Mission d'information sur l'application du droit voisin au bénéfice des agences, éditeurs et professionnels du secteur de la presse

Réunion du mercredi 13 octobre 2021 à 14h30

Résumé de la réunion

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La réunion

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MISSION D'INFORMATION SUR L'APPLICATION DU DROIT VOISIN AU BÉNÉFICE DES AGENCES, ÉDITEURS ET PROFESSIONNELS DU SECTEUR DE LA PRESSE

Mercredi 13 octobre 2021

La séance est ouverte à quatorze heures trente.

(Présidence de Mme Virginie Duby-Muller)

La mission d'information auditionne M. Emmanuel Derieux, professeur à l'université Panthéon-Assas (Paris II), et M. Pierre Bentata, maître de conférence à l'université Aix-Marseille.

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Bonjour à tous. Nous accueillons aujourd'hui M. Emmanuel Derieux, professeur à l'université Panthéon-Assas et nous attendons M. Pierre Bentata, maître de conférences à l'université Aix-Marseille. J'excuse l'absence du professeur Pierre Sirinelli qui ne peut pas participer à notre audition de ce jour. Je salue l'ensemble des membres de la mission d'information, et notamment son rapporteur, M. Laurent Garcia.

Merci d'avoir répondu favorablement à notre demande dans le cadre de la mission d'information sur l'application du droit voisin au bénéfice des agences, éditeurs et professionnels du secteur de la presse, qui nous a été confiée.

Professeur, ce droit voisin a été mis en œuvre à l'initiative d'une proposition de loi de M. Patrick Mignola dans le cadre de la transposition d'une directive sur le droit d'auteur. Deux ans plus tard, des difficultés de mise en application concrète subsistent.

Nous vous avons transmis un questionnaire et nous avons d'ores et déjà reçu de votre part une contribution écrite. Dans un premier temps, nous souhaiterions que vous nous donniez des éléments de contexte sur le droit d'auteur et les droits voisins.

Sur la transparence des aides à presse, élément apparu relativement récemment, qui ont augmenté dans ce secteur, pourriez-vous nous dire ce que vous en pensez ?

Professeur Derieux, je vous laisse la parole pour un propos liminaire. Nous reviendrons ensuite vers vous avec des questions complémentaires. Merci.

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Emmanuel Derieux, professeur à l'université Panthéon-Assas (Paris II)

Dans le document que je vous ai fait parvenir hier, j'ai essayé de mettre en quelques mots des réflexions ou interrogations sur la consécration de droits voisins des éditeurs et agences de presse. Je dois avouer que je n'ai toujours pas compris la pertinence de la consécration en droit français, sinon en droit européen, d'un droit voisin des éditeurs et des agences de presse.

Ces éditeurs sont titulaires de droits d'auteur, soit en tant que cessionnaires des droits des journalistes et des autres auteurs qui apportent des contributions dans les publications, et ils sont titulaires au titre de l'œuvre collective des droits sur l'ensemble que constitue la publication de presse dans des conditions telles que, en droit français, je ne vois pas ce que comportent ces droits voisins revendiqués par les éditeurs et agences de presse.

La notion de presse comporte une incertitude. En effet, on ignore si la presse en ligne relève du statut de la presse ou du statut de la communication publique électronique. Une publication de presse comporte des textes rédigés, éventuellement des illustrations graphiques, qui sont des œuvres protégées par le droit d'auteur.

Le contributeur qui met ses créations à la disposition d'une publication cède les droits. L'entreprise éditrice est cessionnaire des droits dans des conditions qui lui sont très favorables depuis les dispositions de la loi de 2009. En effet, les droits d'auteur des journalistes sont très largement cédés à la publication. L'une des difficultés d'application, d'interprétation du droit, est que la notion d'entreprise éditrice et la notion de publication de presse connaissent des divergences de définitions, selon les dispositions du code de la propriété intellectuelle ou de la loi du 1er août 1986 sur le statut d'entreprise de presse.

C'est ma perception du caractère très insatisfaisant du droit en la matière : abondance des textes et inflation à la fois dans le nombre et le volume des textes. Il a fallu quinze articles pour transposer les dispositions de la directive, et un article crée lui-même quatre ou cinq articles du code de la propriété intellectuelle.

