Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises

Réunion du mercredi 18 juillet 2018 à 9h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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Nous poursuivons nos travaux avec une table ronde thématique intitulée « Rôle de l'entreprise dans la société et partage de la valeur », correspondant au troisième chapitre du projet de loi. Celui-ci est le plus bref, mais sa portée politique est très forte, puisqu'il a vocation à rendre les entreprises plus justes, qu'il s'agisse du partage de la valeur ou de leur rôle dans notre société.

J'ai grand plaisir à accueillir Mme Nicole Notat, PDG de Vigéo-Eiris, co-auteure avec M. Jean-Dominique Senard, président du groupe Michelin, du rapport « Entreprise et intérêt général » remis au Gouvernement le 9 mars dernier – chacun ici sait que ce rapport a été une source d'inspiration majeure du projet de loi ; M. le professeur Jean-Luc Gaffard, chercheur affilié au département des études de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), dont il a dirigé le département de recherches sur l'innovation et la concurrence ; ainsi que M. Jean Paillusseau, professeur émérite à l'université Rennes 1 et directeur honoraire de son centre de droit des affaires.

Madame, messieurs, je vous remercie bien vivement d'avoir accepté notre invitation dans un délai très court, faut-il le rappeler.

Je propose à chacun, en ouverture, de nous présenter dans un propos introductif d'une dizaine de minutes ce qui lui apparaît comme les points saillants du projet de loi, ses avancées et le cas échéant ses limites. Puis je me permettrai de poser très rapidement une question, suivie de celles du rapporteur général. Nous ferons ensuite un tour de table des représentants des groupes qui souhaiteront intervenir. Chacun disposera de deux minutes. Nous entendrons vos réponses, puis je donnerai la parole pour une minute aux autres membres de la commission qui la demanderont.

Madame Notat, je vous propose de nous indiquer quels sont, de votre point de vue, les enjeux pour nos entreprises, en précisant dans quelle mesure le projet de loi vous semble fidèle à l'esprit de votre rapport.

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Nicole Notat, PDG de Vigéo-Eiris

Bonjour à toutes et tous. Je voudrais d'abord excuser Jean-Dominique Senard, qui est au Canada et a donc une bonne raison de ne pas être parmi nous. Sachez qu'il est en tout cas associé à cette présentation. Et au cas où vous ne l'auriez pas déjà fait, n'hésitez pas à vous référer au discours qu'il a prononcé à Aix-en-Provence la semaine dernière. C'est un discours très percutant, qui touche précisément au sujet qui nous réunit aujourd'hui.

Comme vous le savez, notre mission était tout entière orientée vers le rôle et la responsabilité de l'entreprise dans la réalité du monde actuel et les éventuelles dispositions à prendre pour faire évoluer le code civil. Nous avons auditionné plus de 200 personnes. Je voudrais surtout insister sur ce qui nous a guidés pour élaborer les propositions finales de notre rapport. Il s'est d'abord agi du constat selon lequel les entreprises sont confrontées à de nouvelles attentes, de nouvelles réalités et de nouveaux défis, climatiques, environnementaux mais aussi sociaux, y compris de lutte contre la corruption. Toute entreprise qui se respecte et pense à son intérêt propre, son développement, son avenir et la continuité de son activité ne saurait les ignorer. Elle doit agir en conséquence et se mettre en capacité, par la même occasion, de savoir lire cet écosystème et identifier ce qui, pour elle, est source de nouveaux risques ou, au contraire, de nouvelles opportunités. Nous nous sommes placés dans ce cadre, en faisant le choix de situer l'entreprise dans sa réalité d'aujourd'hui. Notre approche n'avait ainsi rien d'idéologique.

Nous avons également été guidés par le constat selon lequel l'entreprise est à la manoeuvre pour subir les risques ou saisir les opportunités du nouvel univers dans lequel elle se trouve. Cela signifie qu'elle doit savoir lire les évolutions qui la concernent, selon son secteur d'activité et sa taille. Ces évolutions ne sont pas les mêmes suivant qu'elle est une entreprise internationale dont le monde est son village ou que son activité est cantonnée à un territoire particulier. En tout état de cause, même si le périmètre varie, aucune entreprise, qu'elle soit petite, moyenne ou grande, n'échappe à cette réalité. Ainsi, dès lors que ses dirigeants sont éclairés – il en existe ! –, l'entreprise qui a compris qu'elle était invitée, dans son propre intérêt, à étudier ces évolutions, loin de blâmer les contraintes qui s'imposent à elle, identifie ce qui lui permettra de tirer son épingle du jeu. Il s'agit alors pour elle d'innover, dans tous les domaines, pour être en capacité de prendre de l'avance sur des changements qui sont de toute façon inéluctables. Entrer dans cette dynamique, c'est suivre une logique de services en termes d'innovation et d'attractivité. Par conséquent, cela devient un élément de différenciation compétitive.

Nombre d'entreprises n'ont pas attendu notre rapport pour vivre dans cette logique, vous en êtes vous-mêmes les témoins si vous suivez la vie de certaines d'entre elles. C'est la raison pour laquelle nous avons fait le choix de partir de leurs expériences, de leurs innovations, de leur engagement en matière environnementale, sociale, sociétale et éthique, pour mettre le droit en harmonie avec ce qui est déjà une certaine réalité. Le code civil ayant été institué en 1804, nous comprenons aisément qu'il soit en décalage avec la situation actuelle, notamment lorsqu'il indique que l'entreprise est tout entière au service de ses associés – nous parlerions aujourd'hui de ses actionnaires ou investisseurs. Ce n'est déjà plus le cas. Non pas qu'il faille négliger les actionnaires et les investisseurs ! Mais les débats polémiques entre intérêt social et intérêt économique ont pris fin et nous savons que la performance sociale est un élément de compétitivité et de performance globale. Les entreprises se saisissent des questions environnementales lorsque celles-ci les concernent vraiment. Aussi importe-t-il de donner le signal que l'entreprise est certes au service de ses actionnaires, mais qu'elle doit aussi prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux. La dualité qui prévalait jusqu'ici n'existe plus. Cela procure au juge un cadre d'analyse qui lui permet de ne pas lire les contentieux à la lumière de l'article 1833 de 1804, mais de la manière dont vous allez le faire évoluer.

