Intervention de Nicolas le Bellec

Réunion du jeudi 22 mars 2018 à 14h50
Commission d'enquête sur les maladies et pathologies professionnelles dans l'industrie risques chimiques, psychosociaux ou physiques et les moyens à déployer pour leur élimination

Nicolas le Bellec, directeur général de l'Association interprofessionnelle des centres médicaux et sociaux de santé au travail de la région Île-de-France (ACMS) :

L'ACMS a été créée le 9 mai 1945. Cette association suit aujourd'hui plus d'un million de salariés en Île-de-France et 53 000 entreprises adhérentes, implantées dans 82 000 lieux de travail, dont 76 % comptent moins de dix salariés, ce qui est assez représentatif de la taille des entreprises de la région.

L'ACMS, comme l'ensemble des services de santé au travail interentreprises (SSTI), est financée intégralement par les seuls employeurs. Sa gouvernance est paritaire. Elle compte 1 200 salariés, dont 300 médecins du travail, 130 infirmiers en santé au travail avec un déploiement progressif lié à la réforme de 2016, une centaine d'assistants en santé au travail, une centaine de « préventeurs » – intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP) ou ingénieurs – et présente la particularité, par rapport aux autres SSTI, de s'être dotée dès sa création en 1945 d'une équipe d'assistants sociaux chargés – même si les termes employés à l'époque n'étaient pas exactement ceux-ci – de déployer des actions de maintien dans l'emploi et de prévention de la désinsertion professionnelle. Nous disposons ainsi véritablement d'une organisation pluridisciplinaire, avec un investissement plus marqué depuis dix ans dans ce domaine, puisque l'ACMS a recruté des ergonomes, des psychologues du travail, des techniciens en hygiène, sécurité, environnement et s'est dotée d'une équipe d'enquête en matière d'épidémiologie. Une centaine d'enquêtes, dont la liste figure dans le dossier documentaire que je vous ai déposé, a été réalisée dans ce cadre, dont certaines dans le domaine industriel.

La force de la santé au travail aujourd'hui est, de notre point de vue de praticiens, d'allier suivi individuel des salariés et actions en milieu de travail. Un service comme l'ACMS effectue 450 000 visites individuelles par an, sous forme d'examens médicaux ou de visites assurées par les infirmiers, en fonction du positionnement des salariés en suivi individuel général (SIG), suivi individuel adapté (SIA) ou suivi individuel renforcé (SIR) selon la cotation de 2016, et 45 000 actions en milieu de travail, réalisées par les équipes pluridisciplinaires. Ces deux dimensions sont à nos yeux indissociables. Lors des précédentes auditions auxquelles vous avez procédé, j'ai pu entendre certains des intervenants indiquer qu'il fallait séparer les deux aspects. Au regard de notre pratique, nous estimons au contraire que cela entraînerait une régression de l'ensemble de la politique de prévention en matière de santé au travail pour les salariés et les entreprises. Les deux éléments sont, pour nous, intimement liés.

La problématique de l'élimination des maladies et pathologies professionnelles dans l'industrie posée par votre commission d'enquête soulève deux questions : la première concerne la nécessité de mettre en place des dispositifs de traçabilité des expositions aux risques, la seconde le déploiement des instruments de la prévention.

Je souhaiterais, dans mes propos introductifs, évoquer ces deux volets à la lumière de la pratique et témoigner de cette réalité en tant que directeur de l'ACMS et praticien. Je pense que nous disposons d'ores et déjà, sur ces deux aspects, des moyens pour déployer des dispositifs efficaces. Mais ceci se heurte souvent à une carence de volonté politique ou à une forme d'hypocrisie collective des acteurs pour déployer des dispositifs existants, qui peuvent freiner ou empêcher la mise en oeuvre pratique de politiques de prévention.

Je reviens tout d'abord sur les enjeux de traçabilité. C'est le socle en matière de maladies professionnelles. Il s'agit d'un impératif : dès lors que le risque est identifié – ce qui est assez facile dans les entreprises industrielles –, il est absolument indispensable de « tracer » l'exposition, c'est-à-dire de déterminer qui dans l'entreprise est exposé et quelles sont la durée et la fréquence de l'exposition. Ceci est le gage de l'efficacité du suivi individuel professionnel, voire post-professionnel.

