Intervention de Jean-Luc Mélenchon

Séance en hémicycle du lundi 29 juin 2020 à 16h00
Projet de loi de finances rectificative pour 2020 — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Luc Mélenchon :

C'est la réalité.

Comment pouvez-vous dire que vous affrontez la crise positivement et fortement, invoquant les mânes du passé pour montrer l'État agissant, lorsque les Français, pour un recul de 11 points de la production de la richesse intérieure, telle qu'elle est aujourd'hui évaluée, placeront en face une somme équivalant à 3 points d'investissement, 3 points d'injection de liquidités par l'État, soit 4 fois moins que le trou, alors même que les USA placeront environ deux fois plus que le recul de leur PIB, et les Allemands 3 fois plus, soit 20 % de leur PIB pour un recul de l'activité de 6 points ? L'écart sera considérable.

Pour finir, vous nous donnez, comme raison de nous réjouir et d'être heureux, l'existence, dorénavant, de dettes garanties par plusieurs États européens : les eurobonds. Quelle trouvaille ! Ces eurobonds, c'est encore de la dette, qui sera d'abord contractée, évidemment, par ceux qui ont besoin de ces liquidités, et qu'il faudra rembourser. On espère que les taux d'intérêt seront plus bas, au motif que les fonds empruntés seront garantis par plusieurs États. Or les taux d'intérêt sont déjà très bas. La véritable question est celle de l'annulation de la dette, de sa perpétuation pour toujours ou de son effacement.

Vous savez comme moi – puisque vous avez brassé l'histoire en remontant jusqu'en 1439 – que jamais, dans l'histoire de France, ni dans celle d'un quelconque autre pays européen, l'État n'a remboursé des dettes représentant une telle proportion de la richesse produite par le pays. Jamais, t celle-là ne sera pas davantage remboursée que les précédentes ! C'est d'ailleurs vous, Bruno Le Maire, qui avez rappelé, dans cet hémicycle, que la dette, telle qu'elle est, est en tout état de cause déjà perpétuelle, dès lors que nous ne la remboursons jamais : sitôt qu'un titre de dette arrive à échéance – c'est-à-dire à peu près tous les sept ans – , on le remplace par de nouveaux emprunts. D'un emprunt à l'autre, c'est un impôt privé que nous payons aux services financiers et bancaires. Il n'en a pas toujours été ainsi, vous le savez aussi bien que moi.

Au demeurant, à cette dette, à laquelle vous ne toucherez pas, s'ajoutera l'intervention en faveur des collectivités locales. Vous avez l'air très satisfait de la situation ; permettez-moi de vous dire que vous êtes bien le seul. En effet, nous allons dépenser 500 millions d'euros là où il manque 5 milliards pour l'année 2020 et 3 milliards pour l'année 2021 – l'Association des maires de France évalue les besoins à 8 milliards d'euros. Les collectivités locales, dans ce pays, c'est 70 % de l'investissement public ! Elles sont le premier investisseur ! Il est tout de même incroyable que, dans ce pays où s'accumulent des puissances considérables et des fortunes extravagantes, tout cet argent fiche le camp directement dans la sphère financière, où il s'accumule toujours davantage, et que, pour ce qui est d'investir dans des biens réels, on doive compter sur les collectivités locales, autrement dit sur l'impôt des Français ! Les Français se paient par l'impôt à peu près tout ce à quoi ils ont droit.

Quant à leurs grandes industries, leurs magnifiques productions, il faut les arroser ! Et vous le faites sans aucune contrepartie – voici le premier considérant – , ni pour l'emploi ni pour l'environnement. En Italie, la Fiat, elle aussi, est remplumée par l'État, mais, en échange, celui-ci condamne ses dirigeants à des peines de prison et à des amendes si elle ne garde pas ses employés ou ne consent pas le niveau d'investissement convenu ! Qu'est-ce qui vous empêchait de négocier à l'identique ? À quoi bon donner des millions et des milliards à Renault alors que 87 % des véhicules qui seront achetés dans ce pays n'y seront pas produits ? Et le Président de la République d'annoncer à la télévision que l'on doit acheter telle ou telle voiture car il donnera telle ou telle prime ! Tout cela est absolument invraisemblable ! De même pour l'aéronautique : à quoi bon tous ces milliards pour Air France si, dans le même temps, la même compagnie achète des avions qui seront produits dans le Nouveau monde, au Canada et aux États-Unis, pour un montant de 4 milliards, soit plus de la moitié de la somme consentie ? Tout cela est aberrant !

