un nombre de dossiers important mais fini, contrôlent davantage que les parquetiers qui prennent tout ce qui arrive – c'est un puits sans fond.

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La numérisation croissante des procédures, qui facilite la tâche de l'autorité judiciaire, a-t-elle un impact sur l'indépendance de la justice ? La numérisation, en facilitant la circulation des informations, peut aussi être un facteur de risque car on peut assez aisément pénétrer un système informatique ; cela vous paraît-il problématique ? Le processus vous semble-t-il irréversible et est-il normal qu'on le poursuive, ou avez-vous à l'esprit des difficultés particulières ?

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Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale

La marche à franchir est assez haute avant de parvenir au « numérique natif », comme nous le devons pour éviter une tâche supplémentaure au travail déjà fait. Nous y avons tout intérêt, car magistrats et enquêteurs seront alors mieux employés qu'à traiter du papier sans forte plus-value ; mais encore faut-il faire les choses proprement et dans des conditions de sécurité optimales. Le président de la République et le Gouvernement ont exprimé une forte volonté en ce sens, la justice et nos deux maisons se sont engagées dans cette voie avec beaucoup d'allant, mais des contraintes demeurent ; nous attendons par exemple la parution d'un décret permettant de relier le fichier Cassiopée à notre logiciel de rédaction de procédure. Le projet, une fois abouti, dégagera du temps pour les gens qui décident. L'étape suivante, c'est que des algorithmes produisent une synthèse à partir d'un gros dossier ; c'est ce vers quoi il faut tendre. On perçoit déjà le gain de la numérisation pour toute la chaîne pénale ; progresser dans cette voie nous permettra d'être beaucoup plus performants et rapides, mais le système doit être robuste et résilient, sinon le remède sera pire que le mal.

Toute consultation d'un fichier est tracée : je sais quel gendarme a eu accès à un fichier, quand et où. Nous avons hypersécurisé le système et nous devons continuer de le faire, ce qui complique les choses car nous devons aussi respecter le règlement général sur la protection des données.

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

J'adhère bien sûr aux propos de M. Rodriguez, qui a souligné l'importance des garde-fous : la sécurité des accès et la préservation des données. Á la clef de la numérisation, il doit y avoir la simplification réelle de la procédure pénale. Si la manœuvre se résume à plaquer des modes de fonctionnement anciens sur de l'informatique, rien ne changera. Nous devons être disruptifs, repenser la manière de conduire nos enquêtes et de construire nos procédures pénales, afin que, de la constatation de l'infraction au procès, nous puissions partager les données auxquelles nous avons accès, selon le niveau qui nous a été confié, dans l'optique constante de simplification du travail des enquêteurs.

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Selon vous, y-a-t-il un lien entre numérisation et indépendance de la justice ?

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

Je ne le pense pas. Á mon avis, l'indépendance de la justice se joue dans le statut des magistrats, les moyens de l'institution et les comportements personnels.

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Je partage ce point de vue. On voit qu'aujourd'hui, le parquet est amené à suivre l'activité de police alors que, selon l'esprit des textes, c'est l'autorité judiciaire qui conduit la politique pénale et donc l'activité de police. Il y a une inversion dans la pratique. Qu'en pensez-vous ?

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Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale

Ce n'est pas aussi net. Le parquet prenant « l'événementiel » – tout ce qui arrive chaque jour –, pour ce volet, effectivement, il suit les enquêteurs. Mais ce n'est qu'une partie de son activité et par les directives de politique pénale, c'est bien le parquet qui pousse les enquêteurs à donner priorité à un domaine plutôt qu'à un autre. Oui, le parquet est obligé de faire confiance aux enquêteurs, mais si un enquêteur trahit sa confiance, il peut le sanctionner. La capacité de contrôle réside aussi dans la faculté qu'a le magistrat de punir, par exemple par le retrait de l'habilitation d'officier de police judiciaire, jusqu'à des niveaux élevés.

