Intervention de Maria le Calvez

Réunion du jeudi 19 avril 2018 à 13h00
Commission d'enquête sur les maladies et pathologies professionnelles dans l'industrie risques chimiques, psychosociaux ou physiques et les moyens à déployer pour leur élimination

Maria le Calvez, ingénieur sécurité au sein du cabinet Secafi :

J'appartiens au cabinet Secafi, organisme agréé d'expertise pour les CHSCT. Grâce à nos expertises, nous complétons les informations disponibles au sein de l'entreprise. Nous constatons que les mesures de prévention sont souvent limitées, donnant lieu à des accidents du travail ou des maladies et pathologies professionnelles. Ce constat confirme celui de l'opinion générale, et il est soutenu par des études et des données de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère du travail. Malgré les efforts internes aux entreprises, le dispositif actuel présente des limites pour prévenir les expositions aux substances dangereuses, notamment aux cancérigènes.

Premièrement, ces limites des plans d'action mis en place dans les entreprises viennent principalement du dispositif même d'évaluation des risques. Ce dispositif est standardisé et s'appuie sur la situation la plus représentative du travail. De plus, il ne vise qu'à s'assurer que les valeurs limites d'exposition professionnelle (VLEP) ne soient pas dépassées ; dans cette évaluation du risque, un seul indicateur est utilisé pour définir la pertinence du plan d'action. Toutefois, l'indicateur lui-même présente des limites : à cause de sa nature même, comme tout indicateur, mais surtout parce qu'il n'est pas mesuré dans les vraies conditions de travail du salarié, donc dans les vraies conditions d'exposition au risque. Si le protocole de mesure n'a pas été établi sur la base de toutes les situations d'exposition, il ne répond qu'à une partie du problème.

Deuxièmement, l'indicateur présente des limites car il ne s'intéresse qu'à l'exposition par la voie nasale, c'est-à-dire par la voie aérienne. Nous savons que la voie de pénétration de certains agents chimiques peut aussi être cutanée, ou par ingestion. Par conséquent, lors de l'évaluation, certains indicateurs se trouvent dans le vert, ce qui ne correspond pas à la réalité de l'exposition au risque. De plus, un cancérigène est à effet différé : la maladie n'apparaît pas tout de suite. Sur place, lors de l'exposition, le salarié semble en bonne santé, mais ce n'est que des années plus tard qu'apparaît la maladie. Si des inspecteurs du travail, des contrôleurs de la caisse d'assurance retraite et de la santé au travail (CARSAT) ou des médecins du travail constatent des pathologies ou des symptômes, ils peuvent alors imposer l'utilisation d'un autre indicateur, pour vérifier ce que l'on appelle l'indicateur « interne  », l'indicateur biométrologique. Cependant, il n'existe pas d'obligation pour les entreprises de mesurer automatiquement cet indicateur. Nous devons aussi rappeler que tous les agents chimiques ne présentent pas leurs biomarqueurs dans l'organisme, malheureusement. Toutefois, pour les agents chimiques dont le biomarqueur existe dans l'organisme, nous proposons que l'utilisation d'un autre indicateur soit généralisée. Le dispositif d'évaluation des risques est donc limité, premièrement, car il n'envisage pas toutes les situations d'exposition ; deuxièmement, parce que les plans d'action sont contrôlés sur la base d'un seul indicateur, ce qui empêche tout regard objectif sur l'exposition au risque.

Troisièmement, le dispositif d'évaluation des risques se fonde sur une connaissance limitée du risque lui-même. En effet, notre connaissance du risque porte aujourd'hui sur sa toxicité, fournie par la fiche de données de sécurité (FDS). Malgré son intérêt, cette fiche ne renseigne pas sur les effets « cocktail ». L'évaluation du risque est donc « linéaire », au sens où elle ne compile pas l'exposition avec d'autres agents chimiques ou avec d'autres facteurs de risques, qui peuvent être des facteurs aggravants, voire des facteurs favorisant l'exposition. Voici un exemple tiré de l'une de nos expertises. Certains salariés, qui sont exposés à des risques chimiques, effectuent des tâches de manutention dans des postures pénibles ou dans des conditions thermiques difficiles, telles que des rayonnements importants. Dans ces conditions, le salarié, en respirant, inhale plus d'air qu'un salarié assis : sa ventilation est plus importante. L'évaluation des risques, telle que présentée aujourd'hui, ne laisse pas de place à la prise en compte de cette donnée : le modèle est figé. Tous les facteurs aggravants ou en lien avec l'homme ne peuvent être intégrés. L'homme représente une barrière pour le risque, or, en vieillissant, l'homme se fragilise. Sa vulnérabilité vient de l'âge ou d'accidents antérieurs, ainsi que de sa vie privée. Ces facteurs aggravants ne trouvent pas leur place dans l'évaluation des risques. Le modèle est identique, pour un salarié, du jour où il entre dans l'entreprise au jour où il en sort. Le modèle est donc inopérant. Il faut prendre en compte des « facteurs de sécurisation » du risque, qui permettent, en fin d'analyse, de revoir à la hausse ou à la baisse l'importance du risque par rapport à l'ensemble des éléments suscités.