À cet égard et pour répondre à votre question, je dois dire que nous ne retrouvons pas tout à fait dans le projet de loi tel qu'il existe aujourd'hui. La modification de l'article 1833 nous convient, de même que celle de l'article 1835. En revanche, nous nous retrouvons moins dans la suite du projet. La cohérence de nos recommandations consistait à dire qu'outre la rédaction de nouvelles dispositions dans le socle du droit, il fallait confier au conseil d'administration une responsabilité allant jusqu'à la possibilité – s'il en est d'accord – de définir une raison d'être. Celle-ci n'est pas seulement utile pour les entreprises à mission, que nous n'avons volontairement pas complètement définies dans le rapport. Nous avons associé à la notion d'entreprise à mission un certain nombre de conditions à réunir, à la demande de ceux qui s'en recommandent déjà. La question de la localisation de telle ou telle responsabilité en fonction des conditions qu'elle implique mérite d'ailleurs encore d'être posée. La modification du code de commerce, qui fournit une obligation de moyens à faire valoir au conseil d'administration, lequel détermine la stratégie et en contrôle la mise en oeuvre, doit aussi conférer à cette instance la possibilité d'intégrer la prise en considération de ces enjeux sociaux et environnementaux. C'est très important. Chaque entreprise, en fonction de sa spécificité, de son développement national ou international, ou encore de ses réalités de métier, doit pouvoir formuler sa raison d'être. Cela ne concerne pas seulement les entreprises à mission, mais doit aussi être rendu possible pour toute entreprise « lambda » qui le souhaite.

Un autre point d'écart concerne les représentants des salariés au conseil d'administration. Nous avons voulu adopter le principe d'une meilleure proportion entre le nombre total d'administrateurs et le nombre d'administrateurs salariés. Nous recommandons qu'ils soient trois à partir de treize administrateurs non-salariés, mais le projet de loi conserve le nombre de deux. L'enjeu est de taille. Compter des administrateurs salariés est un « plus », dès lors qu'ils ont les mêmes droits que les administrateurs non-salariés. Ils ont, plus que tout autre administrateur autour de la table, la connaissance de leur entreprise. Ils savent les enjeux et les défis auxquels elle est confrontée. Ils ont donc une parole singulière qui, je crois, mérite d'être entendue.

Dans le contexte actuel, y compris avec le risque de tentation d'un certain nombre de nos concitoyens de s'orienter parfois dans des directions qui, malheureusement, ne sont pas véritablement conformes à leur véritable intérêt, donner des signaux de ce genre, réconcilier les citoyens avec l'entreprise, faire évoluer les perceptions mentales et donner à la France la capacité de porter cette vision aux niveaux européen et international sont des opportunités que notre pays aurait tort de ne pas saisir.

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Jean Paillusseau, professeur émérite à l'université Rennes

Lorsque j'ai confirmé ma venue à cette audition, j'ai demandé que l'on mette à votre disposition deux articles que j'ai rédigés récemment. Le premier, « Entreprise, société, actionnaires, salariés, quels rapports ? », vient de sortir au Dalloz et dans lequel j'expose de façon synthétise toutes mes idées. On peut aisément s'y reporter. J'ai écrit le second, « Comment les activités économiques révolutionnent le droit et les théories juridiques », l'année dernière. Ils sont intimement liés.

Je ne reprendrai pas les idées que vient d'exposer Mme Notat, d'autant que je suis entièrement d'accord avec les analyses et les conclusions du rapport Notat-Senard. Je vous expliquerai pourquoi je considère que la formulation actuelle de l'article 61 du projet de loi est excellente. Ensuite, je proposerai peut-être une petite modification à l'article 1833 du code civil. Là encore, je vous expliquerai pourquoi.

Je suis juriste. J'ai créé la Fondation nationale pour l'enseignement du droit de l'entreprise (FNDE), avec des collègues et des associations professionnelles. J'ai également créé le diplôme de juriste conseil d'entreprise (DJCE), formation que j'ai dirigée pendant vingt-six ans, ainsi que le Centre de droit des affaires (CDA) que j'ai également dirigé pendant vingt-six ans. Mais j'ai toujours eu un pied dans la réalité de l'entreprise. En 1961 – cela ne date pas d'aujourd'hui ! – j'ai créé un cabinet de conseil juridique. Quelques années après, nous étions dix, et mes neuf partenaires étaient d'anciens étudiants. Nous nous sommes développés et nous avons traité de nombreux dossiers, dans divers secteurs. Quinze ans après, nous avons fusionné avec une firme d'audit et je me suis retiré. J'en ai tiré plusieurs enseignements du point de vue juridique. Au début des années 1960, de très belles PME étaient exploitées sous forme d'entreprises individuelles. Les chefs d'entreprise avaient l'envie de se mettre en société, de transformer leur entreprise en société. C'est là que se situe le rapport entre l'entreprise et le droit. Notre façon de procéder était alors la suivante. Nous nous rendions dans l'entreprise, nous analysions ses activités, ses actifs, sa stratégie, ses résultats financiers, son résultat brut d'exploitation ou encore son chiffre d'affaires, avant de décider de la forme à lui donner. Cela m'a conduit à constater un déphasage total avec le droit des sociétés. J'ai fait une thèse, à l'époque, que j'ai soutenue en juin 1965 – c'est très récent ! – sur « la société anonyme, technique d'organisation de l'entreprise ». J'y aboutissais aux conclusions suivantes. La société, anonyme ou autre, n'est pas la personnalisation juridique d'un groupement d'associés, mais une technique d'organisation et de personnalisation juridique. L'objet social est un élément essentiel de la société : c'est l'activité économique qu'elle exerce. La société doit être gérée dans l'intérêt social, qui est celui de l'entreprise. J'ai soutenu cette thèse voilà plus d'un demi-siècle et jamais je n'aurais imaginé que l'on puisse ce matin, si longtemps après, encore discuter de ces questions. La seule différence, peut-être, est qu'à l'époque, la responsabilité sociale des entreprises (RSE) n'existait pas.