Je ne perçois pas la nécessité de la consécration de droits voisins et droits d'auteur au profit des agences et éditeurs de presse, même si j'entends leurs revendications. Je ne crois pas que cet interventionnisme incessant introduise cohérence, rigueur et clarté dans le droit en vigueur. On nous parle toujours de simplification du droit, mais en voulant le simplifier, on ne fait que le compliquer.

Les droits voisins sont d'une durée de deux ans, alors que les droits d'auteur ont une durée de soixante-dix ans. Les autres droits voisins du droit d'auteur, en droit européen comme en droit français, sont de cinquante ans.

Je fais certainement preuve d'incompétence et j'avoue mon ignorance, mais je ne comprends vraiment pas ce que l'on attend de la consécration de ces droits voisins au profit des éditeurs et agences de presse.

La principale cible de la revendication des éditeurs de presse, Google, est surtout l'objet de procédures pour dénonciation de pratiques anticoncurrentielles ou pour non-négociation dans des conditions satisfaisantes. La sanction de l'Autorité de la concurrence est confirmée par la Cour d'appel, mais le litige ne porte pas sur la question même des droits voisins.

Je suis très perplexe face à toute cette agitation législative, à la fois européenne et française.

Pardonnez-moi d'être ainsi critique et non pas constructif dans mon approche de cette question, mais j'entendrai volontiers des analyses ou interprétations différentes, qui seraient pour moi très éclairantes.

Pardon pour ce préliminaire très négatif.

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Pour réagir à brûle-pourpoint, point de négativité dans votre propos. Professeur, si j'extrapole, vous estimez que les droits d'auteur des journalistes ne découlent pas des droits voisins des éditeurs de presse.

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Emmanuel Derieux, professeur à l'université Panthéon-Assas (Paris II)

Les journalistes sont titulaires de droits d'auteur, dans la presse écrite en tout cas. Dans l'audiovisuel, on peut prétendre qu'ils sont des artistes ou interprètes. La notion de droit voisin est censée suppléer les carences du droit d'auteur ou reconnaître des droits à des gens qui ne sont pas titulaires de droits d'auteur. Un chanteur peut être à la fois auteur et artiste-interprète. En tant qu'artiste-interprète, il est titulaire de droits voisins. Le journaliste, le photographe ou l'illustrateur sont des auteurs, titulaires de droits d'auteur. Je ne vois pas ce que les droits voisins vont apporter de plus. Les éditeurs se voient reconnaître des droits voisins, dont ils doivent faire profiter les journalistes qui ne sont pas titulaires de tels droits.

J'ai souvent débattu avec certains représentants des éditeurs de presse, et je n'ai jamais compris l'intérêt ou l'utilité pour eux de se voir reconnaître ces droits voisins.

Ce que vous avez entendu dans les auditions précédentes m'éclairerait beaucoup. Il ne s'agit pas de me convaincre, mais de m'éclairer sur ce que les droits voisins apporteraient de plus au profit des éditeurs de presse par rapport aux droits d'auteur dont ils sont titulaires originaires ou cessionnaires des droits des journalistes.

Mes limites intellectuelles me conduisent à cette situation d'incompréhension.

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Merci. M. Bentata nous a rejoints.

Bonjour. Vous êtes maître de conférences à l'université Aix-Marseille. Vous avez travaillé sur ces questions, et notamment sur l'impact économique de l'extension du droit voisin aux éditeurs de presse. Vous aviez d'ailleurs publié une note, reprise par la fondation Concorde, dont les conclusions étaient mitigées. Selon vos observations, le droit voisin pourrait en réalité nuire à la qualité de la presse à moyen terme et réduire les démarches innovantes dans le secteur.

Pouvez-vous nous faire part de votre analyse, s'il vous plaît ? Merci.

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Pierre Bentata, maître de conférences à l'université Aix-Marseille

Merci de m'auditionner.

