Intervention de Anne Marchand

Réunion du jeudi 24 mai 2018 à 13h00
Commission d'enquête sur les maladies et pathologies professionnelles dans l'industrie risques chimiques, psychosociaux ou physiques et les moyens à déployer pour leur élimination

Anne Marchand, sociologue et historienne, post-doctorante au GISCOP :

Sociologue et historienne, j'ai accompagné durant cinq ans environ deux cents salariés et anciens salariés atteints de cancers broncho-pulmonaires et leurs proches, dans leur parcours d'accès au droit, tant auprès de l'assurance maladie que des autres dispositifs, comme la commission de réforme pour les fonctionnaires d'État et territoriaux ; je me centrerai surtout ici sur le régime général, malgré des difficultés flagrantes dans le régime de la fonction publique.

J'ai mené en parallèle une recherche historique sur plusieurs fonds d'archives, et notamment ceux de la Commission des maladies professionnelles créée en 1919. Je ne vais pas présenter ici ce travail historique, mais je voudrais quand même attirer votre attention sur deux aspects qui sont le plus souvent ignorés.

Le premier, c'est que le caractère plurifactoriel des maladies est identifié dès 1919, au moment des premiers débats sur l'extension aux maladies professionnelles de la loi de 1898 sur la réparation des accidents du travail ; s'il a fallu autant d'années de débats, durs et âpres, au sein de la représentation nationale, c'est bien que la plurifactorialité des maladies avait d'emblée été identifiée. La question s'est par exemple posée avec le plomb et une maladie aussi connue que les rhumatismes saturnins, pour laquelle le législateur est convenu, avec les médecins, que le lien de causalité ne pouvait être démontré de façon certaine, pas plus qu'on ne pouvait prouver que d'autres maladies étaient de façon certaine causées par le plomb. Il a donc élargi la loi sur la base d'un compromis, celui de la présomption d'origine, assortie d'une réparation forfaitaire. Les débats parlementaires de l'époque font très nettement apparaître que l'on n'est pas assuré que le plomb soit la cause de la maladie et que l'exposition au plomb n'est pas nécessairement produite dans le cadre du travail, mais aussi dans le cadre domestique.

Le second aspect est que le phénomène de sous-déclaration qu'a évoqué M. Bergeret est identifié dès les premières années d'application de la loi. Dans les bilans produits par le ministère du travail sur l'application de la loi de 1919, on constate dès les années 1920 une sous-déclaration des maladies professionnelle, clairement imputable au corps médical, qui fait montre de difficulté, de réticence, voire de résistance à rédiger les fameux certificats médicaux initiaux de maladie professionnelle, qui sont la pièce essentielle pour pouvoir déclarer ces dernières.

Cette difficulté des médecins à rédiger les certificats médicaux, il en est encore fait état dans les premiers rapports de la commission mise en place par la loi de financement de la sécurité sociale en 1996 et 1997, ainsi qu'a dû vous le dire M. Jean-Pierre Bonin. Les sept rapports parus depuis abordent tous cette question de la formation des médecins et de leur difficulté à rédiger les certificats médicaux de maladie professionnelle. C'est pour cela qu'on a pu les qualifier de garde-barrières de l'accès au droit à réparation.

L'enquête du GISCOP 93 – qui est donc un dispositif de « recherche-action » – montre que 50 % des salariés ou anciens salariés atteints d'un cancer et pour lesquels le parcours professionnel a été reconstitué sont éligibles au droit à réparation ; ils sont donc orientés vers une déclaration. Les trois quarts d'entre eux déclarent leur cancer en maladie professionnelle et, parmi eux, les trois quarts encore obtiennent gain de cause.

M. Bergeret a rappelé les effets de la réparation sur la prévention. Lors du processus d'accès au droit à réparation, il est à noter que la majorité des personnes atteintes de cancer ne l'auraient pas déclaré en maladie professionnelle en dehors de ce dispositif pour plusieurs raisons. La première est qu'ils ne font pas le lien entre leur travail et leur maladie. Cet impensé s'explique par un ensemble de facteurs que je ne peux pas tous citer ici mais parmi lesquels on retrouve, outre les caractéristiques cliniques de la maladie, l'effet différé des risques cancérogènes et le fait que ces salariés ont le plus souvent ignoré qu'ils étaient exposés à des substances cancérogènes. Il leur est très difficile en effet d'imaginer qu'on puisse être exposé légalement à des substances cancérogènes, susceptibles de provoquer une maladie, le plus souvent mortelle.

