Commission d'enquête pour mesurer et prévenir les effets de la crise du covid-19 sur les enfants et la jeunesse

Réunion du lundi 16 novembre 2020 à 14h30

Résumé de la réunion

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Commission d'enquête pour mesurer et prévenir les effets de la crise du Covid-19 sur les enfants et la jeunesse

Lundi 16 novembre 2020

La séance est ouverte à quatorze heures trente.

Présidence de Mme Sandrine Mörch, présidente

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Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui M. Sébastien Lecornu, ministre des Outre-mer, afin qu'il nous aide à appréhender les effets de la crise sanitaire sur les enfants et la jeunesse dans ces territoires, compte tenu de leur spécificité et de leur diversité.

Monsieur le ministre, pourriez-vous tout d'abord nous indiquer brièvement comment ceux-ci l'ont traversée ? À ce jour, seule la Martinique – où les enfants n'ont pas eu école entre janvier et septembre, soit neuf mois sans classe ! – est, depuis le 30 octobre, soumise au reconfinement. La Polynésie refuse quant à elle le confinement et la Nouvelle-Calédonie a fermé ses frontières jusqu'en mars 2021.

Quels ont été les effets de la crise sur la scolarité des enfants ? Quid de la continuité pédagogique et de l'accès au numérique ? Le recteur de l'académie de Martinique – que nous avons auditionné le 15 octobre –, a fait état d'un taux de décrochage de 15 % contre 5 % dans l'Hexagone, ainsi que de grandes difficultés d'accès à l'internet – des mesures étant prises, en liaison avec certains opérateurs, pour y remédier.

Pourriez-vous nous donner des informations sur la situation des étudiants ultramarins, d'abord durant le premier confinement, notamment pour ceux qui sont restés dans l'Hexagone, ensuite lors de la rentrée 2020, l'isolement géographique risquant de se faire terriblement sentir de part et d'autre de l'Atlantique ?

Quel impact la crise a-t-elle sur les familles ? Y a-t-il des risques de basculement dans la précarité ? Divers acteurs ont évoqué, lors de leur audition, des situations particulièrement difficiles en Guyane et à Mayotte, ainsi qu'un très fort accroissement des besoins en aide alimentaire.

La prévention et la lutte contre les violences intrafamiliales constituent par ailleurs un enjeu majeur dans tous les territoires, nécessitant le renforcement des moyens du 119 et une réactivité accrue des forces de sécurité. Que pouvez-vous nous en dire ? Quelles actions ont été engagées en la matière dans les outre-mer ?

En définitive, la question qui vous est posée en filigrane est la suivante : comment intégrer les outre-mer dans une politique de prévention des effets de la crise du covid-19 sur les enfants et la jeunesse alors que, du fait de leur diversité, ils appelleraient un traitement au cas par cas ?

Avant de vous céder la parole pour une intervention liminaire, je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des Assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Monsieur le ministre, je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Sébastien Lecornu prête serment.)

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Sébastien Lecornu, ministre des Outre-mer

Il n'est jamais évident de traiter les questions concernant les outre-mer depuis le seul point de vue de ce ministère dans la mesure où, si le ministre des outre-mer a la compétence sur tout ce qui s'y passe, l'interministérialité fait que divers aspects – qui ont été ou seront abordés par certains de mes collègues dans le cadre de vos travaux – s'y appliquent aussi. Ce que je vous propose – si vous en êtes d'accord –, c'est de mettre l'accent sur ce qui ne s'y passe pas comme ailleurs, sur les spécificités de ces territoires, afin de ne pas sombrer dans une litanie de chiffres – étant entendu que mon ministère, en particulier la direction générale des Outre-mer, tient à la disposition de la commission d'enquête divers documents et données chiffrées, territoire par territoire.

Les outre-mer se distinguent par trois traits spécifiques qu'il importe, je crois, d'avoir en tête, pour comprendre tant la gestion de crise que la nature de la solidarité nationale appliquées sur place.

D'abord, c'est une évidence, la situation sanitaire n'y est pas du tout uniforme : la Martinique est confinée en raison d'un taux d'incidence et d'un nombre d'hospitalisations en réanimation élevés, alors que, juste à côté, dans le même bassin caraïbe, sa sœur guadeloupéenne ne l'est pas : depuis le début de l'épidémie, la circulation du virus y est différente.

C'est toute l'histoire de la pandémie. On a confiné l'ensemble de la nation française à la mi-mars, y compris Mayotte et La Guyane, alors que certains se demandaient si c'était bien utile – de fait, cela l'a été, en particulier pour cette dernière. On a ensuite engagé le processus de déconfinement mais en raison d'un environnement géographique et sanitaire différent, l'épidémie a continué dans ces territoires. Il a fallu imaginer des stratégies de confinement prolongé, voire de couvre-feu, la Guyane ayant été le premier territoire à l'expérimenter. La chronologie de l'épidémie est donc complexe, ce qui complique considérablement les choses – notamment pour les équipes du ministère – car cela nous conduit à faire en permanence du sur-mesure.

Aujourd'hui encore, un territoire de la République est « covid-free » : c'est la Nouvelle-Calédonie – la contrepartie étant la quatorzaine à l'entrée. Les autorités coutumières, les chefferies – notamment dans les îles Loyauté –, ont été les premières à tirer la sonnette d'alarme, en raison notamment de la sensibilité historique des populations mélanésiennes aux pandémies, et ils ont refusé de prendre le moindre risque sanitaire. Ce fut l'un des premiers territoires à fermer ses frontières et à instaurer une quatorzaine à l'arrivée. Résultat : on n'y porte pas de masque, on y embrasse qui l'on veut et l'on s'y serre la main. La bulle s'étend à Wallis-et-Futuna, et Saint-Pierre-et-Miquelon connaît une dynamique proche, grâce à la mise en place d'une septaine.

Dans le même temps, la Martinique est confinée, avec une évolution du taux d'incidence surveillée de près, les chiffres n'étant pas très bons. La situation de la Polynésie française, qui était restée longtemps « covid-free » ou presque – les quelques cas résiduels étant bien identifiés et les cas contacts régulés par la procédure consistant à tester, tracer et isoler –, a dégénéré très vite à partir de la fin du mois d'août. Cela nous a conduits à envoyer d'importants renforts sanitaires militaires.