Étant économiste et pas du tout juriste, je n'ai pas d'avis particulier sur l'efficacité de la transposition ou sur la clarté du droit, bien que je partage totalement les propos d'Emmanuel Derieux. Ils confirment ce que nous observons en analyse économique du droit, qui est souvent vecteur de tensions ou de comportements opportunistes de la part des entreprises ou des personnes ciblées : la complexité de la règle, la difficulté même pour un spécialiste à véritablement comprendre comment ce droit s'articule avec le système existant. C'était l'une des premières raisons de mon scepticisme.

Sur le plan économique, les propos d'Emmanuel Derieux se traduisent soit par une augmentation des litiges, soit par un statu quo, soit par de la recherche de rentes.

Évidemment, nous ne pouvons pas encore faire de bilan de ces droits voisins, mais l'inquiétude provient des critères qui sont particulièrement techniques, des modalités de rémunération et de la véritable négociation qui va s'opérer entre Google et les éditeurs de presse.

Les effets pourraient être bénéfiques comme tout à fait négatifs. Ils seraient bénéfiques si la totalité de la presse arrivait à bénéficier d'une forme de versement de la part de Google, comme un juste retour des choses. Si une somme est allouée de manière forfaitaire et ne prend pas en compte le trafic généré, il y aura des gagnants et des perdants. Ceux qui n'essaient pas de monter en qualité, qui ne réalisent pas d'innovation et qui n'attirent pas beaucoup de lecteurs, bénéficieront de manière indue de ce versement, alors que les autres en bénéficieront moins que prévu.

Nous allons inciter la presse à faire du clic à travers Google. Or toutes les analyses en économie comportementale et en psychologie montrent très bien que générer du clic ne se fait pas avec de la qualité d'information, mais avec des choses qui vous marquent, qui choquent votre cerveau reptilien. Le risque est le suivant, plus la loi sera efficace et plus Google versera des sommes importantes à la presse, et plus la presse se soumettra à une économie négative pour la transmission et le traitement d'information et la diffusion des connaissances.

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Cette audition va à l'encontre des auditions précédentes puisque nous avons reçu des groupes de presse, des journalistes qui ne bénéficient pas de subventionnement public. Je pense à Mediapart que nous auditionnions hier. Dans votre esprit, le droit voisin dégraderait la qualité de la presse, alors que dans les auditions précédentes, cela pouvait être une bouffée d'oxygène et favoriser une presse de qualité, d'investigation, qui rémunère des journalistes.

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Pierre Bentata, maître de conférences à l'université Aix-Marseille

Ce n'est pas une certitude, mais un risque, car nous changeons les modes de rémunération. Nous transformons les incitations des éditeurs de presse. Si votre rémunération dépend de votre capacité à générer du bruit sur Google, ou de votre attractivité sur Google en fonction des habitudes des utilisateurs, soit vous faites une très grande confiance aux utilisateurs en espérant qu'ils aient un comportement vertueux, soit vous allez les chercher vous-mêmes en sachant que ce qui est le plus cliqué, ce sont des contenus potentiellement choquants. Vous avez tout intérêt dans vos titres ou vos courts extraits à faire du choc et non pas de l'information, parce que vous savez que c'est de cette manière que l'on cliquera le plus. Si vos rémunérations sont assises sur ces incitations, vous gagnerez forcément plus d'argent en vous inscrivant dans ce système.

Je comprends très bien la position de certains éditeurs de presse. Il y a évidemment une recherche d'information, mais il me semble qu'ils prennent un risque important en ne ciblant pas le cœur du problème. Quand vous regardez la dégradation des revenus publicitaires de la presse depuis les années 2000, cette dégradation vient du développement d'Internet. Leur capacité à tirer profit de ce nouveau système est importante.

Je comprends que l'on aille chercher celui qui a les poches remplies en se disant qu'il est celui qui nous fera survivre, mais selon moi, le vrai risque est d'être inféodé au système Google. En essayant de lutter contre et de récupérer de l'argent chez Google, on risque de se soumettre à la stratégie d'une plateforme. Or cela me semble très dangereux si le but de la presse n'est pas uniquement de générer des clics.

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Merci. Voulez-vous ajouter un mot, professeur Derieux ?

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Emmanuel Derieux, professeur à l'université Panthéon-Assas (Paris II)

Le numérique fait que l'attention du public est attirée et valorisée par la mauvaise information, qui chasse la bonne. Cela ne fait qu'accentuer un phénomène qui était existant préalablement. Ce n'est pas l'information de qualité qui attire le plus d'audience.