En 1984, j'ai publié un article, « Les fondements du droit moderne des sociétés », qui a fortement inspiré la réforme du droit des sociétés dans la loi de 1985, en particulier la rédaction de l'article 1832. Je le sais car les auteurs de la loi me l'ont dit. Vous retrouverez d'ailleurs des références à mes idées dans les travaux parlementaires, notamment celle visant à consacrer la théorie moderne des sociétés. Je considère qu'à l'époque, le législateur a fait une très bonne analyse et pris de bonnes décisions : mettre l'activité économique au centre de la définition de l'article 1832 et créer la société unipersonnelle. C'était tout à fait remarquable. C'est la raison pour laquelle je serais, pour ma part, relativement opposé à toute modification de cet article du code civil.

Par ailleurs, dans le cadre d'une mission de la Banque mondiale, on m'a demandé de concevoir et rédiger en partie un code de droit commercial pour la Guinée-Conakry. J'ai souhaité que l'on retire la mention de « droit commercial » pour retenir l'intitulé de « code des activités économiques ». C'est ce qui a été fait. Dans ce code, qui a été promulgué par une loi de 1992, j'ai notamment institué la société anonyme unipersonnelle. J'ai ensuite travaillé sur le droit de l'Organisation pour l'harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA), sur l'acte uniforme sur les sociétés – et là encore, j'ai institué la société unipersonnelle.

C'est ensuite que s'est développée en France la vague de submersion de la corporate governance et de la shareholder value. Les idées de Friedman et de l'École de Chicago ont envahi notre pays. C'est la raison pour laquelle je parle de vague de submersion. Pendant longtemps, l'on n'a plus parlé que de la théorie contractuelle des sociétés.

Puis, en juin 2007, la crise des subprimes commence aux États-Unis. À l'automne 2008, Lehman Brothers se déclare en faillite. La financiarisation de l'économie, promue par Ronald Reagan et Margaret Thatcher, va s'écrouler, mais elle aura affecté l'économie réelle de façon extrêmement importante. Aujourd'hui, l'on revient sur les effets de cette financiarisation et sur ses conséquences sur l'évolution du droit. Et je suis très heureux que nous puissions nous retrouver ici pour affirmer qu'il faut autre chose.

Je reviens au rapport Notat-Senard et à sa transposition dans l'article 61, pour exprimer trois observations. La première est que l'on doit tenir compte de la grande diversité des sociétés. À mon sens, l'article 1832 pèche par excès dans la mesure où il s'applique aussi bien à une société patrimoniale – des personnes qui veulent mettre en société civile immobilière un immeuble dans une perspective d'héritage, par exemple – qu'à une entreprise comme Total ou Carrefour. Ma deuxième observation est qu'il faut distinguer la personnalité morale de la société, que j'appelle la société personne morale, de la société elle-même. Enfin, j'approuve entièrement la formulation de l'article 1833. Je suggérerais simplement d'ajouter peut-être que la société « personne morale » est gérée dans l'intérêt social, parce que tout repose sur cette idée de personnalité morale. C'est elle qui exerce l'activité. C'est elle qui est responsable. C'est en fonction de la société personne morale que sont organisés les droits des salariés dans l'entreprise. C'est une idée que je suggère. Encore une fois, l'on y pensait déjà il y a plus d'un demi-siècle !

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Il se pourrait que l'on s'en rapproche réellement. Cela aura donc été un demi-siècle fort utile. Je vous remercie pour ces éclairages et je passe sans plus tarder la parole à notre troisième invité.

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Jean-Luc Gaffard, chercheur à l'OFCE

Je m'exprimerai en tant qu'économiste, pour partager avec vous deux convictions, en tout cas deux messages – qui peuvent sembler en opposition avec ce qui vient d'être dit, mais qui ne le sont pas vraiment. Ma première conviction est que l'objectif de l'entreprise est de faire des profits. La seconde est que la création de richesse est une affaire collective. Ainsi, affirmer que seules les entreprises créent de la richesse est une parfaite stupidité. Cela nous conduit à nous demander pourquoi la question de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, dont nous avons vu qu'elle est ancienne, ressurgit aujourd'hui. Elle le fait tout simplement parce que nous sommes dans un contexte de recul des États et de leur pouvoir. Du fait de ce recul, les entreprises se sentent investies de davantage de responsabilités. Toute la question est alors de savoir si l'entreprise peut se substituer à l'État. La réponse est évidemment négative. Cela a des conséquences extrêmement importantes au regard de ce que l'on doit proposer face à la mondialisation – puisque évidemment, vous le savez bien, ce recul des États est lié au phénomène de mondialisation.

La première idée que je voudrais souligner est donc que l'entreprise ne peut pas se substituer à l'État, ou pas complètement du moins. En la matière, je citerai Milton Friedman. Je sais bien qu'il est celui qui est à l'origine de la shareholder value, et ceux qui me connaissent un peu savent que je suis plutôt keynésien que friedmanien – j'appartiens à l'ancien monde ! Mais il se trouve que dans son article de 1970 publié dans The New York Times, Friedman est certes opposé à la responsabilité sociale de l'entreprise, mais il précise que si l'entreprise prend des responsabilités autres que celle de faire du profit, elle taxera et choisira l'orientation de ses dépenses. Ce faisant, elle se substituera à l'État. Il ajoute que la taxation et le choix des dépenses publiques dépendent d'un pouvoir démocratique, législatif, exécutif et judiciaire, et qu'en aucun cas l'entreprise ne peut s'y substituer, ne serait-ce que parce qu'elle n'a pas l'information sur ce que peut être le bien public. Je n'irai pas au-delà s'agissant de Friedman, mais j'observerai simplement que les personnes sensées se rappellent que l'État est important, même si, chez Friedman, il est minimal.

Je voudrais néanmoins corriger cette vision des choses, en expliquant que l'entreprise n'est pas ce que les économistes traitent habituellement, cette sorte de robot qui répond à des signaux du marché. Faire des profits, c'est bien plus compliqué que cela. Je tiens en particulier à souligner, sous le contrôle de mon collègue juriste, que l'entreprise est pourvoyeuse de règles et de droit. Et cela ne date pas d'aujourd'hui. Le contrat de travail, par exemple, qui s'est substitué au contrat de louage – que l'on voit ressurgir dans certains secteurs, ce qui n'est pas sans gravité – a été initié par l'entreprise. Vous trouverez dans les ouvrages, ceux de Mme Blanche Segrestin en particulier, des informations très utiles sur l'histoire de l'entreprise à cet égard. Ce sont aussi les entreprises, d'abord aux États-Unis, qui ont mené une politique dite de hauts salaires, pour avoir compris que les salaires n'étaient pas nécessairement l'ennemi du profit. Il faut bien comprendre que cette création de règles par les entreprises ne peut survivre que si elle est généralisée, ce qui suppose le plus souvent une validation par l'État. Il existe donc un dualisme, avec un ordre juridique que j'appellerai public par commodité, et un ordre juridique issu des pouvoirs privés. Il ne faut absolument pas l'oublier, ni oublier non plus qu'il existe une hiérarchie dans les ordres juridiques. Il convient même de prendre conscience de cette situation pour faire évoluer notre perception à la fois de l'entreprise et de l'action publique.

