Intervention de Didier Migaud

Séance en hémicycle du lundi 18 juin 2018 à 16h00
Débat sur le rapport de la cour des comptes sur le budget de l'État

Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes :

… sont placés en dehors du budget de l'État et soustraits, pour tout ou partie, à l'examen du Parlement, qu'il s'agisse, par exemple, du Fonds d'aide à l'innovation, de l'enveloppe spéciale de transition énergétique ou encore des fonds de garantie gérés par la banque publique d'investissement Bpifrance.

Une remise en ordre est indispensable et urgente pour supprimer cette « zone grise » budgétaire à travers des choix clairs entre, selon les cas, une intégration au budget de l'État ou une véritable délégation à des opérateurs.

Je pense enfin à la pratique de la mise en réserve de crédits : elle a été détournée, dans les années récentes, de son objectif initial de couverture des aléas de gestion puisque, jusqu'en 2017, elle était utilisée essentiellement pour remédier aux sous-budgétisations croissantes, ce qui vidait de son sens la pertinence de la justification au premier euro, altérait la qualité de l'information communiquée au Parlement et déresponsabilisait les gestionnaires en limitant leur visibilité. Aussi recommandons-nous de revenir durablement à une mise en réserve d'un niveau modéré, visant à couvrir les seuls aléas de gestion. Cela exige bien sûr une budgétisation initiale plus sincère. Je relève que le budget 2018 s'est inscrit dans cette perspective, avec une réserve initiale fixée à 3 %, hors dépenses de personnel. Il appartiendra à la Cour, le moment venu, d'apprécier dans la durée cette orientation.

Le Parlement doit aussi pouvoir disposer de davantage de visibilité sur deux points : les prévisions de recettes au moment de l'examen des lois de finances initiales d'une part, et les résultats effectifs de l'action publique au moment de l'examen des lois de règlement d'autre part.

Malgré des progrès récents, notamment grâce à l'appréciation de la sincérité des prévisions macroéconomiques par le Haut conseil des finances publiques, les méthodes utilisées par le ministère des finances pour prévoir les recettes pourraient encore gagner en transparence, à travers par exemple la publication annuelle des modèles de prévision dans les annexes du projet de loi de finances.

S'agissant des résultats de l'action publique, je crois que le dispositif de mesure de la performance devrait pouvoir être revu : ses faiblesses actuelles résultent à la fois des limites inhérentes au principe même des indicateurs de performance, et de leur exploitation insuffisante pour l'information des citoyens et des parlementaires comme pour la programmation et l'exécution budgétaires. Il n'en reste pas moins que ces indicateurs sont nécessaires à la diffusion de la culture de la performance et de l'évaluation. Les efforts conduits pour expliciter clairement les objectifs des politiques financées par les programmes, améliorer les indicateurs et mieux les intégrer au suivi de la gestion doivent ainsi être poursuivis sans relâche. La Cour des comptes est bien sûr prête à assister Gouvernement et Parlement dans ce travail si l'un ou l'autre le souhaite.

Le deuxième axe concerne la poursuite du rééquilibrage de la procédure budgétaire.

Je l'ai évoqué au début de mon propos : l'ambition manifestée par l'Assemblée nationale de rehausser considérablement l'examen du projet de loi de règlement, afin d'en faire le rendez-vous annuel du contrôle des résultats de l'action publique, constitue une première étape vers un renversement de la logique de la dépense à double titre : un renversement car la mesure de l'efficacité des politiques financées deviendrait ainsi la condition sine qua non de l'autorisation des dépenses ; un renversement car l'attention portée aujourd'hui presque exclusivement aux moyens accordés à une politique serait ainsi reportée sur les résultats constatés au regard de ces moyens. Ces derniers devraient être appréhendés dans leur globalité : les politiques publiques de l'État ne sont pas en effet financées exclusivement par des crédits budgétaires. Ainsi, des dépenses fiscales ou des dépenses prises en charge par d'autres acteurs, comme les opérateurs ou les fonds sans personnalité juridique que j'évoquais à l'instant, peuvent également concourir au financement d'une politique, et elles doivent impérativement être prises en compte pour analyser sa performance.