Attention donc à ne pas tout percevoir du point de vue de l'Hexagone et s'imaginer que la chronologie de la crise se résume à : confinement-déconfinement-reconfinement. Il existe autant de stratégies sanitaires que de comportements différents du virus. Quand on est à des milliers de kilomètres de Paris, on doit gérer les choses différemment, d'autant que ce ne sont pas les mêmes saisons : alors que nous entrons dans l'hiver, l'été commence dans la plupart des territoires d'outre-mer et les températures relevées sur place n'ont rien à voir avec celles que l'on connaît ici. Or, il semblerait que le virus se comporte différemment en fonction de la chaleur et du climat.

On est en outre condamné à s'adapter aux conditions océaniques et aux situations insulaires, avec toutefois une particularité dans la particularité : la Guyane. Sa situation sur le plateau continental la rend en effet très dépendante de ce qui se passe dans les pays frontaliers – les coopérations transfrontalières étant plus ou moins complexes, notamment avec le Suriname et le Brésil. Si les premiers clusters y ont été le fait de concitoyens venant de l'Hexagone, notamment d'Alsace et plus précisément de Mulhouse, la deuxième vague est davantage due à des flux migratoires – ce qui a des conséquences importantes au plan des compétences régaliennes, notamment s'agissant de la fermeture de la frontière.

Il y a donc non pas une, mais des épidémies de covid-19. Viennent s'y ajouter d'autres phénomènes sanitaires, qui sont malheureusement connus de nos concitoyens d'outre-mer mais que l'on a tendance à oublier dans l'Hexagone. La Martinique et, dans une moindre mesure, la Guadeloupe, affrontent ainsi en ce moment une autre épidémie : la dengue. Si l'on connaît désormais les mécanismes de prévention de cette maladie, notamment pour ce qui concerne la lutte contre les insectes, on compte néanmoins presque 2 000 nouveaux cas par semaine, parmi lesquels de nombreux jeunes. Si j'ai pris la décision, sous l'autorité du Président de la République et du Premier ministre et en concertation avec le ministre des Solidarités et de la santé, de reconfiner la Martinique, c'est aussi au regard de la capacité de son système sanitaire à absorber l'ensemble des malades : ceux atteints du covid-19, ceux atteints de la dengue et les autres.

La deuxième spécificité a trait aux compétences – mon propos invitant peut-être la commission d'enquête à examiner comment cela fonctionne dans certains territoires.

Notre Constitution a imaginé en la matière une différenciation très importante, qui est le fruit de notre histoire. Ainsi, dans les deux collectivités du Pacifique, la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française, le Gouvernement – voire le Parlement de la République française – ne dispose plus, du fait des transferts consentis il y a quelques années, de compétences dans nombre de domaines, notamment pour tout ce qui concerne la santé, la jeunesse, la solidarité ou l'éducation. Vu de Paris, cela peut paraître curieux, mais cela ne l'est pas vu de Nouméa ou de Papeete. En ces matières, l'État n'a plus du tout la main – ce qui n'exclut pas un dialogue opérationnel, ni des prescriptions ou des instructions données par moi aux deux hauts commissaires sur certains points requérant une vigilance particulière. Si vous souhaitiez examiner plus particulièrement la situation de ces deux territoires, il vous faudrait, Mesdames et Messieurs les membres de la commission d'enquête, auditionner M. Thierry Santa, président du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, et M. Édouard Fritch, président de la Polynésie française. Cela explique par exemple – et cela ne date pas de l'épidémie – que la Nouvelle-Calédonie soit le seul territoire de la République pour lequel je ne dispose pas de données en matière de décrochage scolaire, même si nous collaborons avec le vice-recteur, haut fonctionnaire de l'État néanmoins placé en grande partie sous les ordres du Gouvernement néo-calédonien. Il s'agit d'une spécificité importante à prendre en considération, notamment pour mesurer les effets de l'épidémie – ou plutôt de l'absence d'épidémie en Nouvelle-Calédonie, avec la fermeture des frontières.

Si l'État est compétent dans les autres territoires ultramarins, les collectivités locales y exercent leurs compétences d'une autre manière que dans l'Hexagone. Prenons l'aide sociale à l'enfance (ASE) ou la protection maternelle et infantile (PMI) : si les compétences ont été données aux conseils départementaux, on ne peut de toute évidence pas les exercer de la même manière à Mayotte ou en Guyane que dans mon département de l'Eure. La question des effets de l'épidémie de covid-19 sur les enfants et la jeunesse dans les outre-mer doit donc être examinée en tenant compte de cette dimension partenariale avec les collectivités concernées et, disons-le, des difficultés qu'elles rencontrent à exercer leurs compétences. Par exemple, si l'aide sociale à l'enfance existe à Mayotte depuis que ce territoire est un département, c'est-à-dire bientôt dix ans – ce qui n'est pas si ancien –, il y a en la matière beaucoup à faire afin de permettre au Conseil départemental d'exercer convenablement cette compétence.

L'épidémie puis le confinement ont naturellement mis à l'épreuve ces collectivités. Si, en tant qu'élu local, je ne m'érige pas en juge de leur action, qui d'ailleurs peut être soumise au contrôle de l'autorité judiciaire – notamment pour ce qui concerne l'ASE –, il est évident qu'il va falloir les aider à mieux faire. Nous y travaillons, notamment au travers de moyens financiers dédiés.

Comme c'est souvent le cas en gestion de crise, ceux qui s'en sortaient bien ont tenu le choc tandis que ceux qui s'en sortaient moins bien ont eu plus de mal. Cela vaut également pour le bloc communal, en matière d'équipement des écoles. La question du décrochage scolaire renvoie directement à celle de l'accès au numérique, et ce ne sera pas un scoop si je vous dis que le rattrapage des enfants scolarisés grâce au numérique a été beaucoup plus efficace à La Réunion qu'à Mayotte.

La troisième spécificité des outre-mer tient à la nature. La Polynésie est aussi grande que l'Europe ; la superficie de la Guyane est comparable à celle du Portugal ; la Nouvelle-Calédonie fait la moitié de la Belgique. Sur des territoires aussi vastes et complexes, le maillage territorial de l'État et des collectivités locales se heurte en temps normal à des faiblesses structurelles, en particulier en matière sociale et éducative, ce qui conduit l'État à davantage prendre ses responsabilités. Un seul exemple : l'État n'est encore maître d'ouvrage que dans deux territoires de la République, Mayotte et la Guyane, pour le compte des collectivités territoriales, s'agissant de la construction des écoles. Le budget du ministère des outre-mer comprend les crédits correspondants. Les directions de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DEAL) sont, avec le rectorat concerné, les maîtres d'ouvrage pour la construction des écoles. La crise sanitaire a montré l'urgence de poursuivre cette action.