Quant au point de vue des éditeurs ou des journalistes que vous avez auditionnés, je ne suis pas surpris qu'ils cherchent à revendiquer des droits de toutes natures, sans que je perçoive la différence entre droits voisins et droits d'auteur, et la raison pour laquelle les droits voisins seraient priorisés.

Quant à la position de Mediapart qui prétend ne pas bénéficier de subventions, il bénéficie tout de même d'un taux de TVA hyper réduit. C'est une des plus importantes modalités d'aide de l'État à la presse. Il ne faut pas que Mediapart prétende ne pas bénéficier d'aides de l'État. J'apporte une petite correction, puisque Mediapart est très attentif à l'exactitude de l'information.

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Monsieur Bentata, auriez-vous des suggestions sur le mode de calcul qui pourrait être pertinent ? Professeur Derieux, vous pourrez compléter.

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Pierre Bentata, maître de conférences à l'université Aix-Marseille

Sur le plan économique, nous ne pouvons jamais parvenir à une solution optimale. Il faut se demander quelle est la moins pire des stratégies. De ce point de vue, une enveloppe qui serait forfaitaire ou négociée entre la presse et Google, et qui serait ensuite répartie dans la presse selon des modalités définies par elle, semble moins dangereuse qu'une rémunération au nombre de clics ou visites générés par la plateforme elle-même.

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Emmanuel Derieux, professeur à l'université Panthéon-Assas (Paris II)

En droit d'auteur comme en droit voisin, le principe est une rémunération proportionnelle au chiffre d'affaires et au résultat d'exploitation. C'est ou ce sera très compliqué d'identifier les revenus de Google et la proportion qu'il devrait répartir entre chacun des éditeurs. Avec l'organisme de gestion collective, on crée une « usine à gaz », mais on ne répartira pratiquement rien.

Les éditeurs sont supposés ensuite répartir aux journalistes, qui sont rémunérés dans un premier temps au forfait s'agissant des salariés et des pigistes. Pour les exploitations secondaires ou ultimes qui pourraient leur revenir un jour, ils sont supposés là aussi, soit par des accords individuels ou collectifs, percevoir une partie des rémunérations.

Or je ne suis pas certain que les éditeurs soient très pressés dans la mise en œuvre de ces droits et de la répartition au profit des journalistes d'une part des revenus d'exploitation de ces contributions.

Nous parlons d'opérations qui répartiront quelques centimes par an si nous voulons mettre en place des mécanismes qui sont très lourds à gérer.

Une fois encore, je serai très caricatural et critique, mais les éditeurs et les sociétés de gestion collective ont certainement un quelconque intérêt à entrer dans ce jeu. Je ne suis pas certain que cela profite à grand-monde au bout du compte, sauf à ceux qui géreront les droits, mais pas aux titulaires de ces droits.

Pardon, mais il faut parfois mettre les pieds dans le plat.

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Quelle est votre opinion sur le principe de gestion collective qui a été inclus dans la loi de 2019 ?

Hier, lors de l'audition de Mediapart, M. Plenel nous a expliqué que les accords ne devaient pas relever du secret des affaires et qu'une transparence était nécessaire. Qu'en pensez-vous ?

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Emmanuel Derieux, professeur à l'université Panthéon-Assas (Paris II)

Dès lors que l'on ne peut pas individuellement passer autant de temps à gérer les droits individuels pour récupérer des centimes, on passe par des sociétés de gestion collective. Cela fait fonctionner ces organismes qui répartiront un peu de ce qu'ils auront perçu. Dans la chaîne de la répartition et de la gestion, les vrais auteurs ne percevront pas grand-chose. Cependant, chaque entreprise de presse ne peut pas gérer individuellement toutes les utilisations. Si Google est le seul exploitant, c'est peut-être faisable. On a vu que certains éditeurs se sont regroupés pour essayer d'avoir un rapport de force plus important que celui exercé par chacun d'entre eux. L'union fait la force, mais on est fort pour percevoir une petite partie que l'on ne répartira pas. Il y a tant d'intermédiaires qu'au bout du compte, il n'y a plus grand-chose à répartir.

