Intervention de Martial Brun

Réunion du jeudi 22 mars 2018 à 14h50
Commission d'enquête sur les maladies et pathologies professionnelles dans l'industrie risques chimiques, psychosociaux ou physiques et les moyens à déployer pour leur élimination

Martial Brun, directeur général de Prévention, Santé, Services, Entreprises (Présanse), anciennement Centre interservices de santé et de médecine du travail en entreprise (CISME) :

La séquence de présentation est intéressante, puisque nous sommes partis du terrain, avec l'exemple d'un service de santé au travail, pour arriver à notre organisation, qui fédère la quasi-totalité des associations de services de santé au travail interentreprises. Le périmètre des 240 SSTI concernés recouvre 15 millions de salariés et 1,5 million d'établissements. Il n'existe pas, dans ce domaine, d'agence nationale déclinée au niveau territorial : nous disposons d'entités locales, qui se consolident dans la représentation nationale. Nous formons, en matière de prévention, un réseau exceptionnel par la proximité qu'il permet. Partout en France, des services de santé au travail existent : toute entreprise, tout salarié a un médecin du travail, voire une équipe pluridisciplinaire susceptible d'intervenir à ses côtés, avec toutefois des disparités, des densités différentes. Nous restons toutefois universels dans le sens où l'ensemble du territoire et des entreprises du secteur privé, de la TPE à la PME pour ce qui nous concerne, est couvert par ces associations, ce qui, en termes de promotion de la santé et de prévention, offre une disponible d'accès assez remarquable.

Depuis 2011, nous avons quatre missions. Ceci a d'ailleurs été rappelé, de manière opérationnelle, par les représentants de l'ACMS. Ces quatre missions, définies par le code du travail, sont l'action en milieu de travail, le suivi de l'état de santé, le conseil et la sensibilisation de l'entreprise à la prévention, et enfin la traçabilité et la veille sanitaire. Si la perception générale est très centrée sur le suivi individuel de l'état de santé des salariés, cet aspect n'est selon nous pas dissociable d'une bonne connaissance du poste et des conditions de travail dans l'entreprise. Il n'est pas envisageable de dispenser un conseil pertinent sans mettre en relation état de santé et situation de travail. Il n'est a fortiori pas possible d'effectuer une traçabilité des expositions professionnelles sans être allé auparavant sur le lieu de travail et avoir vu l'ensemble des salariés.

Notre réseau, malgré ses difficultés de densité et de répartition de la ressource humaine, est toujours en capacité, sur une période de cinq ans, de rencontrer les 15 millions de salariés relevant de notre champ et la majorité des entreprises du secteur privé, y compris les très petites. Nos ressources humaines sont en constante évolution, et ce de façon assez spectaculaire au cours des dix dernières années. Je cite souvent en exemple le service de la Manche, qui a réalisé 95 % des fiches d'entreprise de ses adhérents. Cela signifie que toutes ces entreprises ont, sur une période de cinq ans, reçu la visite d'un assistant technicien, d'un ergonome, d'une infirmière santé travail ou d'un médecin du travail. Pour nous, repérer la réalité des situations de travail est la base de la prévention. Notre réseau possède toujours cette capacité. Bien évidemment, toutes les fiches d'entreprises ne sont pas réalisées sur l'ensemble du territoire. Nous sommes toutefois en train d'essayer de corriger cela depuis 2016-2017, puisque nos quatre missions, assorties de nouvelles réglementations sur le suivi de l'état de santé, permettent de rééquilibrer le temps consacré à l'action en milieu de travail, au suivi individuel, au conseil, à la traçabilité et la veille sanitaire. Les entreprises bénéficient donc de ce potentiel d'acteurs de proximité.

Ceci suppose toutefois de faire évoluer la culture de la prévention.

La capacité à le faire est très importante dans notre vision de l'efficience de la santé au travail. Nous sommes persuadés que l'efficacité réside dans la conscience du chef d'entreprise et des salariés des facteurs de risque auxquels ils sont exposés et des actions possibles pour y remédier. Ce sont eux, les véritables acteurs de la prévention, et il est de notre devoir de les accompagner. In fine, c'est bien au sein de l'entreprise que se joue la prévention.

La branche des services de santé au travail compte 16 000 collaborateurs. Même si tous ne sont pas sur le terrain, cette capacité d'entrer en interaction avec les chefs d'entreprise et les salariés est fondamentale pour changer les comportements.