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On sait que dans la lutte contre le trafic de stupéfiants, l'activité policière nourrit l'activité judiciaire et que le jeu consiste à rechercher toujours plus d'infractions à la législation sur les stupéfiants pour afficher des chiffres toujours plus élevés. Mais cela engorge l'activité judiciaire et ce n'est pas nécessairement une vision stratégique : à voir l'évolution constatée au cours des vingt dernières années, on ne peut pas dire que ce mode de fonctionnement ait aboutit au résultat annoncé. Il me semble étrange qu'à l'Office antistupéfiants, recréation de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS), un magistrat soit sous l'autorité d'un directeur enquêteur sans que personne s'en offusque. Au contraire, à Bercy, un magistrat dirige le service des enquêtes des douanes judiciaires : là, dans l'esprit de la loi, l'autorité judiciaire a le pas sur les enquêteurs. Quel intérêt voyez-vous à cette inversion qui me paraît problématique ?

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

J'ai été chef de l'OCRTIS et « chef des stups » à Marseille et le sujet m'intéresse. L'adjoint de l'Office antistupéfiants est contrôleur général de police mais, auparavant, il était magistrat. L'un de ses prédécesseurs, Patrick Laberche, était aussi un magistrat qui avait choisi de rejoindre la police nationale. Un autre magistrat du parquet de Paris qui a rejoint, en détachement, le corps des commissaires de police, est actuellement en service à la préfecture de police. Tous sont affectés en qualité de fonctionnaires de police ; ce n'est donc pas une première. Quant au magistrat qui occupe des responsabilités aux douanes, il est nommé en qualité de magistrat, non en qualité d'inspecteur principal des douanes. Il y a donc une différence sensible entre les deux situations. Enfin, je ne suis pas forcément d'accord avec le bilan que vous tirez de la lutte contre le trafic de stupéfiants.

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Entre-t-il dans la définition de trouble possible à l'ordre public expliquant les remontées d'informations relatives aux enquêtes vers le ministre, le fait qu'il est susceptible d'être interrogé à ce sujet lors des questions au Gouvernement ?

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

Tant que cela ne concerne pas le contenu des enquêtes, nous pouvons évidemment donner des éléments d'information au ministre sur le contexte de l'intervention de forces de police et la manière dont nous avons organisé nos services pour répondre à une demande de l'autorité judiciaire et justifier que la police ait agi comme elle l'a fait. Mais nous n'évoquons en aucun cas avec lui le contenu des dossiers.

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Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale

Il en va de même pour la gendarmerie. Nous nous limitons au factuel et le secret de l'enquête est respecté.

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Je précise ma question. Si des interpellations avaient lieu lors des manifestations organisées par le Comité Adama, on peut se dire qu'il intéresserait le ministre de savoir où en est l'enquête sur le plan judiciaire. Lui faites-vous remonter ce type d'information, qui n'est pas directement liée au fait d'avoir choisi de déployer des gendarmes mobiles ou des CRS supplémentaires mais qui entre dans une définition plus large de l'ordre public – la capacité pour les ministres de répondre aux questions au Gouvernement ? D'ailleurs, le ministre de l'intérieur est souvent plus réactif que la ministre de la justice.

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

Cela peut s'expliquer par le fait que le ministre de l'intérieur a à sa disposition des services de renseignement, amenés à suivre certains des participants à ces manifestations, notamment les plus violents. Quand des informations remontent à ce titre au ministre de l'intérieur, ses sources sont les services de renseignement.

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Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale

Nous disons au ministre le contexte, non l'état de l'enquête, qui n'apparaît pas sur les fiches précédemment mentionnées. J'ignore l'état d'avancement d'une multitude d'enquêtes, et je n'ai pas à en connaître.

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Y a-t-il un circuit de remontée de l'information propre à la préfecture de police, ou cela passe-t-il forcément par la DGPN ?

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

Non, cela ne passe pas forcément par la DGPN.

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Des messages d'organisations syndicales de la police nationale en nombre croissant tendent à remettre en cause les décisions des magistrats et, pendant les manifestations des Gilets jaunes, une organisation syndicale est allée jusqu'à dire, en gros : « Attention, magistrats, si vous condamnez nos collègues, vous allez voir ce que vous allez voir ». Je n'ai pas le sentiment que ce soit ce que l'on entend par « indépendance de la justice » et « bonnes relations entre police judiciaire et autorité judiciaire ». Quelle est votre opinion à ce sujet, monsieur le directeur ?

