Intervention de Stéphane Peu

Séance en hémicycle du jeudi 7 mai 2020 à 15h00
Prorogation de l'état d'urgence sanitaire — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaStéphane Peu :

Un projet de loi d'urgence sanitaire a été discuté et voté pour la première fois ici le 21 mars dernier. Le pays était alors en état de sidération devant la pandémie et ses ravages. Comment ne l'aurait-il pas été ? La population dans son ensemble, simples citoyens ou épidémiologistes chevronnés, et bien sûr nous tous, porteurs de la décision politique, avons été saisis sinon abasourdis par la soudaineté et l'ampleur de la crise. Que faire ? Comment s'organiser ? Quel cap suivre ? Personne ne peut prétendre que les réponses à ces questions allaient de soi. C'est pourquoi, si nos critiques sont sévères, nous mesurons aussi la difficulté d'affronter un tel défi, sans précédent dans l'histoire du pays, voire de l'humanité.

Oui, l'art est difficile, mais la critique n'en est pas moins nécessaire. Or, deux mois après, avec un peu de recul, nous pensons que la prolongation de l'état d'urgence aurait mérité que nous puissions dresser le bilan de son application. Or, de bilan, il n'y a point, ce qui est regrettable car nous sommes convaincus que l'état d'urgence, en ce qu'il a conduit à concentrer les pouvoirs entre les mains de l'exécutif, à mettre sous cloche notre démocratie en la confinant, a été contreproductif.

Il n'est pas impossible que cette logique autoritaire ait pesé, par exemple, dans l'inquiétante distinction obtenue par la France au sein des pays européens, celle du pays où le peuple a aujourd'hui le moins confiance dans ses dirigeants pour lutter contre l'épidémie de Covid-19. Cette confiance est pourtant indispensable. Le professeur Jean-François Delfraissy le rappelle, avec l'ensemble de la communauté scientifique et médicale : il ne peut pas y avoir de lutte efficace contre le coronavirus et la pandémie sans l'adhésion et la confiance de la population. Or cette confiance est très abîmée par l'exercice de votre pouvoir : un pouvoir centralisé, personnalisé, s'appuyant sur l'idée fausse et quelque peu folle que notre France, républicaine jusqu'aux confins de son âme, cultiverait la nostalgie d'une autorité monarchique bienveillante.

Pendant trois années, Emmanuel Macron a décrété et votre majorité, en bonne élève, s'est assurée que les édits du prince soient promulgués au plus vite. Plus il devenait évident que les résultats de cette politique s'éloignaient de la recherche du bien commun, plus les reculs sociaux se sont accumulés, plus se faisait jour le mépris des gens qui « ne sont rien », moins la confiance était au rendez-vous.

Faute de confiance, vous avez pris l'habitude d'arracher par des formes toujours plus autoritaires de gouvernement ce que vous ne pouviez obtenir par le consentement et encore moins l'adhésion. Le droit de contester et de manifester, celui du mouvement des gilets jaunes, comme celui des retraites, s'est conquis au prix de quelles violences, de combien de vies brisées ? Oui, quand la crise sanitaire du Covid-19 a commencé, cette indispensable confiance était déjà bien abîmée. Mais les Français sont ainsi faits qu'ils mettent de côté querelles et désaccords pour affronter la tempête. Ils ne sont pas ces Gaulois réfractaires, ces chamailleurs auxquels vous avez voulu les réduire et qu'il faudrait faire marcher à la baguette. Ils sont un peuple ancien, responsable, doté d'une haute conscience de l'intérêt commun et des devoirs qui l'accompagnent. Bref, un peuple qui a le patriotisme chevillé au coeur.

Dès le début, vous avez logiquement obtenu l'unité nationale que vous réclamiez, dans la population mais aussi sur ces bancs. Nous sommes vos opposants parmi les plus farouches, mais vous nous avez trouvés prêts à participer, à vos côtés, à l'effort collectif que requiert la lutte contre ce virus. Pourtant, très vite, l'impréparation et l'accumulation des cafouillages, des contrevérités avancées avec aplomb et contre l'évidence, ont à nouveau distendu ce fragile lien de confiance.

