Intervention de Nicole Belloubet

Séance en hémicycle du jeudi 14 juin 2018 à 9h30
Protection des savoir-faire et des informations commerciales — Présentation

Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice :

Monsieur le président, madame la présidente de la commission des lois – chère Yaël Braun-Pivet – , monsieur le rapporteur – cher Raphaël Gauvain – , mesdames et messieurs les députés, je voudrais tout d'abord me réjouir très sincèrement de l'enthousiasme du rapporteur et de la conviction qu'il met à défendre la proposition de loi devant nous, mais également du travail collectivement accompli sur le texte au cours de ces derniers mois.

Le secret des affaires est un sujet difficile qui imposait de trouver des équilibres subtils, dans un cadre européen contraint, et qui suscite – nous l'avons vu hier encore à la lecture d'un grand quotidien du matin – des inquiétudes et des interrogations. Par définition, toutes ces questions sont évidemment légitimes parce qu'elles ont à voir avec la démocratie.

Les débats dont la proposition de loi a fait l'objet auront eu le mérite d'exposer l'ensemble des difficultés, mais aussi les réponses apportées très concrètement par le texte qui vous a été soumis. C'est d'ailleurs pour moi l'une des fonctions essentielles du Parlement. Et je crois que, collectivement, nous pouvons être satisfaits de la manière dont ces enjeux ont été portés sur la place publique.

Au terme de ces échanges, un consensus s'est dégagé entre les deux assemblées. J'en remercie vraiment le rapporteur Raphaël Gauvain, qui a beaucoup oeuvré en ce sens et trouvé les voies d'un dialogue très fructueux avec son homologue au Sénat, Christophe-André Frassa, dont je dois également saluer l'implication et le sens de l'écoute.

À l'issue d'un premier examen de la proposition de loi devant les deux chambres, certains sujets très importants faisaient débat.

Le premier – vous l'avez rappelé, monsieur le rapporteur – était l'adoption d'une définition précise de la notion de secret des affaires, dans le respect de nos engagements européens. La rédaction retenue par la commission mixte paritaire la garantit. Les termes employés, qui sont ceux de la directive, ne donneront pas lieu à des polémiques inutiles sur le champ de la protection accordée au secret des affaires. Il est bien clair, désormais, que toutes les données de nature économique détenues par une entreprise ne peuvent relever du secret des affaires. Seules le pourront celles qui font l'objet de mesures raisonnables de protection et qui revêtent une valeur commerciale, effective ou potentielle, pour son détenteur, lequel devra en apporter la preuve.

Votre chambre était aussi en désaccord avec le Sénat sur l'opportunité d'introduire une nouvelle sanction pénale de détournement d'une information économique protégée. Le Gouvernement n'y était pas favorable. Je rappelle que la transposition de la directive ne l'exigeait pas, le législateur européen ayant fait le choix, assumé, d'un dispositif uniquement civil. Le texte proposé par le Sénat se heurtait aux mêmes obstacles juridiques que ceux soulevés par le Conseil d'État dans son avis du 31 mars 2011, en particulier celui d'une définition pouvant paraître imprécise – ce qui, évidemment, n'est absolument pas possible en matière pénale.

Cependant, si la réponse proposée n'était pas satisfaisante, les préoccupations exprimées étaient justes : nos entreprises doivent disposer des moyens de se défendre contre l'espionnage industriel dans un contexte de mondialisation et de concurrence exacerbée entre les acteurs économiques.

C'est pourquoi le travail en commun entre les deux chambres se poursuivra sur ce sujet sensible, important et d'une actualité évidente. Le Gouvernement a décidé de confier à M. le député Gauvain et à M. le sénateur Frassa, rapporteurs de la présente proposition de loi, une mission afin que soient analysées les mesures juridiques de protection des entreprises françaises confrontées à des procédures judiciaires ou administratives de portée extraterritoriale. Dans ce cadre pourra être étudié, notamment, l'intérêt d'une réforme de la loi du 26 juillet 1968, dite « loi de blocage », relative à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères.

Enfin – et ce sujet est important – , il était particulièrement opportun que la commission mixte paritaire décide de rétablir la disposition sur l'amende civile introduite par votre rapporteur, afin de répondre aux vives préoccupations exprimées sur le risque de « procédures bâillons ». Rappelons que cette mesure a pour objectif de prévenir et, le cas échéant, de sanctionner les procédures abusives qui, en la matière, peuvent porter une atteinte particulièrement forte à l'exercice du droit fondamental à la liberté d'expression. Les journalistes et lanceurs d'alerte ne doivent pas faire l'objet de poursuites judiciaires exclusivement fondées sur une volonté d'intimidation. C'est une préoccupation que votre rapporteur et le Gouvernement ont continuellement eue à l'esprit.