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

La parole syndicale est libre, et elle est parfois très sévère aussi à l'égard de l'autorité hiérarchique ou du ministère de l'intérieur. Je n'ai pas pour habitude de la commenter publiquement ; éventuellement, je le fais directement avec les syndicats. Mais, en tant que citoyen, même directeur général de la police nationale, je pense que, que l'on soit d'accord ou non, le respect de la chose jugée et de l'autorité judiciaire est indispensable pour conforter l'indépendance de la justice et la sérénité dont elle a besoin pour rendre ses décisions.

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Je ne remets pas en cause la liberté d'expression des syndicats de policiers, mais ne serait-il pas sage que l'autorité administrative exprime publiquement sa pensée à ce sujet ? Laisser tout dire, partout et tout le temps, sans que réponde une parole officielle semble problématique au parlementaire et au citoyen que je suis. Je pense notamment à un syndicaliste qualifiant à la télévision de « menace » et de « défiance envers les collègues » les propos du ministre de l'intérieur indiquant que s'il y avait des comportements racistes dans la police, ils devaient être sanctionnés – simple application du droit, faut-il le rappeler ? Il y a peut-être des limites à ne pas franchir, en tout cas sans que l'autorité que vous représentez les condamne publiquement.

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

Je n'ai d'échanges avec les représentants des organisations syndicales que dans le cadre du dialogue social que je tiens de manière formelle ou informelle. Je leur dis directement ce que j'ai à leur dire, sans utiliser des tribunes médiatiques qui ne me paraissent pas appropriés en la circonstance.

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Pour en rester aux syndicats, ma question suivante a directement trait à l'indépendance de la justice et au secret de l'enquête : il n'est pas rare que des syndicalistes policiers se prononcent dans les media sur une enquête en cours alors même que la DGPN ne le fait pas. Le procureur de la République peut le faire, mais faut-il permettre à la hiérarchie policière de mieux communiquer publiquement ?

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

Comme je vous l'indiquais tout à l'heure, le système me paraît tellement dévoyé que, de mon point de vue – qui n'est pas le point de vue officiel –, il faut l'adapter à ce que l'on observe : la violation régulière du secret de l'enquête dans les media, avec des origines manifestement très variées.

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L'information a été communiquée par voie de presse qu'un policier a été suspendu à Nice pour violation du secret de l'enquête et recel d'informations auprès de Mediapart dans le cadre de l'affaire concernant Mme Geneviève Legay. Deux enquêtes semblent avoir été ouvertes, l'une administrative, l'autre judiciaire. Est-il normal que des éléments relatifs au recel d'informations volées dont vous avez connaissance dans le cadre de l'enquête judiciaire soient utilisés en matière administrative pour sanctionner le policier considéré ? Que pensez-vous de cette porosité ?

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

Jusqu'à maintenant, je n'ai pas constaté de difficultés particulières. Il peut arriver que le traitement disciplinaire du fonctionnaire mis en cause intervienne à l'issue de la procédure judiciaire et, dans d'autres circonstances, que l'on soit amené à le faire assez rapidement, à cause de la gravité des faits commis ou pour d'autres raisons. Tout cela se fait en parfaite information de l'autorité judiciaire saisie de l'enquête, et le fonctionnaire considéré peut bien sûr contester les décisions judiciaires ou administratives prises à son encontre. J'ai en tête plusieurs exemples de fonctionnaires traduit devant le conseil de discipline alors que l'affaire judiciaire n'était pas arrivée à son terme.

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Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale

La porosité est très organisée. Il m'arrive, si j'ai connaissance d'une infraction qui pourrait avoir été commise par un gendarme, d'appliquer l'article 40 du code de procédure pénale pour que l'IGGN soit saisie par un magistrat. Ce n'est pas moi qui enjoint l'IGGN d'enquêter à ce sujet : les choses sont très réglées. Quand un gendarme est poursuivi sur le plan judiciaire, je demande au procureur si je peux me faire communiquer la procédure pour intenter une action administrative ; cette demande est écrite et formalisée, je ne le fais pas d'initiative. Il peut aussi se produire qu'un magistrat considère que l'infraction constatée n'est pas très grave et qu'une sanction administrative porterait plus qu'une sanction judiciaire. Il y a alors classement sous condition d'un traitement administratif – mais c'est le magistrat qui décide.