Tel était bien l'esprit de la LOLF, et du chaînage vertueux qu'elle prévoyait : éclairer l'examen des projets de loi de finances initiale, à l'automne, par l'analyse de la performance de l'action publique au printemps. Pour donner toujours plus de substance à cette démarche, la Cour se tient évidemment, là aussi, à la disposition des pouvoirs publics, Parlement et Gouvernement. Je tiens à rappeler que le Parlement dispose d'ores et déjà chaque année d'une centaine de travaux de la Cour, parmi lesquels figurent les travaux d'évaluation que vous nous commandez, ainsi que les quatre rapports sur les finances publiques, portant respectivement sur les finances de l'État, de la sécurité sociale, des collectivités territoriales et sur la situation d'ensemble des finances publiques, que nous vous remettons au printemps ou à l'automne.

Pour inscrire plus nettement ces travaux dans une logique de chaînage vertueux, la Cour pourrait faire évoluer son organisation et avancer son calendrier de travail, s'agissant notamment de ces quatre grands rapports financiers – sous réserve bien sûr de sa capacité à disposer de la part du Gouvernement des éléments nécessaires à l'instruction de ces travaux. Votre débat d'orientation n'en serait que plus complètement éclairé. Par ailleurs, le format et le contenu de la soixantaine de notes d'exécution budgétaire annexées chaque année au rapport sur le budget de l'État pourraient également être revus et précisés pour mettre un accent particulier sur les aspects qui vous paraîtraient les plus utiles dans la perspective du Printemps de l'évaluation.

En outre, vos commandes de travaux d'évaluation pourraient nous être transmises non plus en fin d'année, comme aujourd'hui, mais au moment de l'examen de la loi de règlement, afin que nous puissions vous les remettre avant l'exercice suivant et nourrir ainsi l'analyse de la performance de telle ou telle politique publique, toujours lors du Printemps de l'évaluation.

Enfin, la Cour se met actuellement en ordre de bataille pour faire monter en puissance son activité d'évaluation des politiques publiques, dans les limites nécessaires à l'équilibre entre ses différentes missions constitutionnelles et législatives ; avec ceux que vous produisez vous-mêmes, nos travaux pourraient ainsi nourrir toujours davantage, si vous en exprimiez le souhait, une partie de vos semaines de contrôle.

Pour achever mon propos, je voudrais évoquer deux sujets qui touchent mais dépassent le cadre de la procédure budgétaire, et qui me semblent mériter une réflexion et un débat approfondis.

Le premier porte sur le renforcement de la portée et de la cohérence des textes financiers. Il recouvre plusieurs pistes évoquées, parfois de longue date, par la Cour.

Certaines de ces pistes sont destinées à éliminer les angles morts qui entravent un pilotage efficace par les pouvoirs publics. Le périmètre général des lois financières pourrait ainsi être revu et clarifié, notamment en ce qui concerne l'État et la sécurité sociale, pour mieux couvrir l'ensemble des dépenses des administrations publiques. Par ailleurs, une loi de financement des collectivités locales pourrait être envisagée.

Pour éviter que de fausses économies, correspondant par exemple au simple transfert d'une charge entre un secteur d'administration publique et l'État, ne puissent être votées sans que les parlementaires aient toutes les cartes en main, des synergies pourraient être trouvées entre les procédures d'examen.

Je pense par exemple aux volets recettes des projets annuels de loi de finances et de loi de financement de la sécurité sociale, qui pourraient très utilement faire l'objet d'une discussion conjointe au Parlement, tant les sujets communs sont nombreux et leur analyse indispensable à la bonne compréhension de l'évolution globale des finances publiques.

Enfin, et peut-être surtout, il me semble que l'équilibre entre les lois de finances annuelles, les budgets triennaux et les lois de programmation pluriannuelles des finances publiques pourrait légitimement faire l'objet d'une réflexion.

Les réformes structurelles, porteuses d'une amélioration du service public aussi bien que de véritables économies, sont presque nécessairement mises en oeuvre sur plusieurs années.

Cela signifie qu'un accent fort doit être mis sur la qualité des prévisions et des engagements pluriannuels. Concrètement, cela pourrait conduire à donner davantage de portée aux lois de programmation pluriannuelle et aux budgets triennaux, et, in fine, à réinterroger la portée – voire la pertinence – du principe d'annualité.