J'en viens à mon quatrième point. Je rappelle que la seconde limite porte sur l'évaluation de l'exposition des salariés, qui, aujourd'hui, ne repose que sur les VLEP, et exclusivement sur l'exposition par voie nasale. Les analyses complémentaires par indicateurs biométrologiques ne sont pas systématiquement réalisées dans les entreprises. Certains cas révèlent aussi que, malgré l'existence des VLEP d'une part et de données biométrologiques d'autre part, la médecine du travail, le service santé au travail et le CHSTC travaillent en silo. Cela empêche les ponts entre services, la compilation et le recoupement d'informations, et donc une analyse fiable. Le travail en silo conduit à des plans d'action incomplets et limités.

Nous proposons donc de renforcer la place des représentants du personnel dans l'évaluation des risques, puisque leur intervention dans ce domaine n'est pas toujours fluide. Nous proposons aussi de prévoir la possibilité, pour des organismes de contrôle, de mandater des organismes habilités pour réaliser des analyses de risques, notamment en cas d'utilisation de produits ou de procédés cancérigènes. Concernant les VLEP, lors de la mesure d'indicateurs métrologiques, nous proposons d'inciter les entreprises à mesurer systématiquement les indicateurs biométrologiques et à recouper les données.

Je signale un dernier indicateur très intéressant, mais qui fait aussi l'objet d'un travail en silo : dans les entreprises comportant un risque chimique, des moyens de protection collective sont prévus, à savoir le traitement et l'assainissement de l'air. Ces dispositifs sont contrôlés annuellement, mais les contrôles en débit et en vitesse d'extraction du polluant sont réalisés par le service de contrôle des installations, selon des valeurs limites indiquées par le cahier des charges de ce même service. Ainsi, la médecine du travail dispose éventuellement de valeurs biométrologiques, le service de santé des VLEP, le service de contrôle des installations de ses propres valeurs et le CHSTC de son enquête terrain. Jamais ces informations ne sont compilées, ce qui empêche de statuer sur une exposition ou une non-exposition à un risque. Nous proposons donc la compilation de l'ensemble de ces données dans le suivi du salarié, pour tous les risques chimiques.

La FDS aujourd'hui utilisée est une base d'informations, destinée à l'employeur, aux salariés et au CHSCT, sur les produits utilisés dans l'entreprise et sur leur degré de toxicité. Nous constatons, dans nos expertises, que ce dispositif est limité, car les FDS donnent des indications produit par produit, sans jamais renseigner sur l'effet cocktail. Elles n'indiquent donc pas les effets cumulés qui demanderaient une vigilance accrue. De plus, l'obligation de rédaction des FDS en français n'est pas toujours respectée. J'ai trouvé récemment des fiches datant de 1994 rédigées en polonais. C'est à partir de ces fiches qu'est réalisée l'évaluation des risques ! La VLEP est un repère, qui présente ses propres incertitudes de mesurage : elle doit être considérée comme telle, et non comme une conclusion quant à une exposition ou non au risque. Un indicateur dans le vert ne signifie pas que le salarié n'est pas exposé. Seules la compilation de plusieurs indicateurs et la mise en rapport des VLEP autorisent une conclusion fiable sur l'exposition au risque.

Par ailleurs, le dispositif des FDS ne tient pas suffisamment compte des conditions réelles d'usage, telles que l'accélération respiratoire. Deux salariés dont la ventilation respiratoire n'est pas identique ne sont pas exposés de la même façon. Les VLEP ne prennent en compte que l'exposition par voie nasale : voilà une autre limite des FDS. Nous préconisons de mettre à disposition de tous les salariés et de l'entreprise une information complète. Elle doit renseigner sur la toxicité des produits, sur les causes qui peuvent aggraver et favoriser l'exposition à un agent chimique, en s'intéressant aux effets cocktail, aux facteurs aggravants personnels, tels que l'âge ou les antécédents médicaux, et aux risques cumulés.

Mon dernier point porte sur la non-application de la réglementation, constat récurrent lors de nos expertises. Par exemple, les FDS ne sont pas rédigées en langue française, alors que le code du travail le stipule clairement, ou bien l'évaluation des risques est absente. La présence du représentant du personnel au plus près des situations de travail fait souvent la différence. Ces représentants sont ceux qui peuvent alerter en cas de défaillance, au cas où les FDS ne sont pas rédigées en français, où l'évaluation n'est pas assez poussée, où les fiches de poste sont absentes, etc. Je souhaite insister sur un cas de non-respect de la réglementation : la VLEP doit être mesurée sur la base d'une stratégie dite « de mesurage ». Cette stratégie est réglementaire ; or nous constatons, au cours de nos expertises, que cette stratégie est souvent contractuelle, donc non réglementaire. En effet, soit la stratégie est difficile à mettre en oeuvre au sein de l'entreprise, soit des raisons économiques l'emportent. La stratégie choisie n'est alors pas réellement applicable. C'est bien la présence du représentant du personnel qui fait la différence concernant le respect de la réglementation. Nous proposons donc que l'inspecteur du travail puisse imposer une commission santé-conditions de travail, de façon systématique en cas de risque avéré de maladie professionnelle, et que les entreprises soient encouragées à mettre en place des représentants de proximité.

Enfin, le dispositif actuel d'évaluation correspond de moins en moins aux nouvelles organisations du travail liées au numérique. Ce dispositif est figé et ne tient pas compte de l'évolution des entreprises en termes organisationnels, techniques et humains. L'industrie va entrer dans un nouveau cycle de transformation sous l'effet du numérique, de la robotisation et de l'intelligence artificielle. Ces nouvelles technologies peuvent fournir de nouveaux moyens de prévention, mais comportent aussi de nouveaux risques.

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