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Je vous remercie pour ces précisions importantes. Un point me laisse perplexe : en théorie, s'il y a enquête préliminaire, il y a secret de l'enquête. Comment pouvez-vous savoir que l'on enquête sur un gendarme, sauf à ce que le procureur vous le communique directement ? Cela signifie-t-il que dès qu'un gendarme ou un policier est mis en cause le parquet vous prévient ?

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Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale

Les gendarmes habitent avec leur famille au milieu d'autres gendarmes. Quand une bêtise est commise, cela se sait et on le porte à ma connaissance ; si je ne faisais rien, je serais attaquable. Si les faits sont potentiellement très graves, il y a un contact avec le magistrat parce que l'on a parfois intérêt à intenter une action administrative qui sera plus rapide que l'action judiciaire. En raison de la nature particulière de nos métiers, on suspend des agents a priori en cas de suspicion de faits graves – parfois à tort. J'ai ainsi réintégré quelqu'un qui avait été suspendu à tort pendant un an et demi ; nous avons tenté de réparer cette erreur autant que faire se peut. Nos agents peuvent aussi être confrontés à cela.

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Verriez-vous un intérêt à ce que l'IGPN soit saisie pour les affaires concernant les gendarmes et l'IGGN pour celles concernant les policiers ?

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Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale

La question de l'indépendance des inspections générales est un sujet récurrent. Je pense préférable que les inspections générales de chacune des maisons traite ses propres affaires. Si j'avais le moindre doute sur l'indépendance des enquêtes menées par notre Inspection, je ne resterais pas sans rien faire. Nos écosystèmes sont assez différents, et si l'on croisait les inspections, des préjugés pourraient polluer les enquêtes. Aussi, traditionnellement, dès qu'une affaire est connue dans la police ou dans la gendarmerie, on en informe les magistrats qui, en principe, saisissent l'inspection correspondante. Faire autrement entraînerait des effets de bord qui perturberaient les équilibres. Si je constatais que les enquêteurs n'ont pas travaillé en pleine indépendance, je les sanctionnerais sans état d'âme, mais jusqu'à présent aucun magistrat ne m'a dit être insatisfait de la manière dont une inspection a été conduite.

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

Je n'ai jamais entendu dire que l'IGPN serait indulgente à l'égard des fonctionnaires dont elle est conduite à traiter la situation ; c'est plutôt l'opinion contraire qui prévaut dans la police. Je ne pense pas que la moindre affaire puisse remettre en cause la manière dont les choses sont organisées, pour la police nationale en tout cas.

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Néanmoins, dans l'affaire Steve Maia Caniço, l'enquête a été reprise par la police judiciaire après l'IGPN ; à cela s'est ajoutée la saisine de l'Inspection générale de l'administration (IGA), et toutes les conclusions diffèrent légèrement les unes des autres. Cet exemple doit-il emporter quelques ajustements, ou est-ce l'exception qui confirme la règle ?

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Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale

Je ne veux pas aborder des situations particulières et, de plus, je n'ai pas eu à connaître de celle-ci. Je crois que ce que vous évoquez relève surtout de la nature de la saisine de l'IGPN, qui n'était pas la même que celle de l'IGA. Les deux inspections n'enquêtant pas sur le même sujet, il leur était difficile de rendre les mêmes conclusions. Je pense que le reproche fait en ce cas à l'IGPN n'est pas juste.

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Le traitement même des trois enquêtes est un cas particulier assez évocateur à plus d'un point de vue, et on devrait pouvoir en tirer toutes les conséquences.

Messieurs, je vous remercie. Si vous avez d'autres éléments à nous communiquer pour nourrir notre rapport, ils seront bienvenus.

La séance est levée à 11 heures 45.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Ugo Bernalicis, M. Didier Paris

Excusé. - M. Ian Boucard