Quant à la question de la transparence, il est bon que ceux qui perçoivent de l'argent indiquent clairement ce qu'ils ont perçu et la manière dont ils le répartissent. Cela ne me semble pas une mauvaise idée que d'être clair dans ce domaine. J 'ignore si me prononcer sur cet aspect relève de ma compétence.

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Monsieur Bentata, souhaite-vous réagir ou compléter les propos du professeur Derieux.

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Pierre Bentata, maître de conférences à l'université Aix-Marseille

Il existe évidemment des vertus à la transparence, mais également un risque. C'est ce que l'on constate avec les économies des enchères pour attribuer des partenariats publics-privés. Si la transparence est totale, vous risquez d'avoir une convergence des demandes. Face à cela, il est possible que Google décide de fournir des rémunérations qui soient beaucoup plus basses que ce qu'il était prêt à fournir individuellement. Il n'existe pas de solution miracle. Tout dépend du nombre de « joueurs » et de leur capacité à s'entendre.

En revanche, je ne suis pas certain que la position défendue par M. Plenel aille dans le sens de Mediapart.

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Emmanuel Derieux, professeur à l'université Panthéon-Assas (Paris II)

Dans vos auditions précédentes, certains interlocuteurs vous ont-ils indiqué en quoi les droits voisins leur apporteraient plus que la revendication de droits d'auteur qui existe déjà ? Avez-vous été éclairé sur ce point ?

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Emmanuel Derieux, professeur à l'université Panthéon-Assas (Paris II)

Pourquoi s'attacheraient-ils à revendiquer des droits sur lesquels ils n'auraient prise que pendant deux ans alors que les droits d'auteur sont de 70 ans ? Je ne comprends pas. Dans un de ses considérants, la directive prétend que les éditeurs de presse ne sont pas titulaires de droits d'auteur et qu'il faut par conséquent leur reconnaître des droits voisins. Je ne vois pas comment un éditeur de presse pourrait publier quelque chose pour lequel il n'aurait pas acquis les droits au moins en tant que cessionnaire. L'essentiel du contenu d'une publication écrite est déjà protégé par le droit d'auteur, que l'on connaît et qui fonctionne. Plutôt que de prétendre mettre en place un mécanisme spécifique de protection de droits voisins, posons des principes fondamentaux. Une exploitation publique d'une création est protégée par le droit d'auteur. Il est inutile d'inventer des mécanismes qui prétendent être complémentaires et qui introduisent confusion, incertitude. Je suis très interrogatif sur l'intérêt de batailler sur ces mécanismes nouveaux.

Nous prétendons régir aujourd'hui, par ces droits voisins, l'usage par Google – puisque c'est Google qui est visé – de contenus éditoriaux. Dans deux ou trois ans, des entreprises nouvelles et des usages nouveaux apparaîtront et il faudra inventer une nouvelle réglementation. Le droit d'auteur est la reconnaissance d'une création originale qui donne lieu à une exploitation publique, quels que soient le public et le support. Plutôt que d'inventer systématiquement de nouvelles dispositions, simplifions le droit. Or, nous le rendons plus compliqué, incompréhensible, inaccepté et inappliqué.

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Si nous prenons le cas des journalistes non rémunérés par Google, ils cèdent leurs droits d'auteur aux entreprises de presse.

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Emmanuel Derieux, professeur à l'université Panthéon-Assas (Paris II)

En effet. Dès lors que Google paierait des droits d'auteur aux entreprises éditrices, elles seraient supposées leur en faire bénéficier, sous l'appellation « droits d'auteur ». Dans deux ans, apparaîtront d'autres formes d'exploitation et il faudra à nouveau légiférer. Les dispositions de la loi de 2009 ont largement dessaisi les journalistes de leurs droits au profit des éditeurs de presse.

Dans un cas, les éditeurs de presse ont été plus habiles ou plus rapides que les journalistes pour qu'on leur reconnaisse quelques protections et avantages, et faire adopter des dispositions qui privent les journalistes d'une bonne partie de la maîtrise de leurs droits d'auteur et des rémunérations qui leur seraient versées.