Réussir notre mission suppose aussi de disposer d'un système d'information adapté. Notre mission en matière de traçabilité des expositions professionnelles n'est réalisable que si nous parvenons à établir le curriculum laboris, grâce à l'utilisation d'un identifiant unique nous permettant de suivre le salarié tout au long de sa carrière. Présanse a écrit encore très récemment au Premier ministre pour lui demander de bénéficier enfin de l'autorisation, pour les services de santé au travail, d'utiliser le numéro de sécurité sociale sous sa forme identifiant national de santé. Je rappelle d'ailleurs à ce titre que, depuis 2008, la Haute Autorité de santé (HAS) recommande d'identifier le dossier médical santé au travail par le numéro de sécurité sociale et préconise de l'informatiser. Nous manifestons donc une certaine impatience à ce que nous puissions enfin l'utiliser. La loi dite « Touraine » est d'ailleurs très claire : l'identifiant national de santé doit servir à toute prise en charge thérapeutique de prévention. Nous nous sentons évidemment très concernés par cette définition. En fait, nous recevons ce numéro de sécurité sociale dans le cadre des déclarations uniques d'embauche. Nos professionnels de santé ont, selon la loi « Touraine », le droit de l'utiliser ; mais le service qui produit les moyens informatiques n'a pas le moyen de le stocker ou de le traiter. Nous nous trouvons donc dans une situation ubuesque, dont nous aimerions vraiment sortir, car elle constitue une perte de chance pour le salarié. Il est bien évident que le secret se transmet par l'autorisation du salarié objet de ce dossier médical ; mais dans tous les cas, en matière de maintien dans l'emploi, tant dans l'industrie que dans n'importe quel autre secteur, il est essentiel, lorsqu'un incident survient, y compris dans la vie courante, d'envisager très rapidement le retour à l'emploi : plus tôt on l'envisage, plus tôt il est effectif. Ceci est démontré par une abondante littérature internationale. Ceci suppose que la médecine de soins, la médecine de rééducation fonctionnelle, la sécurité sociale et la médecine du travail puissent s'inscrire dans un parcours dont le lien est a priori le dossier médical. Sans ce document et la clé que représente l'identifiant national de santé, on se retrouve en situation d'échec.

Il s'agit là d'un point essentiel, d'un levier d'efficacité important, d'autant plus que 80 % des entreprises adhérentes des services de santé au travail ont moins de dix salariés. Le champ industriel compte en effet de grands établissements, mais aussi des sociétés de sous-traitance et d'intérim. Face à la mobilité de plus en plus grande des salariés au cours de leur parcours professionnel, la traçabilité ne peut être effective que si l'on dispose d'un système d'information efficient. L'une des clés du succès de notre mission réside donc dans le développement d'un système d'information interopérable entre les différents acteurs. Ce dispositif impliquera en effet d'autres sphères que la nôtre, dont les services autonomes de santé au travail et la Mutualité sociale agricole (MSA), avec qui il conviendra d'imaginer l'interopérabilité si l'on veut avoir une vision complète du parcours des salariés. Les ponts vers la fonction publique sont par ailleurs encore assez peu nombreux ; il y a également dans ce domaine une réflexion à mener. Il est évident que si le dossier médical personnel comportait un volet « santé au travail », nous serions dans la possibilité de maintenir ce lien.

Notre réseau compte, je le rappelle, 16 000 collaborateurs, dont 5 000 médecins du travail représentant 4 000 équivalents temps plein (ETP). Nous recrutons également un grand nombre d'infirmiers, d'ergonomes, d'assistants techniciens. Je n'insisterai pas davantage sur cette pluridisciplinarité, dont il a déjà été fait mention. Ceci nous donne l'assurance de mettre à la disposition de chaque entreprise des ressources de haut niveau. L'idée est de disposer d'une sorte de scan premier des situations de travail, consignées dans la fiche d'entreprise, de voir régulièrement les salariés pour connaître leur état de santé et, au vu de ces deux éléments, de nous concentrer sur les foyers de risque. Ceci permet de cibler les actions. Nous ne sommes sortis du systématisme que très récemment et dirigeons désormais les ressources là où les besoins sont les plus importants.

Près de 300 000 lieux de travail ont été visités l'année dernière par les services de santé au travail. 7,5 millions de visites médicales par un médecin et un peu plus de 1,5 million d'entretiens infirmiers ont été réalisés durant cette même période. Nous disposons de ces chiffres dans le cadre de Présanse ; mais il n'existe plus de données disponibles consolidées au niveau de l'État. Or il est très difficile d'évaluer l'efficience d'un système sans chiffres communs et partagés. Ceci renvoie à la question, évoquée précédemment par Nicolas Le Bellec, du pilotage des politiques, qui nous semble être un levier très important de l'efficience de notre action.