La difficulté vient du fait qu'aujourd'hui, en raison de la concurrence entre les normes et les systèmes juridiques, nombre d'entreprises se soustraient à certaines contraintes sociales et environnementales. Elles en jouent, tout à fait logiquement. C'est un vrai problème. Bien sûr, j'entends ce que disait Mme Notat, certaines entreprises prennent des initiatives extrêmement utiles en matière sociale et environnementale avant même que l'État ne le fasse et parfois avant même qu'il n'imagine le faire. Mais cela ne peut se produire qu'à la condition que la concurrence et le fonctionnement du marché le leur permettent. En l'occurrence, il faut parfois que l'État intervienne pour rendre la concurrence équitable. Il importe de porter la plus grande attention à cette situation.

Ainsi, en réalité, derrière la question de la création de règles par l'entreprise, qui est essentielle, il faut comprendre que ces règles procèdent de la gouvernance. J'insiste donc sur le fait qu'il faut que vous vous préoccupiez de la question de la gouvernance des entreprises. Nous venons d'en parler. Nous savons très bien que ce qui a dominé le nouveau monde, dans les vingt ou trente dernières années, c'est la shareholder value, c'est-à-dire le fait que la gouvernance est déterminée par le pouvoir des actionnaires. La question n'est pas celle du profit, mais celle du terme auquel on recherche ce profit, court ou long. Une innovation coûte toujours avant de rapporter. N'importe quel chef d'entreprise le sait. Plus l'innovation est forte, y compris si elle est dite mineure mais engage des fonds très importants, plus le délai sera long avant d'en percevoir les bénéfices. Tout l'enjeu de la gouvernance consiste à faire de sorte que l'entreprise soit à même de franchir « les mauvais états de la nature », si je puis dire, et de jouer sur le profit à long terme. Cela met en cause le rapport que l'entreprise entretient avec les détenteurs de capitaux, qui sont l'une de ses parties prenantes. Le véritable enjeu consiste à leur permettre d'avoir une vision à long terme. Ce n'est pas le cas aujourd'hui, du fait même de la structure de l'actionnariat, lequel est dominé par des fonds de placement, notamment des fonds de pension, qui ont des visées à très court terme. Dès lors, comment modifier la structure de l'actionnariat ? Cela impose notamment d'interroger le lien qui existe entre la détention de l'action et les droits de vote, voire la distribution des dividendes. Il ne s'agit évidemment pas de contester le rôle majeur qu'a pu jouer la société par actions pour drainer des fonds vers l'investissement, mais de considérer dans quelle mesure les actionnaires sont de l'intérieur et non de l'extérieur, avec une vision de l'entreprise à long terme.

Par ailleurs, les actionnaires ne sont pas les seuls détenteurs de capitaux. Il faut aussi parler des banques, qui se sont progressivement retirées de leur activité standard, traditionnelle, pour devenir des banques de marché. C'est un véritable enjeu, et un enjeu européen. Derrière l'union bancaire, et même s'il existe une forte réticence sur le sujet en France, contrairement à l'Allemagne, il serait temps de revenir à des banques de proximité, avec des relations à moyen et long terme avec les entreprises. À cet égard, je voudrais souligner ici, devant les représentants éminents de la Nation, que le succès de l'Allemagne est davantage lié à son organisation industrielle qu'aux réformes Hartz. Il faut bien comprendre que les relations entre entreprises et banques, entre entreprises et sous-traitants ou encore entre entreprises et salariés, avec des administrateurs salariés qui représentent 50 % des conseils de surveillance, sont un élément très important de la compétitivité de l'industrie allemande. Il ne faut pas l'oublier.

Un engagement financier long, qui dépend de la structure bancaire et de la structure de l'actionnariat, est déterminant de l'engagement des autres parties prenantes. S'ils ont la garantie de durer dans l'entreprise, les salariés s'engageront eux aussi à long terme, pas seulement en bénéficiant d'un contrat à durée indéterminée, mais en investissant dans le capital humain. Cette opportunité leur est fournie par les financiers.

Vous aurez donc compris qu'au terme de ce bilan, l'on peut continuer d'être inquiet. Avec la mondialisation, nous ne disposons plus d'instances publiques qui permettent de garantir des engagements à long terme. Cela porte un enjeu considérable sur ce que doit être la politique européenne en matière de gouvernance d'entreprise, de réforme bancaire et de réforme des marchés de capitaux. Je suis d'ailleurs extrêmement inquiet quand on nous explique que le véritable enjeu vise à approfondir les marchés de capitaux et de faire reculer le poids des banques dans le financement de l'activité économique, publique comme privée. Nous savons pourtant ce qu'a pu vouloir dire l'approfondissement des marchés d'actions – nous avons parlé tout à l'heure de la crise de 2007-2008.

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Merci pour ces présentations. Je souhaiterais maintenant vous entendre sur l'effet que la future loi PACTE pourrait avoir sur une entreprise. Comment voyez-vous, par exemple, le déroulement d'un changement de propriétaire au sein d'une entreprise qui aurait consacré dans ses statuts un objet social élargi ? Cet objet social serait-il, dès lors, une obligation pour le repreneur ? Certains pourraient-ils y voir un blocage à la reprise ? Au contraire, le nouveau dirigeant pourrait-il l'abandonner ou en envisager un autre ? Quelles seraient alors les conséquences sur les salariés ou sur le fonctionnement de l'entreprise ? Je vous questionne finalement sur les effets à moyen et long terme de cet objet social élargi.

Notre rapporteur général souhaite également vous poser quelques questions.