Simplifions les règles : exploitation publique soumise à autorisation, rémunération et répartition de cette rémunération à ceux qui sont à l'origine de la création. Il est inutile de prévoir chacune des utilisations. Le législateur sera toujours en retard d'une technique ou d'un usage. Les utilisateurs seront toujours plus habiles et inventeront des formes nouvelles d'exploitation auxquelles nous n'aurons pas pensé. Il faudra des années pour imaginer un nouveau procédé législatif ou que les juges se prononcent sur le sujet.

La simplification des règles en permettrait l'application.

Vous réalisez un bilan de la loi sur les droits voisins, n'est-ce pas ? Le bilan est nul, pour le moment.

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Nous sommes d'accord. Pour l'instant, il n'y a pas de mise en œuvre concrète, à l'exception de la décision de l'Autorité de la concurrence.

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Emmanuel Derieux, professeur à l'université Panthéon-Assas (Paris II)

Certes, mais elle ne porte pas sur le droit d'auteur ni sur le droit voisin, mais sur les pratiques anticoncurrentielles.

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Emmanuel Derieux, professeur à l'université Panthéon-Assas (Paris II)

Ce sont des mécanismes autres que ceux qui sont supposés découler de ces dispositions.

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Pour vous, l'arsenal législatif actuel est suffisant en termes de droits d'auteur.

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Emmanuel Derieux, professeur à l'université Panthéon-Assas (Paris II)

Il n'est pas suffisant, il est excessif. Depuis des années, ce mille-feuille législatif est incompréhensible. Dès lors que l'on veut régler, par le petit bout de la lorgnette, une situation particulière, on imagine des situations nouvelles. La loi de 1954 était une loi simple et posait des principes fondamentaux : la notion d'œuvre, le titulaire de droits, les conditions de cession de ces droits, la rémunération due et le mode de répartition.

Nous invention une loi dite HADOPI (loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet), des instances de régulation, de contrôle. Lorsque la loi HADOPI n'intervient pas, c'est l'Autorité de concurrence, voire le juge qui interviendra. Nous créons des contrats supplémentaires pour céder les droits, etc. En bout de course, rien ne se passe. En tant qu'auteur dans des revues périodiques ou chez des éditeurs, je reçois 6,25 euros au titre du droit de reproduction par reprographie alors que nous avons mis en place des sociétés de gestion collective, et créé des mécanismes de perception. Nous signons des contrats qui prévoient toutes les formes d'utilisation pour un résultat inexistant.

Simplifions le droit, posons des principes fondamentaux et tenons-nous à ces principes qui seront durables. Les dispositions que nous adoptons seront dépassées avant même d'entrer en application. Voilà deux ans que ces dispositions sont adoptées, sans résultat.

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Ce qui est ciblé, ce n'est pas le droit d'auteur, c'est tout le trafic publicitaire généré par des contenus mis à disposition sans rémunération de l'auteur. Nous savons que 95 % de la publicité sur internet est captée par les GAFAM.

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Emmanuel Derieux, professeur à l'université Panthéon-Assas (Paris II)

Ces contenus publicitaires sont supposés résulter de l'exploitation par Google d'objets protégés par les droits voisins. J'ignore ce qu'est un objet protégé par le droit d'auteur ou le droit voisin. À l'origine, on ne parlait que de droits d'auteur. Les droits voisins sont apparus en France en 1985 au profit des artistes-interprètes, qui peuvent ne pas être auteurs de leurs prestations ou interprétations. Nous avons ensuite rajouté les producteurs des phonogrammes et vidéogrammes, les sociétés de radio et télévision, et nous ajoutons aujourd'hui les éditeurs de presse qui sont titulaires d'un droit d'auteur. Qu'est-ce qu'un objet protégé par le droit voisin ? C'est l'exploitation d'œuvre. Ce que les éditeurs de presse exploitent et ce que Google exploite secondairement, ce sont des œuvres protégées par le droit d'auteur.

Et puis, on crée des exceptions, on allonge leur liste, et on ne sait plus si ce sont des exceptions au droit d'auteur ou au droit voisin.

