Intervention de Pascal Brindeau

Séance en hémicycle du jeudi 7 mai 2020 à 15h00
Prorogation de l'état d'urgence sanitaire — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPascal Brindeau :

« L'État de droit n'est pas l'État de faiblesse. » Ces mots de Robert Badinter résument le cas de conscience auquel chacun d'entre nous est confronté à l'examen du projet de loi de prorogation de l'état d'urgence sanitaire. Les libertés publiques, socle de notre démocratie, la liberté d'aller et venir, la liberté de se réunir, celle du commerce doivent-elles s'effacer – et dans ce cas, dans quelle mesure et dans quelles limites – face à l'urgence sanitaire ?

Il y a bientôt deux mois, nous avons voté un premier texte, dans l'urgence et sur l'urgence. Nous vous avions soutenus. Il fallait mettre en place le cadre juridique exceptionnel permettant à l'exécutif de prendre les mesures nécessaires pour lutter contre la propagation du virus et garantir la sécurité sanitaire de nos concitoyens. Vous nous demandez aujourd'hui de légiférer de nouveau pour prolonger et, dans certains cas, renforcer l'état d'exception, alors même que le débat parlementaire n'a pas encore retrouvé son fonctionnement normal et que certaines des mesures prises et annoncées sont incomprises et mal acceptées par nos concitoyens.

Les connaissances sur la pandémie et le recul que nous avons sur le sujet sont plus importants aujourd'hui qu'hier, même si nul ne peut prédire l'avenir. Nos concitoyens ont appris à vivre différemment ; ils ont fait preuve du civisme le plus sérieux face aux mesures de confinement. Mais ils voient ce qui se passe dans d'autres pays et mesurent les faiblesses du nôtre.

La réussite de la lutte contre le virus – cela a été dit par le Premier ministre ici même – passe par la confiance. Or le chef de l'État et le Gouvernement ont malheureusement échoué à susciter la société de confiance et la concorde nationale. Nous le regrettons collectivement ; il nous faut faire avec – ou plutôt sans.

Mais il faut le dire et le rappeler : la prorogation de l'état d'urgence n'est liée que de loin au déconfinement annoncé. Elle a en revanche tout à voir avec le maintien – ou non – de pouvoirs exorbitants confiés à l'exécutif et avec le dessaisissement confirmé des pouvoirs du Parlement en matière de libertés publiques. Elle a donc tout à voir avec la question de la confiance et de l'équilibre : équilibre et proportionnalité des atteintes aux libertés individuelles et collectives avec les objectifs de lutte contre le virus ; efficacité des mesures prises ; uniformité et unilatéralité ; territorialisation et coconstruction.

De nombreuses ordonnances ont été prises dans le cadre de l'état d'urgence, touchant par exemple au droit du travail, à la détention et à la privation de liberté. Pour être acceptables, ces atteintes ne peuvent être que temporaires. C'est d'ailleurs le sens de l'avis rendu par le Conseil d'État sur le projet de loi. À proroger trop longtemps et trop mécaniquement, le risque est grand de voir inscrites un jour dans le droit commun des atteintes définitives à nos libertés. Je pense notamment au respect du secret médical : il subit à l'article 6 une altération inédite, qui ne doit pas être le précédent de trop.

La confiance est aussi la meilleure protection juridique des maires, des employeurs et des fonctionnaires qui, sur le terrain, sont chargés de l'application des mesures décidées par l'État. Une grande crainte s'est fait jour sur leur possible mise en cause pénale. Ils sont, en quelque sorte, les agents de l'État dans la lutte contre l'épidémie et ne peuvent décemment pas être poursuivis pour des fautes qu'ils auraient commises sans intention et pour la seule exécution de mesures dont ils ne sont pas à l'origine.

Cependant, il ne peut être question de donner à nos concitoyens le sentiment qu'une amnistie générale pourrait être décidée. Qu'il s'agisse des défaillances dans la chaîne décisionnelle ou de notre capacité à anticiper et à prendre les bonnes mesures en matière de protection des personnels soignants, toutes les responsabilités devront être établies, sur le plan politique et, s'il le faut, sur le plan pénal. La question de la responsabilité émaille nos débats sur la prorogation de l'état d'urgence. Il est indispensable de clarifier la situation et ne pas laisser se creuser encore, chez nos concitoyens, le fossé de la défiance.

Enfin, vous nous demandez de prolonger la durée de prérogatives exorbitantes. Cela n'est possible que si les droits du Parlement sont renforcés en matière de contrôle de l'action du Gouvernement. C'est à cette condition que nos concitoyens pourront accepter le dessaisissement du pouvoir qu'ils ont confié à leurs représentants. Sur ce sujet comme sur d'autres, nous attendons plus d'écoute et d'ouverture de la part du Gouvernement.

Les parlementaires ne peuvent être les spectateurs, les commentateurs inutiles de trains de mesures dont ils découvriraient l'existence en regardant comme tout le monde les chaînes d'information en continu. Les circonstances si particulières propres à la situation de pandémie ont conduit à une forme de suprématie de l'exécutif – et, au-delà, de la technostructure – sur le pouvoir politique élu : cela n'est conforme ni à nos institutions, ni à notre tradition politique, ni à la nécessité du moment – bien au contraire. Mes chers collègues, l'État de droit n'est pas une faiblesse ; il est une force.

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