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Je serai bref, afin qu'un maximum de députés puissent vous interroger. J'exprimerai tout de même une remarque, avant de vous poser une question. J'ai moi-même péché, puisque j'ai travaillé durant une dizaine d'années dans un fonds de pension ! Il s'agissait d'un fonds de pension public au Canada, chargé de la gestion des retraites des fonctionnaires de l'équivalent du régime général dans ce pays. Ces fonds ont par nature un horizon d'investissement très long et constituent, en pratique, pour le Canada, pour le Québec, mais aussi pour une bonne partie du monde, une réserve de capital de long terme qui manque cruellement en France. Je souhaiterais donc vraiment que, dans le cadre de ce débat, l'on puisse évoquer l'ensemble de la panoplie des investisseurs qui investissent sur les marchés financiers, y compris ceux qui, en allongeant l'horizon, tiennent compte de manière très concrète de la capacité des entreprises à allonger elles-mêmes le leur et à tenir compte des enjeux environnementaux. Le fonds auquel j'appartenais, par exemple, était investi dans des sociétés minières – dont certaines intègrent les enjeux environnementaux. Les fonds d'investissement publics ont, je pense, cette vocation et cet intérêt. Ils montrent l'exemple, sauf en France où nous n'avons pas d'investisseurs de long terme, ou très peu. Je pense que l'un des enjeux de la loi PACTE est aussi, par le développement accéléré de l'intéressement et de la participation, de créer davantage d'investissement de long terme. La boucle sera ainsi bouclée.

Ma question s'adresse à vous trois, mais sans doute en premier lieu à Mme Notat du fait de votre autre casquette, puisque vous présidez une agence de notation extra-financière qui étudie ce qui se passe dans le monde entier, en tout cas en Europe et pas seulement en France. Avec l'adoption de cette loi, en son état actuel ou en allant plus loin dans le sens de votre rapport, la France serait-elle en avance ? Pourrait-elle prendre le leadership sur ces enjeux qui sont aussi des enjeux de compétition internationale, y compris en termes de soft power ?

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Jean Paillusseau, professeur émérite à l'université Rennes

Vous avez demandé quelles seraient les conséquences du passage d'une forme de société à objet particulier à une forme de société à objet normal. Je distinguerai deux cas. Le premier est celui d'une cession. Lorsque l'on cède une société, on cède la société personne morale. Les associés eux-mêmes ne sont pas dans la société. Ils cèdent des actions, des parts sociales. C'est ainsi que l'on cède une entreprise. S'agissant de la cession d'une personne morale à objet particulier pour en faire une personne morale à objet général, l'acquéreur acquiert la société telle qu'elle est. S'il veut ensuite élargir son objet, il doit le faire dans le cadre d'une assemblée générale extraordinaire, en modifiant les statuts. Le second cas est celui de l'absorption. À partir du moment où une société est absorbée, elle se fond à l'intérieur de la société absorbante, en fonction des statuts de celle-ci.

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Jean-Luc Gaffard, chercheur à l'OFCE

Je ne néglige pas le fait que certains fonds d'investissement jouent à long terme, mais vous n'allez quand même pas m'expliquer que c'est la situation générale. Tous les indicateurs montrent d'ailleurs le développement du court-termisme aux États-Unis. En Allemagne, on observe que les fonds d'investissement n'ont pas du tout le même comportement qu'en France. Et ce pour une raison simple : la structure du capital en Allemagne protège contre des interventions à court terme. Il faut bien en prendre conscience. L'objet n'est pas de faire une attaque ou une défense généralisée des fonds d'investissement, mais de savoir dans quelles conditions ils peuvent avoir une activité à moyen et long terme. Je répète que je suis toujours étonné d'entendre qu'il n'y aurait aucun court-termisme et que tout se passerait finalement très bien. Il existe tout de même un affaiblissement généralisé des gains de productivité depuis les années 2000, y compris aux États-Unis.

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Nicole Notat, PDG de Vigéo-Eiris

Concernant votre première question, je partage pleinement ce qui vient d'être dit. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous proposons que la raison d'être, qui est le point de départ d'une entreprise à mission ou à objet social élargi, soit votée en assemblée générale – donc avec l'implication des actionnaires, étant entendu que ce qu'une assemblée générale peut faire, une autre peut le défaire.

Concernant la place de la France, je dois constater que celle-ci tire déjà son épingle du jeu dans ce domaine, signe que la réglementation peut être vertueuse. L'obligation faite depuis 2002 aux entreprises de publier des rapports rendant compte de leur responsabilité sociale et de leur engagement a produit un effet de levier, qui a d'ailleurs été imité par bon nombre de grandes entreprises en Europe avant que celle-ci ne décide elle-même d'élaborer une directive obligeant tous les États membres à procéder à cette publication. Il est évident que, dès lors que vous avez une obligation de dire, de rendre compte, vous ne pouvez pas faire de publicité mensongère. Vous ne pouvez, in fine, que réfléchir à ce qui vous permettra de dire des choses sensées, donc de faire. C'est la partie vertueuse d'une loi, qui incite surtout à faire plutôt qu'à dire comment faire – même si, sur le sujet qui nous occupe aujourd'hui, il existe un mixte des deux.

Les entreprises françaises sont, dans leur secteur d'activité, plutôt bien positionnées. Mais il existe aussi une forte hétérogénéité à l'intérieur d'un même secteur. D'où l'intérêt d'amplifier la dynamique et que les conseils d'administration se saisissent vraiment du sujet pour nous permettre d'aller vers la généralisation.

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Certains juristes soulèvent des difficultés de sécurité juridique dans la formulation retenue pour modifier les articles 1833 et 1835 du code civil. Considérez-vous que les écarts avec votre rapport soient significatifs ? Pensez-vous qu'il est encore souhaitable d'améliorer la rédaction, au regard de la confusion qui peut s'opérer notamment entre l'objet social et l'intérêt social ? Par ailleurs, quel intérêt particulier y aurait-il à conditionner celui-ci à un principe de gestion et non à la cause du contrat de société ?