Vous avez souscrit à une idée qui se trouve d'un coup embarrassée par la réalité. Vous pensiez, jusqu'à présent, que la main invisible du marché se chargerait toujours de remettre les comptes d'aplomb. Vous n'aviez pas prévu que la main invisible du marché était celle qui tenait le guidon de la bicyclette, laquelle ne marche que si l'on pédale sans arrêt. Dès lors qu'il y a un trou d'air, c'est fini ! Tout s'écroule, tout va à terre, et la main invisible du marché ne réparera rien du tout ! Seule l'action de l'État, fondée sur la décision collective, la puissance du stratège public, est de nature à remettre en route la machine, non pour la relancer et continuer comme on faisait auparavant, mais pour faire quelque chose d'autre ! La relance n'a pas de sens si elle n'est pas, en même temps, la bifurcation du système productif, de la production, de l'échange et même du modèle de consommation. C'est l'occasion ou jamais ! Vous n'en trouverez pas d'autre, à d'autres moments de l'histoire, si tant est que nous retrouvions un jour le cours des choses que nous avons connu dans le passé.

Un tel plan doit donner la priorité à ceux qui comptent plus que tout : ceux qui produisent la richesse, notamment la jeune génération. On ne peut pas simultanément annoncer aux 700 000 jeunes arrivant sur le marché de l'emploi à la rentrée de septembre qu'ils passeront les cinq prochaines années de leur vie à rembourser une dette, et que rien n'est prévu pour eux, hormis l'apprentissage ! Permettez-moi de vous dire que ce n'était pas là une bonne idée !

Il faut certes encourager l'apprentissage, mais il ne peut pas fonder à lui seul le modèle global de la formation professionnelle dans le pays. Il suffit d'y réfléchir un instant : l'apprentissage n'est que la reproduction de ce qui existe déjà ! Seul l'enseignement général, dispensé en alternance dans les lycées professionnels, sur le cours d'une année de formation complète, permet de renouveler les qualifications et les compétences, ainsi que l'appareil productif dans son ensemble, et de placer en regard les personnes capables de le faire fonctionner. Il m'apparaît que, dans ce domaine encore, on a compté sur la main invisible du marché, estimant qu'elle suffirait à faire fonctionner l'enseignement professionnel. Nouvelle erreur ! Il convient que les grands chantiers du pays mettent en oeuvre la jeunesse, qui doit être appelée à y travailler, d'abord pour accomplir la première des tâches : rattraper le retard accumulé par certains jeunes.

Nous pourrions, par exemple, décider que la moitié de ceux qui arrivent sur le marché du travail seront embauchés directement par l'État, ce qui consisterait à renouveler la formule des emplois-jeunes, dans un autre contexte, et permettrait à chacun d'entre eux, avec une paye au SMIC, d'avoir cinq ans de visibilité, donc d'organiser sa vie. Grâce à ce mécanisme, 80 % des jeunes gens recrutés de cette façon ont ensuite trouvé un emploi en CDI. Ce fut, avec la réduction du temps de travail, l'une des contributions les plus brillantes du gouvernement de Lionel Jospin, qui lui permit de rendre tous les comptes sociaux dans le vert au moment où ils furent certifiés. Telle est la première des tâches.

La seconde, c'est d'engager les grands chantiers d'abord, ce qui est préférable au saupoudrage. L'eau, par exemple : 20 % de l'eau distribuée dans ce pays est perdue. Nous devons refaire les canalisations ; nous possédons les entreprises et les qualifications pour ce faire. De même pour la relève énergétique et le remplacement du nucléaire : permettez-moi de vous dire que vous vous réjouirez bientôt moins de dépendre d'une production supposant de disposer d'eau froide pour refroidir les centrales, quand tout se réchauffe, à commencer par les fleuves où sont opérés les prélèvements à cet effet.

Je m'en tiens à ces deux points ; bientôt, vous aurez en main notre plan, monsieur le ministre. Je suis désolé de ne pas pouvoir le présenter en quinze minutes à cette tribune ; il sera publié dès demain.

Les élections municipales ont démontré que, face au mascaret social qui s'annonce, le peuple français n'adhère déjà plus à ses institutions. C'est une grave crise de la représentation collective de la patrie qui s'exprime, lorsque si peu de monde se déplace pour aller reconduire ou non des pouvoirs locaux, pourtant les plus proches et les plus connus des gens, quelles que soient les étiquettes politiques – à cet instant, je ne les évoque pas.

Cette crise est une crise de confiance dans l'État – ce qui n'est pas pour nous rassurer – , et même dans l'État et ses institutions, car l'État au sens moderne est un tout, incluant l'État central et les collectivités locales. Cette crise démontre que, plus que jamais, en bas, on ne veut plus, et j'observe qu'avec ce plan de relance comme avec les précédents, on donnera une fois encore l'impression qu'en haut, on ne peut plus. L'État se moque de nous, tout en étant nargué, non seulement par les policiers qui font des manifestations interdites, mais surtout par Sanofi, entreprise à laquelle on donne des millions et des millions, et qui, l'année même où elle reçoit près de 2 milliards de l'État, en donne quatre à ses actionnaires !

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