Intervention de Stéphane Peu

Séance en hémicycle du jeudi 14 juin 2018 à 9h30
Protection des savoir-faire et des informations commerciales — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaStéphane Peu :

Selon l'argument mis en avant, les grandes entreprises européennes et les PME feraient l'objet d'un pillage industriel de la part des concurrents internationaux ; les secrets industriels et commerciaux seraient détournés. Dès lors, il faudrait apporter une protection à ces entreprises, de manière harmonisée sur l'ensemble du territoire européen, pour protéger notre souveraineté économique, l'emploi et la compétitivité.

Tout cet argumentaire, tous ces éléments de langage ont volé en éclats après les révélations de l'ONG Corporate Europe Observatory montrant que la Commission européenne avait moins agi conformément à ces motivations, somme toute louables, qu'à la suite d'un lobbying intense des grandes sociétés multinationales. Le résultat est très clair : la proposition de directive sur le secret des affaires conduit effectivement à protéger les données internes des entreprises, conformément aux voeux exprimés par la Commission européenne ; mais le niveau de protection accordé est tel qu'il vient porter atteinte à la liberté d'expression, au droit à l'information du public et, en clair, à l'intérêt général.

Le vote de cette directive par le Parlement européen, il y a deux ans, s'était fait sur fond de vives contestations et d'une puissante mobilisation citoyenne transnationale. Puis, quand est venu le temps de la transposer, l'opacité a repris ses droits. Tout d'abord, cette transposition fait l'objet d'une proposition de loi. C'est là un fait tout aussi singulier que baroque ! Il est en effet de coutume de transposer les directives par le biais de projets de loi. Quelle différence, me direz-vous ? Une proposition de loi permet d'échapper à l'obligation de réaliser une étude d'impact, dont le contenu aurait pu être embarrassant. Or sans étude d'impact, il est impossible pour les parlementaires que nous sommes de prendre position en toute connaissance de cause. C'est une couleuvre bien difficile à avaler pour quiconque est attaché à la démocratie et aux libertés dans notre pays.

Autre ficelle grossière, le recours à la procédure accélérée : en plus d'avoir à se prononcer sans étude d'impact, le Parlement doit légiférer dans des délais très courts. Au moment où la majorité prône un renforcement de la capacité d'évaluation du Parlement, un tel procédé nous fait tristement sourire. Décidément, les grandes puissances ont trouvé dans cet exécutif et cette majorité une oreille pour le moins attentive. Tel est bien le fil rouge de la première année de cette législature. Après une loi travail « XXL » largement inspirée par le MEDEF, après une loi de finances venue récompenser le soutien apporté par le premier cercle, après une loi sur l'agriculture et l'alimentation où l'on a pu reconnaître la patte de l'industrie agroalimentaire, après le projet de loi sur l'évolution du logement, de l'aménagement et du numérique, où l'influence de certains lobbys s'est notamment traduite par un recul manifeste de l'accès au logement pour les personnes handicapées, c'est maintenant la directive sur le secret des affaires qu'il convient de transposer en catimini, hors de tout débat, à l'abri de la lumière, en cachette, et le plus vite possible.

L'impréparation et la précipitation qui ont présidé à ces travaux ont naturellement rejailli sur le coeur du texte, sur lequel je souhaiterais désormais m'attarder. Cette proposition de loi, mes chers collègues, est aujourd'hui profondément bancale et ses conséquences, tout à fait incertaines.

Sur le fond, que l'on s'interroge sur l'efficacité de la régulation actuelle face à l'espionnage industriel nous paraît légitime, nous l'avons dit. Et nous sommes disposés à engager un débat sur ce point. Mais le droit positif offre déjà des garanties aux entreprises, qui peuvent faire valoir leurs droits dès qu'elles s'estiment lésées par un préjudice. Le droit de la propriété intellectuelle, le droit commercial ou le droit des contrats permettent déjà de protéger l'innovation et la création.

Mais, avec cette proposition de loi, la protection va bien au-delà. Le champ des informations protégées par le secret des affaires, défini par les premiers alinéas de l'article 1er, est extrêmement large et ses contours sont particulièrement imprécis. Le spectre des informations protégées devient si vaste que presque n'importe quelle information interne à une entreprise pourra être protégée par le secret des affaires.

Le secret est donc érigé en principe. L'obtention, la détention et la divulgation d'informations relatives aux pratiques fiscales, environnementales et sociales dangereuses pour la société relèveront de l'exception, puisqu'elles pourront donner lieu à des poursuites judiciaires menées par les entreprises qui s'estimeraient lésées.

Le rapporteur tente de nous présenter la définition finalement retenue par la CMP comme un progrès. Il est vrai que le Sénat était allé encore plus loin dans la définition du champ d'application de la proposition de loi, mais il est difficile de se réjouir quand le moins pire s'impose au pire.

La définition finalement retenue symbolise bien les déséquilibres de cette proposition de loi. Elle est la source d'une large contestation de la part de toutes celles et tous ceux qui sont attachés à la liberté d'informer, et qui ont conscience que l'opacité deviendra la règle et la transparence, l'exception. Les critiques portent également sur la faiblesse des dispositions prévues à la section intitulée « Des exceptions à la protection du secret des affaires », que l'on ne peut comparer, en termes de force de frappe, avec celles qui assurent la protection de ce secret. Notre crainte est de voir ce texte agir comme une arme de dissuasion massive contre quiconque serait tenté de révéler des informations internes. Les entreprises auront les coudées plus franches dès lors qu'elles s'estimeront lésées : en plus de dissuader, votre proposition leur permettra d'engager des procédures devant les tribunaux, de multiplier les recours et donc de faire pression sur la personne qui aura contrevenu à ses dispositions. En quelque sorte, ce texte légalise le harcèlement judiciaire à l'encontre de tous les lanceurs d'alerte qui tentent d'informer légitimement l'opinion. Il leur reviendra désormais de supporter la charge de la preuve et de prouver qu'ils ont agi de bonne foi et dans le cadre restrictif que vous avez défini.

Compte tenu des mesures rétrogrades de cette proposition de loi, il nous apparaît irrespectueux, voire hypocrite, de rendre hommage aux lanceurs d'alerte et de verser des larmes de crocodile sur leur sort tout en leur mettant des bâtons dans les roues. Mes chers collègues, derrière chaque alerte, il y a un lanceur ou une lanceuse d'alerte, il y a une personne. Lancer l'alerte, c'est bien souvent s'engager sur un chemin périlleux à la conclusion incertaine, c'est entamer une traversée du désert. Lancer l'alerte, c'est mettre en risque sa vie professionnelle mais aussi sa vie personnelle, sa famille, ses proches, ses enfants. C'est faire face à la pression, aux recours, à la puissance juridique et financière de l'autre partie.

Dans le cadre de notre proposition de loi sur les paradis fiscaux, défendue en mars dernier dans l'hémicycle, nous avions rencontré l'un des lanceurs d'alerte de l'affaire UBS. Son témoignage fut poignant, appelant notre attention sur les difficultés auxquelles il a dû faire face, ainsi que sur les obstacles encore nombreux que les lanceurs d'alerte doivent encore affronter aujourd'hui : isolement, tensions, crainte pour la sécurité, manque d'appui financier et juridique de la part de la puissance publique. Nous le disons sans détour : la loi Sapin 2 a été une avancée notable, définissant un cadre novateur… ,

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