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Nicole Notat, PDG de Vigéo-Eiris

Sur la sécurité juridique, je voudrais vraiment vous convaincre que nous avons été très attentifs à ce que les formulations que nous avons retenues n'ouvrent pas une boîte de Pandore, avec un risque de multiplication des contentieux. Au demeurant, à chaque fois que l'on crée une loi, le risque de contentieux existe. Par conséquent, ce qui compte, c'est que la formulation soit suffisamment précise, dans son esprit comme dans l'exposé des motifs, pour que le juge soit éclairé sur la manière dont il doit lui-même se positionner.

Concernant l'intérêt social et l'objet social, je dirais que, d'une certaine manière, le premier éclaire le second. Il lui procure du sens et de la consistance. La jurisprudence tend d'ailleurs globalement à considérer que l'intérêt social n'est pas seulement l'intérêt des associés, mais de plus en plus aussi celui des autres parties prenantes. Même s'il demeure quelques discussions sur ce sujet, le fait de le préciser dans la loi devrait réduire cet écart d'interprétation.

Enfin, l'écriture du projet de loi est conforme avec ce que nous avons souhaité, avec un bémol toutefois. Dans notre esprit, seul l'article 1835 est essentiellement dédié à ce que peut devenir une entreprise à mission ou à objet social étendu. Mais les autres considérations du projet de loi cantonnent aussi la raison d'être à l'entreprise à mission ou à objet social étendu, tandis que nous recommandions que la raison d'être puisse aussi être énoncée dans des entreprises « lambda ». Michelin, par exemple, a énoncé une raison d'être sans pour autant avoir l'intention de devenir une entreprise à mission demain.

Notre idée consistait à ne pas cantonner la raison d'être à l'entreprise à mission, ce que le projet de loi fait clairement puisqu'il annonce que le conseil d'administration « peut, en référence à l'article 1835 (…) », ce qui signifie une inscription dans les statuts, donc une entreprise à mission ou à objet social étendu. En tout état de cause, toutes les entreprises en font cette interprétation. Une entreprise « lambda » pourrait considérer qu'elle est exonérée d'énoncer sa raison d'être, si elle le souhaite, parce que cela entraînerait obligatoirement une inscription dans les statuts. C'est une réduction du champ du potentiel d'action et de la progressivité que nous avions souhaités.

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Merci. Je donne la parole aux représentants des groupes, pour deux minutes chacun.

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Je remercie les trois intervenants et je salue, au nom du groupe de La République en Marche, le travail du rapport Notat-Senard. Vous avez étudié les entreprises telles qu'elles sont. Vous êtes partis de la réalité du monde des entreprises et vous avez peut-être démontré, par vos travaux, que celles-ci ont beaucoup plus évolué que ce que les dirigeants politiques ont longtemps pensé. Vous avez posé la véritable question : la France et peut-être demain l'Europe sauront-elles construire un modèle capitaliste nouveau, différent de celui des autres blocs géographiques, en se saisissant du nouveau paradigme que vous avez posé ? Il s'agit de donner un temps d'avance à nos entreprises en matière de responsabilité sociale, donc leur donner de l'avance en matière de prise en compte du temps long, de fidélisation des salariés, afin d'accroître leur capacité à faire de l'innovation et à être gagnantes dans l'innovation.

Certes, les entreprises à mission ne figurent pas en tant que telles dans le projet de loi, contrairement à votre rapport. Mais, dès lors que l'article 1835 donne la possibilité de définir une raison d'être, est-il nécessaire de la prolonger à travers la cristallisation dans le code de commerce d'un statut particulier d'entreprise à mission et, le cas échéant, à quelles conditions ?

Par ailleurs, que pensez-vous de l'idée de donner un statut renouvelé aux fondations actionnaires qui existent dans de nombreux pays nordiques et qui sont l'objet de détention de nombre d'entreprises dynamiques et conquérantes comme Heineken ou Rolex ? Il existe quelques fondations actionnaires en France, qui ont un peu « bricolé » leur statut en parlant des fondations reconnues d'utilité publique. Vous semble-t-il pertinent de mieux définir ce statut aujourd'hui en France ?

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Nous sommes en train de modifier le code civil. Ce n'est pas rien, notamment pour la notion de personnalité morale. L'article 1833 parle de l'objet de l'entreprise, et l'on s'apprête à ajouter un alinéa sur la gestion. Ce faisant, l'on est en train de consacrer davantage la personnalité morale et l'autonomie de la société, ce qui est relativement intéressant. Je nourris toutefois quelques doutes. Comme nous allons modifier le code civil, nous le modifierons pour toutes les sociétés. Le professeur Paillusseau évoquait les sociétés civiles et les sociétés patrimoniales. Je considère que la société commerciale et industrielle est un bien à part, qui entretient des relations avec ses fournisseurs, ses partenaires et ses salariés. C'est un véritable objet. Mais ces modifications, insérées dans le code civil, s'appliqueront à toutes les sociétés. Comment cela se passera-t-il en pratique ? Comment pourrons-nous contrôler le respect de ces modifications dans la gestion qui sera définie par l'alinéa 2 de l'article 1833 du code civil ? Devra-t-il y avoir des mentions particulières dans les rapports de gestion ? Les commissaires aux comptes devront-ils alerter lorsque l'intérêt social n'est pas respecté ? Ne risque-t-on pas d'alourdir un certain formalisme ? Je l'entends pour les grandes entreprises. Mais la prudence est de mise pour les petites. Mon regret est que l'on modifie le code civil et que cela s'adresse, de fait, à toutes les personnes morales.

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Je souhaite moi aussi vous remercier pour vos interventions à tous les trois. Il était vraiment très intéressant de vous entendre exposer votre réaction, en fonction de vos différents profils, à l'introduction de la responsabilité sociale et environnementale de l'entreprise dans le code civil. Je partage les remarques et les interrogations de M. Mattei. Certes, cette évolution est nécessaire. Depuis un demi-siècle, les effets de la mondialisation sur l'économie sont considérables. Mais l'on pourrait considérer qu'inscrire dans notre loi des considérations qui ne sont pas partagées au niveau mondial pourrait constituer un handicap. Un benchmark a-t-il été effectué avec les autres pays ?

Ainsi que l'a précisé Mme Notat, la France est très bien placée, grâce à une législation particulièrement forte – les entreprises diraient particulièrement contraignante – en matière sociale et environnementale. C'est un atout dont dispose la France, mais n'apporte-t-on pas des contraintes supplémentaires trop fortes au regard de la compétition mondiale en inscrivant la responsabilité sociale et environnementale dans le code civil ?

