Intervention de Gérard Lasfargues

Réunion du mercredi 4 avril 2018 à 14h00
Commission d'enquête sur les maladies et pathologies professionnelles dans l'industrie risques chimiques, psychosociaux ou physiques et les moyens à déployer pour leur élimination

Gérard Lasfargues, directeur général délégué de l'ANSES :

Je me propose de rappeler brièvement les missions de l'ANSES dans le domaine de la santé au travail en prenant quelques exemples de notre contribution à l'évaluation des risques professionnels et à la prévention des maladies. Je développerai ensuite les grands enjeux en distinguant risques avérés, risques émergents et risques futurs, et en traçant quelques pistes d'action.

En matière de santé au travail, l'Agence est responsable de l'évaluation des risques sanitaires, par exemple du danger toxicologique que représentent certains produits, évaluation tenant compte de qui y est exposé, quand et à quel niveau. On peut nous saisir pour évaluer le risque présenté par des agents physiques, chimiques, biologiques, mais aussi par des modes d'organisation du travail. Nous avons ainsi rendu l'année dernière un rapport sur les risques sanitaires du travail de nuit qui a mis en évidence des effets chroniques et des effets à long terme comme des maladies métaboliques, cardiovasculaires, voire certains cancers comme le cancer du sein. Nous avons aussi rendu récemment un rapport sur l'exposition des travailleurs agricoles aux pesticides, qui peut être très utile pour établir un tableau des risques qu'ils encourent. Nous évaluons les risques pour des professions bien définies, comme les égoutiers, soumis à des agents biologiques ou chimiques, nous évaluons les risques de pollution de l'air dans les enceintes ferroviaires souterraines – en clair, le métro. Ces expertises sont de plus en plus complexes en raison des polyexpositions aux risques et du fait que ceux-ci concernent différents types de populations. C'est d'ailleurs en raison de cette complexité que l'on s'adresse à nous.

Nous faisons ensuite des recommandations sur les valeurs limites d'exposition professionnelle (VLEP), en lien étroit avec les agences européennes, en particulier l'Agence européenne des produits chimiques – European Chemicals Agency (ECHA) –, responsable de tout ce qui relève des règlements européens Registration, Evaluation, Authorization and Restriction of Chemicals (REACH) et Classification, Labelling and Packaging (CLP), et, en France, avec le ministère de la transition écologique et solidaire et le ministère du travail. L'Agence a également un certain nombre d'activités règlementaires au niveau européen, pour la réglementation REACH, les produits phytopharmaceutiques et les substances biocides. Tous les dossiers pour autorisation de mise sur le marché de ces substances comportent un volet « exposition professionnelle », ce qui oblige à évaluer les risques pour les travailleurs ou les personnes exposées dans le champ professionnel. Nous élaborons, pour la France, des propositions qui pourront être faites dans le cadre des règlements REACH et CLP. Nous aidons également les pouvoirs publics en ce qui concerne les substances cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques (CMR), grâce à notre site Internet substitution.cmr. Enfin nous exerçons une vigilance via le réseau national de vigilance et de prévention des pathologies professionnelles, le RNV3P. Il regroupe l'ensemble des centres de consultation de pathologies professionnelles en France, lesquels entrent leurs observations et données dans une base nationale coordonnée par l'ANSES – elle compte plus de 400 000 observations. Nous travaillons avec les cliniciens du réseau, à l'aide de méthodes statistiques de fouille de données permettant de faire ressortir des signaux émergents de pathologies du travail, dues à des agents encore peu connus comme les nanomatériaux.