Voilà pour les spécificités qu'il me semblait important de souligner. Pour ce qui concerne la solidarité nationale envers les différents territoires d'outre-mer, je considère qu'elle a plutôt fait preuve de résilience. Je vais tenter de l'illustrer par trois exemples : l'aide alimentaire, la lutte contre le décrochage scolaire et la vie étudiante.

La question de l'aide alimentaire, à savoir veiller que chaque jeune ultramarin mange à sa faim, s'est posée avec une acuité particulière. Des moyens importants ont été mobilisés, grâce à des dispositifs pouvant varier, à Mayotte, en Guyane, à la Martinique et à La Réunion. Quelques chiffres : à Mayotte, 160 000 enfants ont été destinataires d'une telle aide, ce qui représente 60 % des bénéficiaires, les actions ayant été conduites grâce à un tissu associatif plutôt de bonne qualité, habitué à la maraude et à la prévention spécialisée ; les prestations exceptionnelles ont concerné 25 000 enfants en Guyane, 45 000 à la Martinique, pour des enveloppes budgétaires variant entre 5 millions et 10 millions d'euros. Ce sont des chiffres considérables, surtout si on les rapporte à la population locale. Il s'agit de territoires très jeunes : en Nouvelle-Calédonie, 30 % de la population a moins de 20 ans et 50 % moins de 30 ans. La situation est comparable en Guyane et à Mayotte. À l'inverse, en dehors de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy, les Antilles, et plus particulièrement la Guadeloupe et la Martinique, sont des territoires en voie de vieillissement. À La Réunion, un dispositif de ticket-service a été mis en place, dont 4 600 personnes ont bénéficié. Là encore, il faut prendre en considération la spécificité du territoire : La Réunion comprend vingt-quatre communes, la plus petite comptant 6 000 habitants, la plus grande, pas loin de 150 000 ; ces communes de grande taille disposent de centres communaux d'action sociale (CCAS) et d'une ingénierie sociale importants. L'État intervient beaucoup là où le réseau social local est plus fragile, notamment au travers des outils, des crédits et des réseaux de la politique de la ville, qui se sont avérés très précieux pour enclencher les choses depuis Paris.

S'agissant de la scolarité des élèves, les cours ont été presque interrompus en Martinique et en Guadeloupe, où, rappelons-le, des troubles sociaux ont eu lieu. On a beaucoup souligné l'importance du binôme préfet-maire. Elle est encore plus nette dans les outre-mer que dans l'Hexagone, et pour cause : ce n'est pas lors d'une réunion interministérielle à Paris, à des milliers de kilomètres de là, que vous allez décréter la fermeture ou la réouverture d'une école, d'autant que la propagation d'une épidémie est vécue de façon tout à fait singulière en milieu insulaire. En matière de calendrier d'ouverture et de fermeture des écoles, nous avons donc écouté attentivement les maires, notamment lors de la première vague de l'épidémie, sans imposer aucune décision – ce qui explique la longueur du processus. En Polynésie française, la situation est très contrastée, en raison de la structure archipélagique de ce territoire, unique au sein des outre-mer français ; les choses n'ont pas été organisées de la même façon aux îles Marquises, aux îles Tuamotu, aux îles Gambier ou à Tahiti.

De manière générale, le décrochage scolaire a été plus important dans les filières professionnelles et techniques que dans les filières générales. Cela a été mesuré à Mayotte, à la Martinique et à La Réunion. Très honnêtement, je suis incapable d'identifier les raisons du phénomène. Je me contente de vous livrer ces données. Je dispose également de chiffres concernant le rattrapage : grâce au numérique, 90 % des élèves relevant de l'éducation prioritaire ont eu accès à un enseignement à distance, par l'intermédiaire du logiciel Pronote, d'un smartphone, d'une tablette ou d'un ordinateur. Je ne cacherai pas ma gratitude envers les élus locaux, qui ont joué le jeu, en lien avec le rectorat. La maire de Saint-Denis de La Réunion, l'ancienne ministre Ericka Bareigts, ainsi que quelques autres, ont vraiment fait un bon travail ! À Mayotte, dans le même océan, où l'on part certes de plus loin, ce chiffre tombe à 30 %. Ces données aident à comprendre comment les choses se sont passées.

Je salue également l'implication des personnels de l'Éducation nationale : conseillers principaux d'éducation (CPE), enseignants, personnels des rectorats et des services supports – ainsi que celle des préfets, qui ont bien souvent joué un rôle de médiation avec les élus locaux pour garantir autant que possible la continuité pédagogique. Surtout, l'innovation, notamment en matière de méthodes d'enseignement, a été à la hauteur, comme elle l'a d'ailleurs été dans l'Hexagone. En outre-mer, certains territoires ont un réseau de télévisions et de radios locales très riche, issu du foisonnement associatif des années 1980 et 1990, qui s'est avéré très précieux.

Parmi ces initiatives et ces bonnes pratiques, je mentionnerai les cours filmés prodigués à la jeunesse mahoraise. En Martinique, l'Agence nationale de cohésion des territoires (ANCT) a développé des activités de révision scolaire, financées grâce à l'enveloppe dédiée à l'opération « Quartiers d'été 2020 » – ce qui a permis d'agir au plus près de la population. En Guadeloupe, des séances de mentorat d'urgence ont été organisées, ainsi que des stages pendant les vacances de Pâques et des permanences dans les centres d'accueil. Le dispositif « École ouverte » a accueilli 3 000 jeunes, et les « Colos apprenantes » près de 2 000, pendant les grandes vacances et les vacances de la Toussaint. J'invite chacun à rapporter ces chiffres à la population du territoire : accueillir entre 2 000 et 3 000 enfants dans un territoire comptant 250 000 ou 260 000 habitants, cela représente un ratio qui est loin d'être ridicule. Il serait d'ailleurs intéressant de le comparer à celui obtenu dans certains départements de l'Hexagone. En Guyane, des initiatives locales ont permis aux élèves d'accéder à des ressources pédagogiques en ligne. Cela fonctionne bien et il en restera sans doute quelque chose pour l'avenir, ce qui est très précieux pour des territoires si vastes. Des initiatives ont également été prises à La Réunion et en Polynésie française – j'en tiens le détail à votre disposition.