Je pense notamment à un salarié qui a travaillé dix ans dans une entreprise de broyage de l'amiante, qui n'existe plus aujourd'hui, en Seine-Saint-Denis, à Aulnay-sous-Bois, puis pendant vingt ans dans une usine d'assemblage automobile, qui a fermé depuis, toujours dans la même commune, avant de finir sa carrière comme cariste dans une entreprise de logistique à Évry. Il n'y a aujourd'hui aucune chance que son dossier complet arrive au médecin du travail qui va le recevoir pour effectuer la visite de fin de carrière que vous venez d'adopter et qui constitue selon nous une excellente mesure, permettant de sécuriser, au terme d'une carrière professionnelle, la connaissance des risques auxquels un salarié a pu être exposé.

Dans le cas concret que je viens d'évoquer, le salarié a été exposé pendant dix ans au risque de mésothéliome, pendant vingt ans au risque de trouble musculo-squelettique (TMS), puis, sur la dernière partie de sa carrière, aux vibrations transmises à l'ensemble du corps. Au cours de son parcours professionnel, ce salarié aura été suivi par des services de santé au travail autonomes et par des services interentreprises ; mais personne n'en aura la trace. La traçabilité constitue vraiment pour nous aujourd'hui un enjeu majeur. Ceci donnera du sens à la visite de fin de carrière, à la condition toutefois que l'on puisse, pour permettre cette surveillance médicale, d'une part utiliser l'identifiant national de santé (INS), d'autre part avoir accès au dossier médical partagé (DMP).

Concernant ce dernier aspect, je suis intervenu en août et en septembre derniers auprès de la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) et des ministères sociaux. Il me semble en effet incompréhensible, alors que les services de santé au travail suivent quinze millions de salariés dans le pays, que l'on se heurte à des réticences face à l'idée de permettre aux services de santé d'accéder, en consultation comme en alimentation, au DMP, qui va connaître un déploiement important dans les prochaines années.

A l'instar de la carte Vitale voici une quinzaine d'années, le DMP va se banaliser. J'en ai la conviction, au regard notamment des efforts que produit l'assurance maladie à cette fin. Mais lorsque nous interrogeons la branche maladie pour savoir quand nous pourrons participer à ce déploiement, nous constatons que des « groupuscules d'activistes » ne voient pas d'un bon oeil l'accès des médecins du travail et des services de santé au travail au DMP et bloquent le dispositif. La CNAM nous répond en citant l'article L. 1111-18, alinéa 3, du code de la santé publique, qui indique que « le dossier médical partagé n'est pas accessible dans le cadre de la médecine du travail ». Ceci est invraisemblable, dans la mesure notamment où il existe dans le DMP, à côté du volet dédié aux soins de ville, une rubrique consacrée à la prévention, dont l'un des premiers acteurs est précisément le service de santé au travail. Le DMP est en quelque sorte le carnet de santé de l'assuré social et du salarié. La stratégie nationale de santé a prévu que nous fassions partie du dispositif, ce qui signifie que les ministères sociaux ont intégré cette dimension. Le rapport publié l'an dernier par l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) a clairement mentionné que les services de santé au travail devaient pouvoir accéder au DMP. Aujourd'hui, nous attendons une loi. Tant que la loi n'aura pas évolué, nous ne pourrons pas intégrer le dispositif. Je trouve paradoxal que le blocage soit le fait de ceux-là mêmes qui prônent la prévention.

Le deuxième sujet en lien avec la traçabilité est l'accès à l'identifiant national de santé (INS). Les services de santé au travail détiennent aujourd'hui des informations permettant de mettre en place un véritable curriculum laboris. C'est là d'une mine d'or, que nous ne partageons pas car nous sommes des entités juridiques distinctes, qu'il s'agisse des services de santé autonomes ou des services interentreprises. Les dossiers médicaux informatisés en santé au travail, tels qu'ils existent actuellement, ne sont pas interopérables. Il faudrait pour cela disposer d'un identifiant unique, qui est encouragé par les pouvoirs publics. Il n'y a donc pas d'opposition de principe. Le problème réside dans le fait que le décret n° 2017-412 du 27 mars 2017, qui pose le principe que le numéro de sécurité sociale sera l'identifiant national de santé – ce qui répond parfaitement à notre souhait –, conditionne, dans son article 2, l'utilisation de cet identifiant à la parution d'un décret d'application, devant intervenir au plus tard le 31 mars 2018. Nous sommes aujourd'hui le 22 mars et l'arrêté n'est toujours pas sorti. Je vois là un paradoxe, dans la mesure où il nous est demandé de mettre en place des systèmes interopérables pour construire le curriculum laboris. Aujourd'hui, lorsqu'un salarié change d'entreprise et n'a plus le même SSTI, son dossier ne suit pas automatiquement. Il y a pourtant là un enjeu de prévention, lié notamment à la possibilité d'effectuer une surveillance médicale : aujourd'hui, cela ne nous est pas permis.