On découvrit que les stocks de masques n'avaient pas été reconstitués, que si l'on ne devait pas en porter, c'était surtout parce que nous en manquions. On s'aperçut que les recommandations de l'Organisation mondiale de la santé – OMS – , même les plus récentes, en prévision d'une grave pandémie d'affection respiratoire, avaient été ignorées, comme l'avaient été, il y a peu, les alarmes des centaines de services d'urgences et de chefs de services hospitaliers et de personnels de santé, dénonçant le manque de moyens et une politique de flux irresponsable.

On s'interrogea aussi sur le sens des injonctions paradoxales qui fusaient de votre Gouvernement : « Restez chez vous ! », « Allez travailler », « Rouvrez les chantiers ». On ne comprit pas les changements de pied que les incertitudes réelles tenant à la nature et au comportement de ce virus, ne suffisaient pas à expliquer. Selon la ministre de la santé de l'époque, le risque de propagation de la pandémie depuis Wuhan était nul. Un autre a pu proclamer qu'il était inutile de tester. Et ainsi de suite. La commission d'enquête dont nous avons demandé la constitution devra retracer le chemin titubant que vous avez suivi ces dernières semaines.

Mais alors que vous réclamez aujourd'hui la prolongation de l'état d'urgence sanitaire, nous sommes fondés à nous demander pourquoi vous l'avez promulgué il y a deux mois. Sans doute ne répondait-il pas seulement au besoin de donner un cadre juridique au confinement de la population, mesure indispensable en l'absence de tout plan B, faute de moyens pour tester massivement, isoler et casser les chaînes de transmission.

Comment ne pas deviner que vous ayez cherché ainsi à rétablir l'autorité qui vous manquait à force de multiplier les cafouillages ? Or, au lieu de renforcer cette autorité, l'état d'urgence produisit l'inverse. Le caractère autoritaire et anti-démocratique des décisions qui l'accompagnent a nourri la défiance du peuple dans ses dirigeants.

Par ailleurs, il est paradoxal de demander, dans la même semaine, d'un côté la prorogation de l'état d'urgence et, par conséquent, de la concentration des pouvoirs entre les mains de l'exécutif, et de l'autre le rejet de la responsabilité sur une multitude d'acteurs économiques, politiques qui organisent le déconfinement dans les territoires.

Quel étrange paradoxe que celui du libéralisme dogmatique qui vous tient de boussole et vous fait recourir à tout propos au régime d'exception ! Vous en êtes « addicts », pour ainsi dire, ce qui nous inquiète car, lorsque l'exception devient la règle, la règle ne peut plus être entendue.

Mes chers collègues, l'état d'urgence instaure par nature un climat orageux. Les discours du Président de la République en témoignent. Le 12 mars, sa première prise de parole pour annoncer le confinement était tournée vers la solidarité nationale, la coopération, le civisme, l'entraide, la responsabilisation de tous les Français.

Le discours suivant, celui qui suivit le vote de l'état d'urgence, fut d'une autre tonalité, martiale cette fois-ci, s'appuyant sur une sémantique guerrière. Ce discours a, sans nul doute, changé la philosophie même de la lutte contre le coronavirus. Or la lutte contre ce virus n'a rien d'une guerre. C'est ce qu'a répondu avec intelligence et courage le président allemand, Frank-Walter Steinmeier, à Emmanuel Macron : « Non, cette pandémie n'est pas une guerre. Les nations ne s'opposent pas à d'autres nations, les soldats à d'autres soldats. C'est un test de notre humanité. »

« Un test de notre humanité » : la formule n'est pas seulement belle, elle est juste et elle résonne étrangement si l'on confronte les résultats de notre stratégie pour l'état sanitaire du pays et le niveau de confiance dans ses dirigeants à ceux de nos voisins allemands : ce serait là un bon exercice de « benchmarking », pour reprendre une expression qui vous est chère…

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