Cette manière de faire du droit est déroutante pour un vieillard comme moi. Je dois être dans l'incapacité de m'adapter à ces techniques nouvelles. Seules les notions simples et claires sont comprises et éventuellement respectées. Les notions compliquées offrent à tout un chacun la possibilité de se faufiler dans ce qui n'est pas clair. S'il existe des labyrinthes et des zones d'ombre, vous pouvez les exploiter au détriment des vrais titulaires de droits.

Les éditeurs de presse ont déjà largement privé les journalistes de leurs droits d'auteur et ne peuvent revendiquer auprès de Google ces droits. Et les journalistes ne peuvent revendiquer plus que la rémunération qui leur est versée. Ils cèdent leurs droits d'exploitation, et en contrepartie, perçoivent une rémunération qui compense largement le travail réalisé. Doivent-ils demander davantage pour des exploitations secondaires, qui ne le sont plus du fait de Google ?

Tout le monde espérant tirer un peu d'argent, on met en place des mécanismes et des institutions qui, en réalité, profiteront de ces mécanismes. Les sociétés de gestion collective ont été les principales bénéficiaires de ces mécanismes, car nous avons inventé cette prétendue nouvelle source de rémunération.

J'ignore si l'économiste partage mon analyse.

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Pierre Bentata, maître de conférences à l'université Aix-Marseille

Je suis entièrement d'accord. D'un point de vue économique, cela ressemble à un cas typique de recherche de rente, une économie de la bureaucratie.

Si l'objectif est de protéger les journalistes eux-mêmes, le mécanisme créé est potentiellement très pervers, car il est en train de transformer les éditeurs de presse en plateformes de péage entre les auteurs et Google.

Si j'étais journaliste, étant donné le mode de rémunération, je me mettrais à mon compte et je ferais un deal avec Google pour que mes informations et mes productions passent en permanence sur les premières pages. Je ferais en sorte d'être particulièrement bien référencé et je gagnerais davantage.

En revanche, si l'objectif est d'enrichir les éditeurs de presse, sans égard pour les auteurs, cela pourrait fonctionner, mais cela pose la vraie question de la légitimité du concept.

Dans les deux cas, la situation me semble très compliquée.

Aujourd'hui, l'information est bien mieux protégée qu'avant, non pas avec les droits voisins, mais par le fait que Google bloque le contenu si vous n'êtes pas abonnés. Je ne pense pas que Google perde de l'argent en procédant ainsi. Il faut utiliser Google pour fournir de la visibilité et générer du trafic.

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Emmanuel Derieux, professeur à l'université Panthéon-Assas (Paris II)

Un des arguments de Google il y a quelques années était de dire que la notoriété de ces publications était confortée par la visibilité qu'il leur offre. Dans de nombreux pays, les éditeurs ont accepté, car ils tiraient un avantage de notoriété du fait de cette visibilité accordée par Google.

Google profite de contenus éditoriaux, mais rend aussi largement service à ces publications en assurant leur visibilité. Google reçoit des recettes de publicités, comme les journaux.

Ces dispositions n'ont pas été voulues par les journalistes, mais par les éditeurs de presse.

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Emmanuel Derieux, professeur à l'université Panthéon-Assas (Paris II)

Nous n'avons fait qu'accroître la confusion. C'est peut-être bien.

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Effectivement. Merci beaucoup. Si vous avez d'autres éléments à nous faire parvenir sous forme de contribution écrite, nous sommes preneurs.

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Emmanuel Derieux, professeur à l'université Panthéon-Assas (Paris II)

C'est un champ de bataille qui me paraît peu justifié. À votre disposition et pardon encore pour cette confusion accrue. Il me plaît de dire aux étudiants que l'université est là pour créer la confusion et susciter le débat. Bon courage. Nous serons heureux de voir ce que vous tirez de ces auditions.

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Nous vous transmettrons le rapport dans quelques mois, une fois terminé. Au revoir.

La réunion se termine à quinze heures vingt.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur l'application du droit voisin au bénéfice des agences, éditeurs et professionnels du secteur de la presse

Réunion du mercredi 13 octobre 2021 à 14 heures 30

Présents. – Mme Émilie Cariou, Mme Virginie Duby-Muller, M. Laurent Garcia, Mme Michèle Victory