L'État et les collectivités territoriales ont injecté des moyens importants pour réduire la fracture numérique en urgence. Il en restera là aussi quelque chose, notamment en Martinique, à La Réunion et en Guyane. Par exemple, nous avons débloqué des crédits de la politique de la Ville – dont j'avais la charge dans mes précédentes fonctions – pour créer l'application Guyaclic', qui a permis d'équiper un millier de familles des quartiers prioritaires de la politique de la ville et des communes isolées de Guyane. Si j'insiste sur ce point, c'est qu'il s'agissait d'un véritable challenge. Nous sommes au mois de novembre, l'affaire semble entendue. Tel n'était pas le cas au mois de mars ! Il me semble important de souligner le fort degré de résilience des territoires ultramarins.

J'en viens à la vie étudiante. Je laisse de côté le cas des étudiants ultramarins présents dans l'Hexagone, dont nous nous sommes assurés qu'ils ne manquaient de rien – je rappelle qu'il s'agit de 40 000 personnes, soit un effectif tout à fait significatif. Les étudiants n'ont pas tous la même relation à leur territoire. En outre, les conditions de déplacement entre les territoires ultramarins et l'Hexagone ont été très variables, de la quatorzaine en Nouvelle-Calédonie à la septaine à Saint-Pierre-et-Miquelon, en passant par l'obligation – variable dans le temps –, de justifier de motifs impérieux dans certains autres territoires. Certains étudiants pouvaient au contraire se rendre dans leur territoire d'origine sans contrainte particulière. Tout cela pose la question de la continuité territoriale.

Nous avons commencé par débloquer des fonds pour financer une aide de 200 euros destinée aux étudiants ultramarins restés dans l'Hexagone, pour leur permettre de financer certains déplacements provoqués par l'épidémie de covid-19. La plateforme OutremerSolidaires a plutôt bien fonctionné, permettant de faire de la mise en relation. Bien souvent, les membres de la diaspora ne savent pas se trouver ou se parler. Or, l'entraide et la débrouille fonctionnent parfois mieux que tout, à condition de les organiser. Nous nous y sommes efforcés, grâce aux outils dont nous disposons au ministère, notamment la plateforme téléphonique du Gouvernement. J'ai d'emblée veillé, comme Annick Girardin l'avait fait avant moi, à assurer l'accompagnement financier des associations qui se sont mobilisées en faveur de l'entraide étudiante. Nous avons débloqué des sommes, parfois à enveloppe constante, quitte à demander des efforts sur certaines fiches actions du budget du ministère – ce qui a plutôt bien fonctionné. Bien entendu, nous avons procédé au recensement et à l'accompagnement des étudiants ultramarins désireux de rentrer chez eux.

Il n'est pas évident de dresser le bilan d'un phénomène en cours. La Martinique est confinée, la Polynésie française vit un moment difficile et le préfet de la région Réunion vient de lancer un nouvel appel à la vigilance – les courbes et les chiffres n'étant pas tous bons. Il est donc un peu tôt pour présenter le bilan définitif de l'épidémie. Surtout, nous savons que le virus présentera un comportement différencié selon les territoires au cours des mois à venir. La vigilance s'impose.

S'il y a un sujet sur lequel nous devons nous mobiliser collectivement, c'est le décrochage scolaire, car, pour dire les choses très directement, c'était déjà un enjeu avant la pandémie de covid-19. Il est difficile à évaluer. Il faut tenir compte de dimensions culturelles : le rapport à l'école, dans certains territoires, n'est pas simple. Il ne faut pas que l'épidémie de covid-19 ou les mesures restrictives prises en conséquence fassent office de prétextes supplémentaires pour tenir éloignés de l'école les enfants concernés. Je ne veux pas hiérarchiser les combats : l'aide alimentaire n'est pas moins importante que la lutte contre le décrochage scolaire. Toutefois, si je ne devais retenir qu'un point de vigilance dans les outre-mer, s'il en est un pour lequel je me mobiliserai – en liaison avec Jean-Michel Blanquer –, c'est celui-ci. Nous risquons si nous n'y prenons pas garde de sacrifier une génération, qui aura ensuite bien du mal à retrouver le chemin de l'apprentissage, de l'emploi ou d'une formation.

Au demeurant, les outre-mer ont toujours présenté des particularités en la matière. Ce n'est pas un hasard si chacun d'entre eux dispose d'un régiment de service militaire adapté (RSMA), qui dépend de mon ministère. Dans ce cadre, les armées encadrent des gosses pour les accompagner vers des chemins de l'insertion spécifiques aux outre-mer. J'ai d'ailleurs veillé à faire en sorte que les RSMA continuent de fonctionner en dépit de l'épidémie de covid-19. Nous nous sommes certes demandé comment nous allions constituer les cohortes mais nous avons franchi cette étape. Mieux : les jeunes engagés dans les RSMA se sont largement mobilisés pour assurer l'entraide et la distribution de nourriture dans de nombreux villages, notamment en Nouvelle-Calédonie et en Guyane.

Ainsi, dans le cadre de l'étude des effets de la crise du covid-19 sur la jeunesse, il importe d'observer que ce sont souvent les jeunes qui ont fait preuve de solidarité envers leurs compatriotes, notamment les plus âgés, par exemple en leur rendant visite dans les maisons de retraite et les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD).

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Monsieur le ministre, je vous remercie de cet état des lieux, aussi positif et sans détours que possible, compte tenu du discernement et des nuances qu'impose le sujet des outre-mer. Je vous sais gré d'avoir souligné la résilience de ces territoires. Votre grille de lecture n'est pas sans intérêt pour l'Hexagone, en proposant un angle d'approche différent. Nous reviendrons tout à l'heure sur plusieurs points, notamment le service militaire adapté (SMA) et le mentorat d'urgence, ainsi que l'organisation de la débrouille et de l'entraide. Sitôt engagés, les jeunes exercent des responsabilités et se sentent concernés par la situation sanitaire, parce qu'ils ont les mains dans le cambouis. Cela soulève des questions intéressantes et en partie nouvelles.