La seconde raison est qu'ils ont souvent du mal à constituer un appareil de preuves. Si l'on voit en général la déclaration d'une maladie professionnelle comme une démarche administrative, les associations de victimes parlent, elles, de parcours du combattant. Non seulement les salariés doivent apporter les preuves de leur maladie et caractériser leur cancer non comme un simple cancer mais comme un cancer primitif – ce qui implique que les médecins aient fait les investigations nécessaires – mais il leur faut aussi prouver le lien entre la maladie et le travail. Or la majorité d'entre eux sont retraités et ont pu se défaire de leurs justificatifs sur les conseils mêmes des caisses de retraite, qui estiment qu'une fois la retraite calculée, il n'est plus nécessaire de garder les fiches de paie et les certificats de travail.

La plus grosse difficulté reste d'apporter la preuve de l'exposition, et je dois souligner à cet égard combien il est paradoxal de demander à ces victimes de fournir la preuve qu'ils ont été exposés sur leur lieu de travail, alors même que les pouvoirs publics reconnaissent une grosse défaillance dans le système de traçabilité des expositions professionnelles.

Les textes en vigueur ont en effet tendance à ne pas être appliqués. Ce fut le cas pour l'attestation d'exposition, supprimée depuis, mais qui, lorsqu'elle était censée s'appliquer, ne l'a été que par un très faible nombre d'employeurs. De même, l'article de la loi sur les maladies professionnelles qui, depuis 1919, oblige les employeurs à déclarer toutes leurs activités dangereuses en lien avec les tableaux n'est pas non plus appliqué, ainsi que cela est répété de rapport en rapport.

On constate enfin un clivage profond entre les mondes de la réparation et de la prévention. Ainsi, les acteurs qui accompagnent les salariés ou anciens salariés dans leurs démarches – par exemple, les services sociaux des caisses d'assurance retraite et de la santé au travail (CARSAT) – vont majoritairement les orienter vers des demandes d'invalidité plutôt que vers la maladie professionnelle. Cela pose non seulement le problème du niveau d'indemnisation, mais aussi celui de la compréhension du système, qui sépare radicalement le financement de l'invalidité et celui de la maladie professionnelle.

Au sein des caisses primaires d'assurance maladie, l'instruction des dossiers voit l'antagonisme entre deux cultures professionnelles. Ces caisses étant des organismes de droit privé, leur personnel y applique avant tout les règles et le droit de l'assurance maladie, mais les agents qui se spécialisent dans le droit des accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP), appréhendent ces dossiers selon des enjeux radicalement différents, ce qui provoque un brouillage.

De même, les médecins conseils ne dépendent pas de la même ligne hiérarchique que les salariés administratifs des caisses d'assurance maladie. Dans certaines, n'étant pas spécialistes des maladies professionnelles, ils vont avant tout appliquer la logique de l'assurance maladie, qui est une logique de contrôle des dépenses d'assurance maladie, alors que l'indemnisation de la maladie professionnelle doit peser sur le budget AT-MP si l'on veut que la prévention fonctionne.

On est donc ici au coeur d'un espace de conflits, d'autant que l'instruction est contradictoire, ce qu'ignorent le plus souvent les assurés, qui font confiance à leur caisse alors que le résultat de l'instruction est avant tout le résultat d'un rapport de forces, sachant en outre que les employeurs exercent de très fortes pressions sur les caisses d'assurance maladie, en étant notamment à l'origine d'un très important contentieux.

On comprend donc que les conditions dans lesquelles sont susceptibles d'être instruits les dossiers ne permettent en rien de compenser l'inégal rapport de forces entre la victime malade et l'employeur, a fortiori lorsque, comme c'est le cas le plus souvent, la maladie professionnelle procède d'une multi-exposition.

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