J'en viens aux risques. Pour les risques avérés, notre mission essentielle est la surveillance des populations exposées et la prévention primaire, en étroite collaboration avec d'autres agences comme l'établissement Santé publique France (SPF). Dans ce domaine des risques avérés, il s'agit d'évaluer certains agents, comme les CMR, mais aussi de mieux approcher les polyexpositions. Autrefois, les expositions ne concernaient souvent que quelques agents chimiques très dangereux comme le benzène et l'amiante ; aujourd'hui on est plutôt exposé à de faibles doses de multiples substances chimiques. La méthodologie de l'évaluation doit en tenir compte pour produire des recommandations pertinentes sur la gestion de ces risques, et la traçabilité des agents à risques est très importante. De même, il est important de connaître les expositions tout au long de la vie. La notion d'exposome, concept correspondant à la totalité des expositions à des facteurs environnementaux, est désormais inscrite dans la loi. Il s'agit d'évaluer pour une personne, de l'embryon in utero jusqu'à la fin de vie, l'ensemble des expositions qu'elle subit en tant que consommateur ou que travailleur, ce qui est très utile pour les maladies chroniques et les cancers. Par exemple, pour un perturbateur endocrinien comme le bisphénol A, il importe de savoir quels sont les principaux lieux d'exposition pour adapter la prévention en conséquence, pour les femmes enceintes, les enfants ou les travailleurs si ces derniers sont exposés au premier chef.

Pour les risques émergents, nous avons adopté la définition de l'Agence européenne de santé au travail : il s'agit soit d'agents nouveaux, comme les nanomatériaux ou les perturbateurs endocriniens, soit de ce que l'on appelle des old friends in new places, risques connus se manifestant dans de nouvelles expositions ou de nouveaux secteurs. Autrefois, la silice cristalline provoquait la silicose des mineurs de fond ; aujourd'hui c'est façonner les plans de travail de cuisine en pierre très dure et en quartz qui engendre des expositions aiguës à la silice. On ne connaît pas forcément les populations exposées à des risques émergents : qui l'est par exemple aux nanomatériaux sur les lieux de travail, et à quel niveau ? Il faut documenter cela pour agir. Sans attendre d'ailleurs que les risques provoquent des pathologies, nous proposons des mesures de précaution. Il en va de même pour les perturbateurs endocriniens et nous voulons que la France soit proactive pour faire évoluer la réglementation européenne.

Une autre notion importante désormais est celle de population vulnérable. Pour les agents chimiques, par exemple, les conditions d'exposition changent et il y a désormais de nouvelles populations au travail, comme les migrants et les travailleurs détachés, dont le suivi est d'autant plus difficile et aléatoire que les facteurs de précarité se cumulent : ce sont souvent ces travailleurs que l'on retrouve dans des entreprises sous-traitantes et qui sont les moins informés, les moins qualifiés et en contrat précaire. Pour évaluer les expositions aux risques, il ne faut pas s'en tenir aux facteurs chimiques mais prendre en compte aussi les conditions de travail et les circonstances d'exposition. C'est pourquoi siègent dans nos comités, en plus des experts, médecins et toxicologues, des intervenants de sciences sociales, de sociologie et d'ergonomie, pour procéder à une évaluation dans un contexte global. Un autre problème tient à ce que les situations d'exposition sont concentrées dans les très petites et petites entreprises, qui représentent 80 à 85 % du total, où il n'y a pas de comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ni de service d'hygiène et de sécurité, et où il est plus difficile de faire passer l'information sur les mesures de prévention et de protection collective et individuelle. Il est très important de le prendre en compte dès le début, comme peut le faire l'Agence.

S'agissant des risques futurs, il faut chercher à les anticiper. Ils peuvent être liés par exemple au changement climatique – inondations, froid et neige, exposition aux intempéries accrue pour les travailleurs des chantiers. Systématiquement, nous essayons de voir si cet élément est à considérer dans nos évaluations. Les risques futurs peuvent aussi découler des nouvelles technologies de l'information, avec les risques psychosociaux, ou de l'économie circulaire, avec le recyclage des déchets. On connaît mal l'exposition des travailleurs aux risques lors du recyclage des déchets informatiques ou électroniques.