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Je vous remercie, Monsieur le ministre, d'avoir pris le temps de nous éclairer sur certaines spécificités des outre-mer. J'aimerais revenir sur la question de la répartition des compétences. Nous en avons débattu à propos de l'aide sociale à l'enfance et de la protection maternelle et infantile, lorsque nous avons auditionné des représentants de conseils départementaux, puis M. le secrétaire d'État chargé de l'enfance et des familles. Vous avez évoqué le cas du département de Mayotte, en rappelant les difficultés qu'il connaît. Comment donner à l'État, sans empiéter sur les compétences des conseils départementaux, un rôle accru en matière de protection de l'enfance ?

Vous avez mentionné l'utilisation de crédits de la politique de la ville pour aider au financement d'outils numériques. Quels enseignements en tirez-vous pour le fonctionnement normal de nos administrations et de nos ministères ? Ne faudrait-il pas engager de nouvelles coopérations afin de leur permettre d'agir de façon très rapide, très spécifique et très efficace auprès de la population ?

Les outils numériques servent à assurer la continuité pédagogique. Plusieurs recteurs, notamment celui de Martinique, nous ont alertés sur l'importance du décrochage scolaire, qui risque de s'aggraver. À plus long terme, s'il fallait de nouveau fermer les écoles, avons-nous suffisamment doté les enfants des équipements nécessaires pour assurer la continuité pédagogique ?

À propos des étudiants, le recteur de Martinique nous a indiqué que certains d'entre eux ont tiré les leçons de l'expérience très négative qu'ils ont vécue lors du premier confinement – soit qu'ils aient été obligés de demeurer en métropole, soit qu'ils n'aient pas pu s'y rendre pour poursuivre leurs études. Note-t-on un retour vers les universités locales ? Sait-on combien d'étudiants ont décidé, à cette rentrée, de poursuivre leur cursus non en métropole, mais dans une université locale ?

Enfin, avez-vous pu travailler en coopération avec le gouvernement brésilien pour bloquer les flux migratoires susceptibles de propager la pandémie en Guyane, compte tenu de sa position au sujet de celle-ci ?

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Sébastien Lecornu, ministre des Outre-mer

Ayant été président d'un conseil départemental, je ne pourrai m'empêcher de vous répondre aussi en élu local et de croiser cette perspective avec celle dont je dispose en tant que membre du Gouvernement.

En matière de protection de l'enfance, qui fait quoi ? C'est un sujet un peu tabou. Il faut – me semble-t-il –, mettre les pieds dans le plat. Cette compétence est à mes yeux la plus régalienne qui soit – elle est d'ailleurs exercée sous l'autorité d'un juge : il s'agit d'extraire un enfant de sa famille et de le confier à une structure d'accueil, qui peut être une maison d'enfants à caractère social (MECS), un foyer de l'enfance ou une famille d'accueil. En même temps, cette compétence est décentralisée – ce n'est pas souvent le cas des compétences régaliennes ! En outre, aucune différenciation n'est envisageable – telle est du moins ma conviction, et je sais que vous la partagez : la République doit assurer aux enfants une protection identique aux quatre coins du territoire, outre-mer compris. Or, l'adaptation au terrain est l'un des principes de la décentralisation. C'est un souvenir frappant : lorsque je suis devenu président de conseil départemental, on m'a immédiatement annoncé – mon directeur de cabinet, qui était alors directeur général des services départementaux, s'en souvient – que j'étais le « père administratif » de 2 000 enfants. Tel était en effet le nombre d'enfants alors placés par le juge sous la tutelle du Conseil départemental de l'Eure, dans le cadre de l'aide sociale à l'enfance.

Néanmoins, cela relève aussi de choix politiques, toutes les politiques menées en la matière ne se valant pas. Certains conseils départementaux décident d'y affecter des moyens importants, d'autres un peu moins – disons-le ainsi… Dans certains départements, il est facile de recruter des assistants familiaux, dans d'autres non. Il y a donc là une curiosité : cette politique doit être uniforme mais elle est confiée à cent entités départementales différentes – ce que je ne mets pas en cause ! Nul ne peut me reprocher d'être hostile aux conseils départementaux ou m'accuser d'être un jacobin ; je sais d'où je viens et espère avoir fait de mon mieux, en tant que président du conseil départemental de l'Eure, pour que tout se passe bien.

Toutefois, ce n'est pas parce qu'une politique est décentralisée qu'elle exclut le contrôle. Il importe de le dire. Le premier contrôle – je l'appelle de mes vœux, tout en respectant la séparation des pouvoirs – incombe à l'autorité judiciaire. Dès lors qu'elle est chargée de placer des enfants dans une famille d'accueil ou dans un foyer, elle doit vérifier que les conditions d'accueil sont bonnes. Dans un État de droit qui se respecte, cela fait partie de son travail. Ensuite, le transfert de compétences – soit dit sans vous renvoyer la balle, Mesdames et Messieurs les députés – est décidé par la loi. Par conséquent, une commission d'enquête parlementaire est complètement fondée à s'interroger sur leur exercice par les collectivités territoriales. À mes yeux, le contrôle du Parlement ne fait pas obstacle à la libre administration des collectivités territoriales : il s'agit de deux domaines distincts. Le Parlement doit donc exercer ce contrôle. Enfin, l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) travaille depuis un certain temps sur l'aide sociale à l'enfance. Pour notre part, nous suivons de très près l'exercice de cette compétence outre-mer – notamment à Mayotte, car ce territoire étant un département récent, elle l'exerce depuis peu.

Peut-on faire mieux ? Il faudra se poser la question lors de l'examen du projet de loi dit 3D ou 4D. Ce n'est pas parce que l'on accorde davantage de compétences aux collectivités territoriales que le cahier des charges de certaines compétences ne doit pas être bien plus clair qu'il ne l'est. Il s'agit d'une conviction personnelle – qui n'engage pas le Gouvernement – mais je suis persuadé que le cahier des charges applicable à un assistant familial dans la Creuse doit globalement correspondre à celui applicable dans l'Eure ou à Mayotte. Telle est en tout cas ma conception de la République.