Par ailleurs, concernant les enjeux de la gouvernance et le point soulevé par M. Gaffard, quelles sont les propositions qui pourraient être complétées dans la loi PACTE afin d'orienter réellement la vision de long terme des sociétés ? Je pense que c'est cela qui nous permettra de devenir premiers en matière d'innovation et d'emploi, et non l'inscription de la responsabilité sociale et environnementale de l'entreprise dans le code civil. Nous serions peut-être les premiers de la classe en la matière, mais je préférerais que nous le soyons d'abord en matière d'emploi et d'innovation.

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Ma question s'adresse plus particulièrement à Mme Notat. Certaines des recommandations que vous proposez avec M. Senard dans votre rapport ont été reprises dans le projet de loi. Je pense notamment à l'article 1862, qui prévoit de porter à deux le nombre d'administrateurs salariés au sein des conseils d'administration à partir de huit administrateurs non-salariés, contre douze actuellement. Il s'agit indéniablement d'une avancée en termes de représentativité. Vous l'avez dit dans vos propos liminaires, c'est une avancée nécessaire si l'on veut atteindre la performance sociale que nous appelons tous de nos voeux.

Ma question porte sur la problématique de la parité au sein des conseils d'administration. La loi du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l'emploi a permis de généraliser le principe de parité pour les administrateurs salariés. Cependant, il semblerait que le respect de ce principe soit moins évident et moins probant lorsque la désignation des administrateurs salariés intervient via les organisations syndicales. Avez-vous mené une réflexion autour de cette problématique ? Quelles seraient vos recommandations en la matière ?

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Ma question s'adresse à Mme Notat. À la suite de la remise du rapport que vous avez corédigé avec M. Senard, vous avez rappelé que l'entreprise et les dirigeants ne doivent pas uniquement être au service des actionnaires. En effet, grâce à certaines dispositions contenues dans le chapitre III du projet de loi, le cadre législatif incitera fortement les entreprises à prendre en compte les exigences relatives aux enjeux environnementaux et sociaux. Les Français appellent de leurs voeux ces entreprises à mission. Dans un département tel que la Seine-Saint-Denis, qui présente l'un des plus forts taux en termes de création d'entreprises sociales et solidaires, la question de l'objet social etou de la raison d'être des entreprises est particulièrement pertinente. Quel sera l'impact de l'intégration législative de l'objet social sur la gouvernance et la compétitivité des entreprises ? Comment notre société française pourra-t-elle bénéficier, dans les années à venir, de l'intégration des enjeux environnementaux et sociaux par les entreprises ?

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Ma première question s'adresse davantage à Mme Notat. Price Waterhouse Coopers (PWC) publie chaque année avec l'Observatoire de la responsabilité sociale des entreprises (ORSE) une étude présentant l'intégration par les entreprises des critères RSE dans la rémunération variable de leurs dirigeants et managers. L'édition de 2018 n'est pas encore sortie, mais celle de 2017 montrait que 75 % des entreprises du CAC 40 intégraient ces critères. L'on peut s'en féliciter et reconnaître qu'il s'agit là d'un levier stratégique qui se généralise. Pourtant, l'on peut également regretter que cette donnée soit peu connue et peu relayée. L'on peut aussi regretter que des efforts restent encore à consentir, notamment sur le poids et la transparence des indicateurs pris en compte. Aujourd'hui, seule la moitié des entreprises du CAC 40 communique sur la méthodologie et seul un tiers donne de l'information sur le niveau de performance atteint ou le montant variable attribué sur la base de ces critères. Je puis encore évoquer un dernier regret, celui de la prise en compte par les investisseurs – à l'exception des fonds d'investissement socialement responsable (ISR) bien sûr – et la majorité des actionnaires de ce cas très spécifique de la rémunération des managers et des dirigeants liée aux critères RSE. Quid, selon vous, de l'avancée de ce niveau de transparence des critères, notamment vis-à-vis des autres pays ? Pouvez-vous nous présenter un rapide benchmark, en lien avec votre activité de notation internationale ?

Mon autre question concerne la part du résultat net qui peut être dédiée aux investissements RSE. En Inde, depuis 2013, les entreprises ont l'obligation d'y affecter 2 % de leur résultat net. Un tel taux vous paraîtrait-il excessif pour la France ? Un tel mécanisme pourrait-il être intéressant pour notre pays et nos entreprises ?

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Ma question s'adresse à M. Gaffard. Vous nous avez fait part de votre inquiétude quant au fait que le monde bancaire est insuffisamment impliqué dans la réforme de la croissance de l'entreprise. Dans mes activités antérieures, j'ai travaillé sur de la fusion, acquisition et transmissions d'entreprises. Il était très difficile de mobiliser les banques sur ces sujets. Il n'en demeure pas moins que pour croître, il faut bien trouver les moyens du financement du développement de notre économie. Quelle est votre réflexion sur ce point ?

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Qui évaluera la raison d'être des entreprises, afin de donner du crédit à la notion d'entreprise à mission ?

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Nicole Notat, PDG de Vigéo-Eiris

Dans notre esprit, la raison d'être, qui est une promesse de l'entreprise vis-à-vis de la société, est inscrite dans les statuts de l'entreprise à mission. C'est une condition, mais ce n'est pas la seule. Les entreprises qui se recommandent déjà de cette formule ont des obligations de gouvernance qui diffèrent de la gouvernance classique : une obligation de création d'un comité de parties prenantes parallèle au conseil d'administration, qui a précisément pour rôle d'indiquer s'il considère que la promesse est tenue ou non ; une obligation d'évaluation – par le label américain B-Corp ou un autre à créer – ; une obligation de rendre compte de la mesure d'impact. Ces conditions, qui sont consubstantielles de la notion d'objet social étendu ou d'entreprise à mission, ne figurent ni dans le projet de loi, ni dans l'exposé des motifs. Il risque donc d'y avoir un manque de visibilité et de compréhension sur ce que recouvrent véritablement ces concepts.