Nous fonctionnons avec des autorisations administratives délivrées par les directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE). Existe-t-il une politique d'agrément définie au niveau national, commune à toutes les DIRRECTE ? Est-elle déclinée de manière homogène sur l'ensemble du territoire ? Comporte-t-elle des indicateurs communs ? Témoigne-t-elle d'une volonté relative au dossier médical santé travail ? Ma position me permet de voir circuler beaucoup de décisions d'agrément. Or je constate que jamais la problématique du dossier médical individuel informatisé n'y est posée, pas plus d'ailleurs que celle du dossier de l'entreprise, qui est également un facteur de traçabilité. Les sujets de pluridisciplinarité sont traités de façon très inégale sur le territoire. Notre profession est par ailleurs favorable à une certification de nos organisations, de tierce partie. Tous ces éléments conduiraient à promouvoir des services de santé au travail disposant d'une taille critique, gage d'une qualité accrue. Le rééquilibrage des quatre missions citées précédemment permet en effet un fort potentiel d'action auprès de toute entreprise, quelle qu'elle soit, avec une vision dans la durée, tout au long des carrières.

L'efficacité en termes de prévention ne peut s'envisager que dans la durée. Nous observons par exemple des effets différés à trente ans. Il est donc très important de stabiliser les objectifs, les structures, l'environnement. La mission sur la santé au travail confiée par le Premier ministre à Mme Charlotte Lecocq va certainement conduire à redéfinir un certain nombre d'aspects ; mais il est important que l'effort soit maintenu. On ne peut obtenir de résultats probants en matière de prévention en changeant d'objectifs tous les deux ans. Par ailleurs, nous devons « manager » nos 16 000 collaborateurs et ils doivent pouvoir disposer d'orientations leur indiquant le cap à suivre pour plusieurs années. On peut expliquer à des spécialistes en médecine qu'il faut sortir de leur cabinet médical pour investir le champ de la santé au travail et développer des compétences de haut niveau sur différents sujets : si demain on leur signifie qu'il faut retourner dans leur cabinet et se consacrer essentiellement au suivi individuel, on risque, en termes d'attractivité, de perdre beaucoup de monde. Il est très important de disposer d'une vision complète, dans la durée.

Le métier de médecin du travail est passionnant, mais insuffisamment connu parmi les spécialités médicales. Un rapport récent de l'IGAS traitait de la question de l'attractivité de cette fonction. Nous avons, par la force des choses, appris à fonctionner avec moins de médecins du travail. Nous en avons néanmoins grandement besoin. Les visites de pré-reprise, de reprise ou à la demande requièrent en effet de la part de cette spécialité une double expertise, à la fois du poste de travail et de l'état de santé. Toute la force de nos équipes pluridisciplinaires, coordonnées par les médecins du travail, réside justement dans cette double connaissance. Nous savons fonctionner avec moins, mais il existe un seuil, que nous savons définir et que l'IGAS a également estimé à environ 3 000 ETP, à condition qu'ils soient parfaitement répartis sur le territoire national, ce qui n'est malheureusement pas le cas. Sinon, le système ne pourra pas vraiment jouer son rôle dans ses quatre missions.

Il faut donc faire connaître cette spécialité. Nous avons écrit à Mme Buzyn à propos du stage du service sanitaire. Sans doute savez-vous qu'un stage de trois semaines dans le domaine de la prévention est envisagé pour tous les futurs personnels de santé : il serait très opportun de pouvoir proposer comme terrains de stage les services de santé au travail, dédiés par vocation à la prévention en environnement de travail. Des expériences de stages d'externes, menées notamment à Lille, Grenoble et Paris, ont montré que les futurs médecins découvraient cette spécialité à cette occasion et que celle-ci ne leur avait jamais été présentée au cours de leur formation. Or ceci mériterait d'être généralisé pour créer des vocations. Le professeur Duguet, vice-doyen de la faculté de médecine de Paris, a ainsi mis en place pour tous les étudiants de médecine des stages ultra courts en santé au travail, comme dans d'autres secteurs – dont le Samu social –, afin de leur ouvrir le champ des possibles dans leur pratique. De telles initiatives doivent être encouragées. Le stage du service sanitaire est sans doute un moyen pertinent pour faire découvrir cette spécialité. Il faut aussi savoir que les médecins s'installent généralement là où ils ont été formés. S'il n'existe pas de chaire universitaire de médecine du travail sur un territoire, comme cela est le cas entre le sud de Paris et Clermont-Ferrand, vers l'ouest, mais aussi à Dijon, où la chaire est en train de fermer, ceci crée un vide très important, un désert médical de la spécialité. Ces éléments relèvent de l'aménagement du territoire et doivent être pris en compte si l'on veut soutenir cette spécialité.

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