S'agissant de l'utilisation de crédits de la politique de la ville pour engager de nouvelles coopérations permettant des actions plus rapides, elle a d'ores et déjà cours dans le secteur sportif – que vous connaissez mieux que quiconque, Madame Buffet – qui est amené à accompagner des actions et des politiques publiques efficaces. L'utilisation de ces crédits pose un problème dès lors qu'elle devient automatique. Chacun d'entre vous connaît cela : une subvention est votée chaque année par le département, l'agglomération ou la commune, dans le cadre d'une notification de subvention du sous-préfet chargé de la politique de la ville, sans que nul ne sache plus très bien pourquoi. On sait que ce qui est fait est bénéfique, mais ni les jeunes, ni le quartier ne semblent avoir changé. Le monde social évolue si vite que, de toute évidence, la politique de la ville menée en 2020 ne peut pas être celle des années 1990 – j'en suis intimement convaincu. À Vernon, les effets de l'action menée par l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) sur le tissu associatif ont eu des effets sur les actions à mener. De même, la réforme des rythmes scolaires a fait évoluer les besoins.

Je considère – soit dit sans démagogie aucune –, que la vocation des crédits de la politique de la ville est de financer non les associations, mais les projets qu'elles exécutent. Cette subtile distinction signifie que donner l'argent n'est pas une fin en soi et que l'action doit l'emporter sur le porteur de projet. Je le dis très franchement : il est parfois compliqué d'expliquer à telle association – notamment dans les outre-mer, où l'on est souvent en milieu insulaire fermé – que la subvention de quelques milliers d'euros qui a toujours été versée ne le sera peut-être pas cette année, parce qu'il se trouve que son action ne correspond pas aux besoins engendrés par la crise du covid-19. Nous l'avons fait en douceur, en accompagnant de façon pédagogique cette évolution qui est nécessaire pour le monde associatif, dont la plupart des acteurs, au fond, sont des professionnels : associations de bénévoles mises à part, ces associations embauchent des salariés ; elles connaissent le métier de l'aide sociale et disposent d'une ingénierie sociale.

Je vous en donnerai un exemple, qui mérite d'être salué et dont j'ai pris connaissance la semaine dernière, à la faveur de mon déplacement en urgence à La Réunion. Les services de prévention spécialisée de la Ville de Saint-Denis de la Réunion font un gros travail d'îlotage, allant à la rencontre des groupes de jeunes qui se rassemblent sans masque au pied des immeubles. Si leur travail porte ses fruits, c'est parce que la maire de Saint-Denis a accepté de leur donner des instructions très claires, identiques à celles du préfet. Dès lors que tout le monde dit la même chose, on agit dans le bon sens. La réactivité, oui ! – sous réserve qu'elle s'inscrive dans le cadre d'une stratégie partagée.

Quid, à plus long terme, des équipements numériques et de la continuité pédagogique en cas de nouvelle fermeture des établissements scolaires ? L'avantage avec le numérique, c'est que ces investissements – même s'ils vieillissent mal –, courent quand même sur quelques années et que tout ce qui a été acquis au début de l'année profitera pour les deux ou trois ans qui viennent – ce qui est quand même très précieux. Cela étant dit, on ne peut là encore pas considérer les outre-mer de manière globale ; il faut regarder le taux d'équipement territoire par territoire, voire affiner davantage encore : la situation à Cayenne n'est de toute évidence pas la même qu'à Papaichton, Maripasoula ou Awala Yalimapo.

La solidarité intrafamiliale et intergénérationnelle est en outre très forte dans les outre-mer – je ne dirais pas qu'elle y est plus forte que dans l'Hexagone parce que je ne pourrais pas le démontrer, mais la culture familiale compte quand même beaucoup dans ces territoires. On a vu des grands-parents aider leurs petits-enfants à faire leurs devoirs, et d'autres choses allant dans le bon sens. Il n'y a pas non plus que les équipements numériques : des coopérations ont par exemple été établies avec la Poste pour déposer des cours et faire circuler les copies entre les enseignants et les enfants. Il reste maintenant à en faire une routine. J'ai néanmoins l'impression que les recteurs sont très mobilisés dans la lutte contre le décrochage scolaire. Ce qu'il faut, c'est veiller à ce que les élus locaux le soient aussi car l'action est alors bien plus efficace.

À ma connaissance, il n'y a pas de retours d'étudiants vers les universités des territoires d'origine, à l'exception notable de La Réunion. La personne qui quitte son territoire pour faire ses études dans l'Hexagone en général y reste. On peut en revanche se poser la question, notamment pour le Pacifique, de l'attraction de grands territoires comme l'Australie, où le virus ne circule pas, d'autant que Canberra ou Sydney sont moins éloignés que Nice, Paris ou Rouen. Le Pacifique est de ce point de vue un cas un peu à part.

S'agissant des relations avec le Brésil, pour le dire en termes diplomatiques, les coopérations locales entre les forces de police brésiliennes et les forces de gendarmerie françaises sont plutôt satisfaisantes. Les relations de Gouvernement à Gouvernement sont plus compliquées, le président brésilien entretenant avec la France des relations qui ne sont pas tout à fait fraternelles. Des coopérations existent néanmoins. Se pose plus largement la question de la maîtrise des frontières. En 2020, elles n'ont jamais été aussi bien tenues en Guyane parce qu'on y a mis beaucoup de moyens – gendarmes mobiles, forces armées, forces de sécurité intérieure –, d'autant plus qu'il n'y avait presque plus de circulation aérienne : une partie de la police aux frontières a pu être redéployée le long du fleuve Oyapock, avec de vrais postes de contrôle. Néanmoins, cela a eu aussi pour effet que nombre de migrants ont évité de traverser l'Oyapock et ont essayé de gagner la Guyane par la mer, ce qui nous a obligés à recentrer l'action de l'État en mer sur le littoral, d'ordinaire consacrée à la lutte contre la pêche illégale, sur la lutte contre l'immigration illégale. Cela reste un enjeu : alors qu'en 2018, on comptait 100 à 150 refus d'entrée sur le territoire, au premier semestre de cette année, on en est déjà à plus de 1 500. L'opération Harpie 2 a par ailleurs été relancée, l'orpaillage illégal attirant de la main-d'œuvre, en particulier des jeunes qui viennent travailler dans des conditions absolument épouvantables dans la forêt amazonienne. C'est une action importante pour la protection des populations.

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Dans cette période de crise où il a fallu tout inventer, on a pu néanmoins compter sur des réponses toutes prêtes, comme le SMA. Comment faire pour que les jeunes se sentent responsables sur le plan sanitaire, tout en leur donnant l'occasion de s'engager pour qu'ils n'aient pas l'impression d'être inactifs et inutiles, et en définitive, peu concernés par les enjeux liés à l'épidémie ? Le SMA n'est-il pas un outil qui marche bien et qu'il serait intéressant de développer ?

