Intervention de Albert Lautman

Réunion du jeudi 7 juin 2018 à 11h30
Commission d'enquête sur l'égal accès aux soins des français sur l'ensemble du territoire et sur l'efficacité des politiques publiques mises en œuvre pour lutter contre la désertification médicale en milieux rural et urbain

Albert Lautman, directeur général de la Mutualité française :

Je vous remercie de nous donner l'occasion de nous exprimer sur l'accès aux soins et la lutte contre le renoncement aux soins, des engagements qui sont au coeur de l'action mutualiste. La Mutualité française est un acteur du champ de l'assurance complémentaire santé : notre fédération couvre un peu plus de 50 % du marché, avec une présence très forte après des publics en grande difficulté sociale et des retraités. Nous sommes aussi offreur de soins avec 2 600 services d'établissements de soins et d'accompagnement présents dans le sanitaire, y compris le secteur hospitalier privé non lucratif, les centres de santé, les centres dentaires, et fortement dans le secteur médico-social et les soins de suite et de réadaptation (SSR). Nous sommes enfin acteur de prévention, nos unions régionales réalisant chaque année plusieurs milliers d'actions. Cette triple expérience nous donne une vision transversale et décloisonnée des sujets.

Dans la note que nous vous avons transmise et que je ne détaillerai pas, nous partageons un diagnostic assez documenté car, sur l'accès aux soins et l'optimisation du temps médical utile, tout a été dit et écrit. Le consensus est maintenant assez fort pour décrire un système de santé complexe, probablement trop tourné vers l'hôpital, centre de gravité, et caractérisé par un cloisonnement entre l'hôpital, les soins de ville et le médico-social qui fait du patient, selon le mot de notre président, Thierry Beaudet, le chef d'une gare dans laquelle il n'a jamais mis les pieds et le coordonnateur en chef de son parcours de santé, un rôle difficile à jouer quand on est fragile, dépendant ou que l'on manque des informations nécessaires.

La coordination des professionnels de santé et leur coopération sont rendues difficiles par les cloisonnements évoqués et des modes de financement inadaptés, mais aussi par des attitudes parfois corporatistes, des verrous ordinaux, et par le manque d'interopérabilité des systèmes d'information.

On constate encore l'évolution de la démographie médicale, avec un vieillissement important du corps médical et des jeunes générations qui ne veulent plus rien savoir des modes antérieurs d'exercice de la médecine. On note enfin une transition démographique et épidémiologique, l'allongement de la durée de vie augmentant la prévalence des maladies chroniques et des polypathologies.

La Mutualité française est convaincue qu'il ne peut y avoir de réponse jacobine unique à ces difficultés. Nous sommes convaincus qu'une solution uniforme ne fonctionnera pas et que sans l'adhésion des acteurs territoriaux, on ne construira rien. Aussi la Mutualité française, petit acteur du système de santé, travaille-t-elle avec les élus locaux à construire des solutions avec les professionnels de santé dans leur ensemble et tous les acteurs locaux – et le paysage est très différent d'un territoire à l'autre. Nous tiendrons notre congrès la semaine prochaine. Un des temps forts en sera la signature d'une convention de partenariat avec l'Association des maires de France (AMF), précisément pour construire cette manière de travailler ensemble. Il ne faut pas opposer les modèles. La Mutualité, grand acteur historique des centres de santé, peut être un facilitateur et éventuellement un ensemblier pour aider des professionnels libéraux à ouvrir des maisons de santé pluridisciplinaires. Parce qu'il n'existe pas de solution unique, il faut lever les freins qui entravent les innovations.

Trois exemples de projets innovants illustreront la valeur ajoutée que nous pouvons apporter. À Laval, le constat était flagrant : vieillissement important du corps médical, difficulté pour les habitants qui n'en ont pas déjà un à trouver un médecin traitant, grand nombre de départs à la retraite de médecins prévu dans les années qui viennent. Nous avons donc travaillé avec l'ordre départemental des médecins, l'agence régionale de santé (ARS) et l'université à un projet de service médical de proximité, sous la forme d'un centre de santé géré par la Mutualité française. Nous avons pour cela fait appel à des médecins retraités volontaires qui ont accepté de venir encadrer des étudiants en médecine, dont nous espérons que le fait de pouvoir ainsi exercer en groupe avec un plateau technique de bonne qualité leur donnera ensuite envie de s'installer. Travaillent ensemble différentes catégories de médecins retraités devenus vacataires salariés, qui ont accepté de prolonger un peu leur activité en raison de la qualité de l'accompagnement proposé.