Je terminerai cette introduction en évoquant quelques pistes. Une bonne évaluation nécessite des données, donc est forcément liée à la recherche. À l'évidence, les moyens de la recherche en santé au travail doivent être non seulement pérennisés, comme le programme d'évaluation de la santé au travail dans le cadre de l'Agence, mais renforcés. Le programme national de recherche environnement-santé-travail (PNREST), que nous coordonnons depuis plusieurs années et qui, depuis sa création en 2007, bénéficie d'un budget significatif – un million d'euros par an – provenant du ministère du travail, a permis de mieux structurer les équipes disciplinaires de recherche dans ce domaine et d'accroître leurs compétences. Mais à ce stade, il faut un effort supplémentaire. Il faudrait développer cet axe de recherche santé-travail dans les appels européens et dans le programme européen « Horizon 2020 », où la santé au travail ne tient pas la place qu'il faudrait à nos yeux. Le directeur de l'Agence est très attaché à porter des propositions au niveau européen pour obtenir des financements dédiés à ces problématiques.

Il faut aussi pérenniser des dispositifs qui aident à renseigner sur les conditions de travail et l'exposition aux risques professionnels. L'enquête de surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels (SUMER) et les enquêtes des ministères ont été très utiles. Mais il y a aussi tous les dispositifs de suivi longitudinal et prospectif de populations exposées aux risques, et la grande cohorte épidémiologique Constances qui permet de suivre beaucoup de cas et d'investiguer des risques professionnels. Il est important que ces dispositifs soient soutenus.

L'Agence est très attachée à ce qu'on identifie les expositions professionnelles, car c'est la base des évaluations. Si l'on ne connaît pas les expositions passées, on ne peut établir de probabilités sur les risques différés, les maladies chroniques, les cancers, les maladies cardiovasculaires, les risques psychosociaux ou liés aux perturbateurs endocriniens. Une mission a été confiée au professeur Paul Frimat sur la traçabilité des expositions aux agents chimiques dangereux. Mais la question est plus générale, et c'est parce que l'Agence coordonne le RNV3P que la direction générale du travail (DGT) lui a confié la coordination d'un groupe de travail qui élabore un thésaurus des expositions professionnelles. Cet outil sera commun à un certain nombre d'acteurs et la centralisation permettra de mieux exploiter les contributions des services de santé au travail. Pour mieux appréhender les maladies professionnelles, il faut aussi améliorer l'interopérabilité des bases de données d'exposition professionnelle et celles des régimes de sécurité sociale, en créant des identifiants communs pour les entreprises ou les personnes. Ainsi, on a pu faire reconnaître, pour les travailleurs agricoles, le risque particulier causé par les pesticides au regard de la maladie de Parkinson, grâce à ce croisement des données. Le plan santé-travail actuel comporte d'ailleurs la mise en place d'une cartographie des bases de données, pour réfléchir à leur interopérabilité. L'Agence la coordonne sous la responsabilité de la DGT et nous pourrons vous transmettre certains éléments sur la cartographie.

Développer la prévention nécessite de développer le conseil en prévention, donc la formation en santé au travail. C'est très important pour les médecins, puisqu'un certain nombre de pathologies ont des effets différés : la plupart des cancers professionnels se déclarent après 65 ans, quand les gens sont à la retraite. Ce ne sont plus les professionnels de la santé au travail qui voient ces personnes, mais les médecins généralistes et autres. Il faut qu'ils aient un minimum de formation pour aborder la question des expositions professionnelles passées. Or la formation initiale ou continue des médecins dans ce domaine est, de l'avis général, insuffisante. Les postes hospitalo-universitaires dans cette discipline sont trop peu nombreux, comme l'ont souligné plusieurs rapports, dont l'un du professeur Frimat qui avait fait des propositions dans ce domaine. Cette formation est très importante notamment pour le suivi des risques émergents et les conseils de prévention, par exemple aux femmes enceintes ou qui désirent l'être, à propos des perturbateurs endocriniens dans leur milieu de travail. Actuellement les gynécologues et les sages-femmes n'ont pas la formation adéquate pour le faire. Lier la formation et la recherche est nécessaire car seules les équipes pluridisciplinaires peuvent être efficaces.

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