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Sébastien Lecornu, ministre des Outre-mer

Le SMA, ce sont des militaires issus des troupes de marine qui, sous l'autorité du ministère des Outre-mer, encadrent des jeunes. Il y a un régiment de service militaire adapté par territoire ultramarin. Cela représente des effectifs assez considérables, pouvant aller jusqu'à 800 jeunes. Si, au début du confinement, nous avons suspendu un certain nombre de formations, nous avons néanmoins maintenu des permanents, notamment les militaires, qui ont participé à des actions de solidarité. Le Premier ministre et moi-même les avons d'ailleurs rencontrés sur le terrain, en Guyane, le 14 juillet dernier. Nous avons par la suite imaginé, en liaison avec les autorités locales et les agences régionales de santé, des actions de solidarité nouvelles dans les différents territoires : soutien alimentaire, distribution d'eau, notamment d'eau potable, distribution de masques et parfois de médicaments. Globalement, le degré d'implication des RSMA est très élevé. Les jeunes ont le sentiment de faire des choses utiles.

On a beau dire, en la matière la « militarité » a du bon parce qu'elle offre un cadre de protection qui permet au jeune de s'épanouir et, surtout, de donner du sens à ce qu'il fait. À travers le RSMA, ce sont les enfants du pays qui viennent aider les anciens. Cela fonctionne très bien. J'y insiste, parce que vu de Paris, il peut paraître bizarre que des troupes de marine encadrent des jeunes, mais dans les territoires d'outre-mer, c'est un instrument populaire, reconnu par tous. Et même là où il pourrait y avoir une pointe d'antimilitarisme, le SMA échappe aux critiques. Il a vraiment tenu ses promesses. On a d'ailleurs examiné avec les différents chefs de corps le moyen d'employer les RSMA sur le terrain lors de futurs épisodes de crise sanitaire, ce qui est une autre manière de les former à l'action.

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Est-ce que cela a permis de responsabiliser davantage les jeunes ? Il nous a souvent été indiqué lors des auditions qu'il était compliqué de les toucher et de leur faire passer le message, notamment parce qu'ils subissent d'une certaine manière la crise, sans être acteurs.

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Sébastien Lecornu, ministre des Outre-mer

La réponse est oui. D'abord, pour rappeler une évidence, ces jeunes sont volontaires pour porter l'uniforme, passer le permis poids lourds, apprendre les gestes de premiers secours, se former à un métier etc. : il y a là une forme de culture de l'engagement et de la fraternité républicaine. Ils veulent s'en sortir, ils croient en la promesse républicaine de l'ascension sociale. Ils sont tous traversés par ces valeurs-là.

Ils ont aussi, tout simplement, l'impression d'être utiles. Quand on est jeune, on a envie de donner du sens à sa vie ; avoir, au cœur d'un moment difficile, le sentiment d'être utile et de devenir en quelque sorte un héros du quotidien, c'est important. À Nouméa – pour prendre l'exemple d'un territoire qui n'est pas frappé directement par l'épidémie de covid-19 mais qui est touché différemment, parce que fermer les frontières n'est pas sans conséquence sur l'archipel –, les jeunes du RSMA mais aussi, car il ne faut pas oublier les autres formes d'engagement, les jeunes du service civique, les cadets de la défense et les cadets de la sécurité civile ont été heureux de faire de l'entraide. Tous ces dispositifs destinés aux jeunes, il importe d'avoir conscience de ce qu'ils peuvent apporter en cas de crise. On sait ce qu'il en est quand la mer est calme mais quand on est en situation de crise, il faut faire avec les moyens du bord et parmi ceux-ci, il y a ces structures qui fonctionnent très bien, qui offrent un cadre légal, avec des gens qui sont assurés, qui sont employables immédiatement sur le terrain et qui ont envie de donner un peu de leur temps. J'ai pu moi-même mesurer dans mon département, l'Eure, à quel point les plus jeunes des sapeurs-pompiers volontaires ou des réservistes de la gendarmerie ou des armées avaient envie de se mobiliser durant cette crise.

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Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur le bastion familial et le rôle de digue qu'il peut jouer dans le cadre de la crise ?

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Sébastien Lecornu, ministre des Outre-mer

Il m'est difficile de répondre à cette question, dans la mesure où je suis ministre et non sociologue ou éducateur. La réalité, c'est que si c'est une digue, c'est également un enjeu, parce que la cellule familiale peut aussi être source de violence. Si des enfants sont placés sous protection, c'est qu'il y a eu un problème. Pour prendre à nouveau l'exemple de la Nouvelle-Calédonie – il faut dire que j'y ai séjourné pendant trois semaines et que je me suis particulièrement investi dans ce territoire qui vit actuellement une expérience singulière –, il s'agit d'un territoire très jeune mais c'est aussi celui dans lequel il y a plus de violences intrafamiliales. Je laisserai au ministère de l'Intérieur et à celui de la Justice le soin de vous communiquer les chiffres exacts. Mais le principal objet de l'activité pénale dans les territoires d'outre-mer, ce sont les violences intrafamiliales, sur les mères, sur les enfants et parfois entre les enfants. Le confinement n'a pas arrangé les choses. La cellule familiale est certes une digue – je reviendrai sur la solidarité –, mais elle est aussi, malheureusement, une épreuve. Si vous interrogez un procureur de la République – par exemple celui près du tribunal de Saint-Denis de La Réunion – ou des patrons d'unités de la gendarmerie ou de la police nationale, ils vous diront que la première activité des forces de police et de gendarmerie durant le confinement était de faire respecter celui-ci, et que la deuxième consistait en des interventions à domicile pour des cas de violences intrafamiliales très graves.

Si les outre-mer n'ont pas le monopole de ces violences, certaines leur sont spécifiques. Les faits divers graves qui se produisent dans les différents territoires d'outre-mer m'étant tous rapportés, je peux vous dire – sans qu'il soit nécessaire d'entrer dans le détail – qu'il se passe des choses très graves, que l'on ne peut pas nier. C'est pourquoi j'ai déclaré tout à l'heure que, s'agissant des missions de protection de l'enfance, la confiance n'excluait pas le contrôle.