Sur le risque d'accentuation des inégalités de concurrence, je vous rappelle que nous prônons une obligation de moyens. Il ne s'agit pas, contrairement à l'entreprise à mission, d'une obligation de résultat. Il y a quelques années, un grand industriel avait fait savoir qu'il avait décidé d'installer toutes ses usines, partout dans le monde, avec la plus haute qualité environnementale et que, ce faisant, il prenait de l'avance sur ses concurrents – ce n'était donc pas une contrainte, mais un choix de se mettre en situation de meilleure attractivité et de plus grande compétitivité pour l'avenir. Je voudrais vraiment à mon tour vous convaincre que ces enjeux ne relèvent pas de la contrainte. Le projet de loi ne dit d'ailleurs pas ce qu'il faut faire, mais invite les entreprises à se saisir de ce sujet pour tirer un maximum de profit de la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux.

Faut-il attendre que l'entreprise se porte bien pour décliner la RSE ? La RSE est un levier, une opportunité. Ne pensez pas que toute intervention en RSE est un coût. Elle permet aussi des économies, à commencer par des économies d'énergie. Le raisonnement en termes de coût ou de contraintes n'est pas adapté à ce que l'on constate aujourd'hui.

Concernant le mode de désignation des administrateurs salariés, il existe désormais une élection de représentativité. Nous proposons de nous en tenir à la mesure actuelle, pour que soient présents au conseil d'administration des représentants qui ont déjà une assise reconnue dans l'entreprise.

J'ai répondu en partie au fait que la gouvernance n'est pas seulement au service des actionnaires. Dans notre rapport, nous rappelons qu'il ne peut exister d'entreprise responsable sans investisseur responsable. Nous avons entendu nombre de chefs d'entreprise, en particulier cotées, indiquer qu'il leur fallait encore convaincre leurs investisseurs financiers de s'inscrire dans le long terme. Le patron de BlackRock fait des déclarations incitant à aller vers le long terme. Cela va dans la bonne direction. Nous constatons que certains actionnaires – non pas qu'ils soient devenus philanthropes – ont pris conscience du risque de dépréciation d'actifs en fonction du type d'investissement, ou tout simplement du risque de sécurité de leurs placements ou de réputation pour eux-mêmes s'ils ne s'intéressent pas au sujet dont nous parlons.

Je connais l'étude ORSE-PWC. Nous sentons qu'un mouvement est à l'oeuvre, en tout cas en France, pour l'intégration des critères extra-financiers dans les bonus des dirigeants. Cela progresse. Cette intégration requiert la plus précision sur la nature des critères, qui doivent être mesurables. Il est important que la transparence soit de mise. Aujourd'hui, nous sommes au milieu du gué. Dans les rapports, en particuliers les documents qui sont communiqués à l'assemblée générale, l'idée d'une nécessaire transparence sur le mode de structuration des rémunérations, y compris les critères pris en compte pour les bonus, accompagne obligatoirement ce mouvement. Pour ma part, je mise sur la dynamique qui est créée. Plus le temps passera, plus il faudra être transparent devant l'assemblée générale mais aussi dans les rapports publiés par l'entreprise.

Je vous invite à prendre connaissance des recommandations du Groupe d'experts de haut niveau sur la finance durable, qui s'est réuni à la demande de l'Europe pour promouvoir la finance verte et durable, ainsi que le plan d'action que l'Europe envisage. Il s'agit notamment de favoriser l'actionnariat de long terme. Dans cette affaire, l'Europe semble avoir déjà pris la mesure de ce que peut vouloir dire une économie équilibrée à la fois sur le plan des modes de fonctionnement de la finance et sur celui du socle social déjà fourni par l'Union européenne. C'est une piste, même si tout reste à faire. En tout cas, c'est un signe très encourageant et très prometteur sur la prise de conscience de l'Europe en la matière.

Concernant l'obligation d'affecter 2 % du résultat net aux investissements RSE en Inde, je voudrais préciser, sans que ce soit une critique, que cette mesure relève davantage du domaine de l'action sociétale et du mécénat – éléments très importants, mais auxquels la RSE ne saurait se cantonner. Au demeurant, le fait que ce pays mette ainsi « le doigt dans l'engrenage » mérite d'être salué. D'autres pays s'engagent dans cette voie et c'est très heureux.

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Je vais devoir mettre fin à cette table ronde, alors même que certaines questions n'ont peut-être pas obtenu de réponse. Je pense notamment à celle de mon collègue Guerini sur les fondations d'actionnaires. M. Paillusseau aurait également souhaité reprendre la parole. Je suggère que nous fassions une pause de quelques minutes nous permettant d'accueillir nos prochains invités, et que ceux qui ne connaissaient pas nos trois intervenants puissent prendre directement contact avec eux. Je vous remercie encore très sincèrement du temps que vous nous avez consacré et de la qualité de vos interventions, toujours aussi enrichissantes.

Membres présents ou excusés

Réunion du mercredi 18 juillet 2018 à 9 heures

Présents. - M. Patrice Anato, M. Jean-Noël Barrot, Mme Sophie Beaudouin-Hubiere, M. Bruno Bonnell, Mme Anne-France Brunet, M. Philippe Chassaing, M. Charles de Courson, Mme Michèle Crouzet, Mme Coralie Dubost, M. M'jid El Guerrab, M. Daniel Fasquelle, Mme Valéria Faure-Muntian, M. Éric Girardin, Mme Olga Givernet, M. Stanislas Guerini, M. François Jolivet, M. Guillaume Kasbarian, Mme Fadila Khattabi, M. Mohamed Laqhila, Mme Laure de La Raudière, M. Michel Lauzzana, Mme Marie Lebec, M. Jean-Claude Leclabart, M. Roland Lescure, M. Emmanuel Maquet, M. Jean-Paul Mattei, M. Patrice Perrot, M. Laurent Pietraszewski, M. Laurent Saint-Martin, M. Jacques Savatier, M. Denis Sommer, M. Adrien Taquet, M. Jean-Charles Taugourdeau, Mme Marie-Christine Verdier-Jouclas, M. Éric Woerth, M. Jean-Marc Zulesi

Excusés. - M. Thierry Benoit, Mme Célia de Lavergne, M. Dominique Potier, M. Arnaud Viala

Assistaient également à la réunion. - M. Jacques Cattin, Mme Christine Hennion, Mme Frédérique Lardet, M. Gaël Le Bohec, M. Gilles Le Gendre, M. Éric Pauget, M. Buon Tan, M. Jean-Luc Warsmann