L'objectif poursuivi par la proposition de loi n'est certainement pas, comme je l'ai pourtant entendu, de restreindre la protection juridique accordée aux lanceurs d'alerte, de donner des armes supplémentaires contre la liberté de la presse ou encore, comme je l'ai lu hier dans Libération, de réinstaurer « une forme de censure a priori du juge, abolie en 1881 par la loi sur la liberté de la presse ». Il ne s'agit pas d'un texte qui serait attentatoire aux libertés les plus essentielles, en particulier à la liberté d'expression, en ce qu'il autoriserait les entreprises à dissimuler des actes illicites, exposerait les journalistes ou les lanceurs d'alerte à des sanctions en cas de divulgation d'informations relevant d'un secret des affaires et rendrait finalement impossible le journalisme d'investigation et la révélation au grand public de faits légalement ou moralement condamnables. Toutes ces situations sont expressément prévues par le texte et font l'objet de dérogations explicites.

Il n'est donc pas exact de dire que la proposition de loi érige le secret en principe et réduit l'exercice de la liberté d'expression à une exception. Je l'ai déjà dit et le redis encore devant vous, avec la même force et la même conviction : le texte qui vous est à nouveau présenté ne constitue pas un recul pour les libertés publiques. L'enjeu est bien de protéger les entreprises contre le pillage de leurs innovations. C'est de lutter contre la concurrence déloyale. C'est encore d'encourager la recherche et le développement, qui sont source de nombreux emplois. Pour cela, les acteurs économiques ont besoin de sécurité juridique. C'est le seul objectif de la proposition de loi : définir les informations qui relèvent du secret des affaires et encadrer les demandes formées devant le juge pour la protection de ce secret.

Mais cette protection du secret des affaires n'est évidemment pas absolue. L'intérêt particulier d'une entreprise à conserver secrètes certaines informations cédera toujours face à la nécessité de préserver l'intérêt général. Les juridictions y veilleront. Ainsi, une entreprise ne pourra pas se prévaloir d'un secret des affaires pour s'opposer aux enquêtes judiciaires ou administratives dont elle ferait l'objet. Elle ne pourra pas davantage s'opposer à la révélation d'un secret des affaires, lorsque cette révélation est nécessaire pour l'exercice du droit syndical – c'est évident.

Elle ne pourra pas non plus obtenir du juge qu'il empêche la diffusion au grand public d'une information d'intérêt général au motif que cette information constituerait un secret des affaires. Elle ne pourra pas, enfin, obtenir de dommages et intérêts contre un salarié qui, de bonne foi et dans un but d'intérêt général, a porté à la connaissance d'un journaliste une activité illégale, une faute ou un comportement répréhensible. En cas de révélation d'un secret des affaires, journalistes comme lanceurs d'alerte pourront toujours se prévaloir d'avoir agi dans le cadre de l'exercice légitime de leur liberté d'expression et d'information. Ces principes sont très clairement énoncés dans la proposition de loi qui vous est soumise.

La liberté d'expression demeure pleinement garantie par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Je rappelle que le Conseil constitutionnel a souligné, à maintes reprises, qu'il s'agit d'une liberté fondamentale « d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés ». Le Gouvernement n'a évidemment, et en aucune manière, la volonté de réduire la portée de ce principe pour protéger des intérêts économiques particuliers.

La protection des sources des journalistes, pierre angulaire de la liberté d'expression et de communication, sera toujours accordée en application de l'article 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. De plus, non seulement un salarié pourra bénéficier du cadre protecteur défini par la loi du 9 décembre 2016, dite loi « Sapin 2 », mais, plus encore, il bénéficiera d'une protection plus large, en raison du texte même de la directive que nous transposons. Je me félicite, à cet égard, que la législation française ait servi de cadre de référence pour l'élaboration de la prochaine proposition de directive européenne sur la protection des lanceurs d'alerte.

Mesdames et messieurs les députés, la proposition de loi qui vous est aujourd'hui soumise, fruit de réflexions approfondies menées depuis plusieurs années, constitue une réelle amélioration de notre système juridique. Cette amélioration a été construite sans que, pour autant, ne soit portée une atteinte injustifiée et disproportionnée aux droits fondamentaux et au cadre juridique protecteur des lanceurs d'alerte. La liberté d'expression primera toujours dans notre démocratie. Je tiens de nouveau à vous remercier pour l'ensemble du travail collectivement accompli.

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