Une autre expérimentation a lieu, qui me tient à coeur. Dans le domaine médico-social, nous gérons des établissements en tous lieux, y compris dans des zones sous-denses : des établissements de soins de suite et de réadaptation mais aussi 213 établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et des établissements spécialisés dans la prise en charge du handicap. Nous avons analysé la crise des EHPAD, sujet sur lequel nous nous sommes beaucoup exprimés. Nous sommes plutôt en phase avec les propositions de la ministre de la santé, mais nous pensons urgent de faire évoluer les modalités de prise en charge. Il faut en finir avec le système actuel dans lequel le médecin coordonnateur ne peut pas prescrire aux résidents, et en venir à une équipe médicale salariée prenant en charge les résidents mais pas seulement eux et qui, ouverte sur son territoire, facilitera l'accès aux soins de la population locale, singulièrement quand l'EHPAD est situé dans une zone sous-dense. Il faut expérimenter l'EHPAD « hors les murs », plateforme d'expertise gérontologique voire gériatrique pluridisciplinaire comprenant médecins, infirmières et aides-soignantes. Cette équipe appuiera les médecins généralistes libéraux, lesquels, quand le traitement de polypathologies compliquées les dépasse, ont tendance à hospitaliser les patients, provoquant plus d'effets indésirables qu'ils ne règlent de problèmes. Nous avons engagé des expérimentations en ce sens, notamment en Loire-Atlantique.

La Mutualité s'est aussi engagée dans le projet Médipôle, à Lyon, coopération inter-hospitalière et inter-statut originale qui montre que l'on parvient à faire travailler ensemble des acteurs différents aux règles dissemblables. Sur le même site qu'un important établissement privé à caractère lucratif propriété du groupe de santé Capio, nous ferons fonctionner un établissement mutualiste. Nous nous sommes lancés avec l'ARS dans la recomposition de l'offre dans l'agglomération de Lyon en organisant la complémentarité de nos établissements et non leur concurrence. Dans ce pôle de santé, Capio s'occupera de la chirurgie, la Mutualité française de la médecine, de l'obstétrique et de la maternité. Certes, tout n'est pas simple, de nombreux débats ont lieu avec l'ARS parce que les modes de financement demandent quelque souplesse, mais nous avons pris des risques car nous considérons que le rôle de la Mutualité est aussi, éventuellement, d'être un acteur de facilitation dans le système de santé.

Les modes de financement et les évolutions législatives et réglementaires des dernières décennies n'ont pas entièrement permis de s'affranchir de freins et de pesanteurs qui ne facilitent pas la complémentarité et la coopération des acteurs de la santé. Nous croyons beaucoup aux perspectives ouvertes par l'article 51 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018. Il faut évidemment parvenir à organiser la prise en charge globale des patients, ce que les expérimentations par pathologie ou par acteur ne permettent pas nécessairement. Nous préparons des projets dans le cadre de cet article, en relation avec la Fédération des établissements hospitaliers et d'aide à la personne privés non lucratifs (FEHAP).

Enfin, il me semble particulièrement important de tout faire pour augmenter le temps médical disponible. Cela passe par des coopérations entre professionnels médicaux et non médicaux, des transferts ou des délégations de tâches. Ainsi, nous travaillons actuellement avec les pouvoirs publics au chantier du « reste à charge zéro ». En ophtalmologie, l'une des pistes est de modifier la formation des opticiens pour qu'ils soient capables de pratiquer l'examen de la vue et l'adaptation de la correction, de manière à dégager du temps pour les ophtalmologistes, qui se consacreront ainsi à la médecine, au traitement des pathologies et aux opérations.

La libération du temps médical utile passe aussi par l'exploitation du potentiel offert par le virage numérique. Ce qui est en cours de négociation avec la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) au sujet du financement de la télémédecine est un progrès. Nous sommes persuadés que la télémédecine – téléconsultation, télé-suivi, télé-expertise, télé-régulation – peut améliorer l'efficience du système de santé.

Enfin, nous nous abstenons d'utiliser le terme « déserts médicaux » car nous considérons que le sujet réel est celui de l'organisation du temps médical. Des mesures de contrainte ne feront pas durablement changer les pratiques – d'autant moins que le rapport de force est en faveur des médecins et que l'on ne fera pas de médecine sans médecins. Nous sommes favorables à l'élargissement du numerus clausus, en étant conscients que cela ne réglera pas le problème si l'on n'a pas travaillé sur tous les autres sujets. Il faut le faire, ne serait-ce, justement, que pour desserrer le rapport de force – je sais que l'expression n'est pas la plus heureuse –, et en tout cas investir dans la formation des médecins.

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