Cela étant dit, il existe par ailleurs une solidarité familiale importante, propre au milieu insulaire. Quand tout le monde vit sur une île, par définition, on entretient avec sa famille d'autres relations que lorsque les parents, les enfants et les grands-parents sont séparés par 800 kilomètres. Le dimanche est vraiment la journée des familles, que l'on soit croyant ou non : c'est le moment où tout le monde se retrouve. On prend soin des anciens, c'est important. Bref, la solidarité s'organise. Il est d'ailleurs important d'avoir en tête que les prestations sociales y contribuent. Le minimum vieillesse, ce n'est pas grand-chose, mais une partie va parfois aux petits-enfants. Inversement, une part du RSA peut être reversée aux grands-parents. Il existe dans les familles d'outre-mer des circulations financières intrafamiliales parfois importantes. Les mentalités changeant, cela durera-t-il encore longtemps ? Je soumets ce point à votre réflexion.

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Lors du premier confinement, on a eu recours, y compris dans l'Hexagone, à la débrouillardise. Vous avez parlé de « débrouillardise organisée ». Qu'entendez-vous par là ? Cela signifie-t-il qu'il fut plus facile de l'organiser outre-mer parce qu'en temps normal, on y est plus habitué à se débrouiller ?

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Sébastien Lecornu, ministre des Outre-mer

Je pense qu'il y a à cela une raison simple : la résilience s'apprend dans les crises. Or, s'il y a eu dans l'Hexagone des catastrophes naturelles – dans les Alpes-Maritimes récemment, ou les violentes crues survenues dans l'Aude lorsque j'étais secrétaire d'État à l'Écologie, ou encore la tempête Xynthia que personne n'a oubliée –, il s'agit d'épisodes ponctuels et espacés dans le temps, alors qu'à part les avalanches, il n'y a pas de risque naturel que les territoires d'outre-mer ne connaissent : séisme, ouragan, tornade, risque volcanique, requin… Il y a donc une culture de la sécurité civile, du couvre-feu, de la mise à l'abri. On fait ce que le pompier ou le gendarme vous demande de faire pour la protection des populations – on l'a vu la semaine dernière encore avec l'incendie du Maïdo à La Réunion. Il y a beaucoup d'humilité devant la nature et ce qu'elle peut nous réserver. Cela se traduit par un modèle de sécurité civile particulier mais aussi par un réseau d'entraide et de débrouillardise plus institutionnalisé. On apprend au fur et à mesure. On l'a vu avec les ouragans Irma et Maria à Saint-Martin, Saint-Barthélemy et, dans une moindre mesure, en Guadeloupe et en Martinique ; on le voit dans le Pacifique avec l'érosion du trait de côte. En plus d'être sur une île ou au milieu d'un archipel, on vit dans un environnement dans lequel le risque est permanent. Cela conditionne l'action des pouvoirs publics – nous serons appelés à en reparler au sujet des risques majeurs outre-mer –, mais cela nourrit aussi une culture citoyenne spécifique.

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Quid de l'état psychique de la jeunesse ? Dans l'Hexagone, ce deuxième confinement voit la violence s'accroître : les professeurs et les chefs d'établissement nous disent qu'à l'école, il y a beaucoup moins de patience, l'ambiance est plus électrique, les choses dégénèrent plus rapidement, il y a des insultes. Est-ce aussi le cas là-bas ? Des tensions sont-elles palpables ? Pourriez-vous en dire un peu plus sur le mentorat d'urgence, que vous avez mentionné tout à l'heure ?

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Sébastien Lecornu, ministre des outre-mer

Tout dépend de ce que l'on entend par « là-bas ».

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Certes.

M. Sébastien Lecornu, ministre des Outre-mer. Je me permets d'y insister car c'est un des aspects du combat culturel que j'essaie de mener en tant que ministre des Outre-mer – bien que je ne sois pas ultramarin. À la Martinique, par exemple, qui subit les mêmes règles de confinement que Paris, mais avec des températures supérieures et des précipitations particulièrement violentes, l'ambiance est plus triste qu'à Nouméa, où les jeunes peuvent aller à la plage de la baie des citrons après les cours. En Guyane, l'épidémie étant plutôt régulée, on jouit d'une liberté bien plus importante qu'en Île-de-France. De même à La Réunion, même s'il va falloir commencer à différencier les choses en fonction des communes. Le climat n'est pas le même non plus. Charles Aznavour disait que la misère serait moins pénible au soleil. Je ne sais pas s'il a raison mais on voit bien que dans l'Hexagone, on ne vit pas le confinement de la même manière en novembre qu'en avril. Le climat a un impact psychologique – je crois à l'héliotropisme. La situation varie donc beaucoup d'un endroit à l'autre.

Je vous renvoie par ailleurs à ce que je vous ai déjà dit concernant les violences intrafamiliales. C'est la question la plus importante, et elle n'est pas liée qu'à l'épidémie de covid-19. Il faut l'examiner avec attention ! Elle renvoie à la question des troubles psychiatriques, car on a du mal à assurer des accompagnements satisfaisants, notamment pour les troubles schizophréniques, et à celle des addictions, l'alcool conduisant souvent à des violences particulièrement graves.

Le mentorat d'urgence tend à se banaliser. L'idée est d'organiser pendant les vacances des stages et des permanences en ligne pour faire en sorte qu'un enfant qui rencontrerait un problème ne se trouve pas sans solution. Une fois de plus, il m'est difficile de tenir sur le sujet un discours global car la situation diffère beaucoup d'un territoire à l'autre. S'agissant du dispositif des vacances apprenantes voulu par Jean-Michel Blanquer, il semblerait – je reste prudent car cela peut varier suivant les territoires – qu'il ait plutôt bien fonctionné. Je vous répondrai plutôt par écrit car je ne suis pas un grand connaisseur du sujet.

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Nous sommes preneurs de toutes les contributions que vous jugerez utile de nous transmettre, Monsieur le ministre, ainsi que d'éventuelles préconisations. Ce que vous venez de nous dire nous fournit un autre angle d'approche, riche et intéressant. Nous vous remercions de vous être prêté à cette audition.

L'audition s'achève à quinze heures trente-cinq.

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête pour mesurer et prévenir les effets de la crise du Covid-19 sur les enfants et la jeunesse

Réunion du lundi 16 novembre 2020 à 14 heures 30

Présentes. – Mme Marie-George Buffet, Mme Sandrine Mörch