Sur ce point comme sur d'autres – je pense au rééquilibrage de la procédure budgétaire – , la perspective de la révision constitutionnelle offre l'opportunité de revoir en profondeur la gouvernance des finances publiques.

Le deuxième et dernier sujet que je voudrais évoquer est intimement lié à cette question de la pluri-annualité.

Il s'agit d'une condition de succès majeure des initiatives de transformation de l'action publique : je veux parler de la confiance accordée aux gestionnaires pour proposer et mettre en oeuvre des réformes audacieuses, toujours, bien sûr, dans le cadre des objectifs fixés par les pouvoirs publics.

Les grandes modernisations sont en effet souvent portées, au sein de la sphère publique, par des réformateurs courageux, dont je voudrais saluer l'énergie et l'engagement.

Mais trop souvent encore, ces derniers ne peuvent aller au bout de leurs initiatives, car ils ne disposent ni des marges de manoeuvre ni d'une autonomie suffisantes.

Pourtant, l'un des objectifs majeurs de la LOLF était précisément de permettre aux gestionnaires publics, qu'il s'agisse des ministres, des dirigeants d'établissements publics ou de ceux à qui ils délèguent leurs crédits, de donner le meilleur d'eux-mêmes grâce au dépassement de certains réflexes bureaucratiques et centralisateurs.

Plus de quinze ans après le vote de cette loi, force est de constater qu'en l'absence de choix politiques clairement exprimés et votés, la technique du rabot a longtemps constitué l'alpha et l'oméga du pilotage budgétaire.

Force est également de constater que si elle a permis de parer au plus pressé, cette méthode n'a pas conduit à une maîtrise suffisante et durable de nos dépenses – sinon, cela se saurait. En revanche, elle est très déresponsabilisante.

C'est donc à une véritable révolution des pratiques que nous souhaitons appeler aujourd'hui : le ministère en charge du budget et des comptes publics devrait pour ainsi dire changer de logiciel.

Il pourrait insuffler réellement dans nos pratiques budgétaires l'esprit de confiance et de liberté qu'avait cherché à promouvoir la LOLF, par exemple en ayant recours à la contractualisation pluriannuelle avec des gestionnaires davantage maîtres de leurs moyens, en faisant en sorte que cela paie d'être performant, en termes de rémunération et de carrière, mais aussi en accordant une reconnaissance à ceux qui proposent, expérimentent et prennent des risques.

Bien entendu, l'élargissement de la liberté de gestion des ordonnateurs aura pour nécessaire corollaire le renforcement de leur obligation de rendre compte de leur gestion, c'est-à-dire de leur régime de responsabilité, qui présente aujourd'hui d'évidentes faiblesses.

Au-delà de la responsabilité devant vous, et dans le respect des principes qui fondent notre ordre financier public, ce régime pourrait évoluer vers une responsabilité administrative et financière effective devant une Cour de discipline budgétaire et financière aux compétences renforcées et élargies.

Cette responsabilité serait de nature à sanctionner à un niveau adapté et équilibré les fautes de gestion et les manquements aux règles budgétaires et comptables.

Elle trouverait toute sa place entre d'un côté, une responsabilité politique, qui s'assume devant la représentation nationale ou locale, et, de l'autre, une responsabilité pénale quand la gravité ou l'intentionnalité des fautes le justifient.

Comme les deux plateaux d'une même balance, liberté de gestion et responsabilité des ordonnateurs doivent ainsi désormais, me semble-t-il, trouver un nouvel équilibre.

Monsieur le président, monsieur le président de la commission des finances, monsieur le rapporteur général, mesdames et messieurs les députés, j'achèverai mon propos en rappelant que la situation financière de l'État demeure éminemment fragile.

Cela rend sans doute d'autant plus pertinente, voire cruciale, votre ambition de créer un véritable rendez-vous annuel du contrôle des résultats de l'action publique et, plus généralement, de promouvoir la recherche de performance de l'action publique.

Pour que cette ambition atteigne ses objectifs, soyez certains que je veillerai à ce que la Cour soit à votre écoute et remplisse toujours plus efficacement son rôle d'assistance des pouvoirs publics.

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