L'accès à l'INS et au DMP est, en termes de points d'entrée dans la politique de prévention, entre les mains des seuls pouvoirs publics.

Outre la traçabilité, le deuxième sujet majeur concerne les instruments de prévention. Les outils existent, mais leur déploiement relève d'une volonté politique, qui fait parfois défaut. En matière de prévention industrielle, quatre dispositifs permettent, lorsqu'ils sont mis en oeuvre, de réduire fortement la probabilité de survenance du risque. La formalisation de la fiche d'entreprise en constitue le socle. Ce document est vraiment le point de départ de la prévention. Lorsqu'une entreprise adhère à un SSTI, celui-ci a l'obligation, dans l'année qui suit l'adhésion, d'élaborer une fiche d'entreprise, permettant d'identifier les risques, leur nature, leur localisation, leur importance, de déterminer les actions de prévention nécessaires et de faciliter leur mise en oeuvre. Aujourd'hui, ce document n'est réalisé que pour une entreprise sur deux en France. Sa trame n'a en outre pas été actualisée par la direction générale du travail (DGT) depuis 1989, ce qui a conduit les SSTI à aménager le document à leur convenance, marquant ainsi la faillite d'une gestion coordonnée. La fiche d'entreprise demeure toutefois le socle du dispositif, conformément au code du travail.

Le deuxième outil, dans le domaine industriel, est la fiche de données de sécurité. Les fournisseurs ont l'obligation d'établir et de communiquer, pour chaque produit, une fiche permettant de cadrer les conditions de stockage et d'utilisation, ainsi que les risques liés à son usage. Ceci permet aussi aux services de santé au travail, le cas échéant, de chercher des produits de substitution, si l'entreprise en émet le souhait.

Les SSTI sont des acteurs majeurs de ces deux premières phases.

Il appartient ensuite à l'entreprise de se saisir de ces données pour réaliser le troisième volet du dispositif, à savoir le document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP), qui a vocation à formaliser, sur la base des deux éléments précédents, les risques, leur fréquence et leur gravité. Il va constituer le socle des plans d'action.

La concrétisation du DUERP s'effectue notamment dans le cadre du dernier volet, qui consiste en l'évaluation du risque chimique. Dans le domaine industriel, cet élément fonctionne bien.

L'arsenal méthodologique existe donc pour développer une prévention efficiente et réduire les maladies professionnelles. Dans la pratique, nous disposons d'exemples probants, sur lesquels va revenir le docteur Bohin, qui, en tant que praticien, a accompagné des entreprises dans ce domaine.

Nous avons aussi mis en lumière quelques points de vigilance, sur lesquels je souhaite insister. Le premier, que j'évoque en tant que directeur et non pas en tant que représentant de la gouvernance des SSTI, concerne les politiques d'agrément des services de santé au travail. Les services de l'État contribuent, de mon point de vue, à l'émiettement de la profession. Le fait de maintenir artificiellement des structures qui ne sont pas en capacité de déployer des organisations pluridisciplinaires crée clairement une faiblesse dans la mise en oeuvre de la politique de prévention dans ce pays. En Île-de-France par exemple, il existe 25 SSTI, dont le plus petit compte trois médecins et le plus grand trois cents, soit un rapport de un à cent. Certains services de santé au travail autonomes sont agréés pour des entreprises ayant moins de huit cents salariés. Ceci crée un éclatement et une politique non homogène sur le territoire. Nous attendons beaucoup, à cet égard, des résultats de la mission « santé au travail » en cours. Pour éviter cet émiettement, il faudrait accompagner une restructuration du réseau et viser une assise départementale, voire régionale.

Le deuxième élément concerne le refus de prise en charge des prescriptions de prévention par la sécurité sociale. Un amendement récent, déposé à ce propos par un membre de votre commission, M. Vercamer, a été rejeté. Les équipes de médecins du travail prescrivent régulièrement des actes médicaux, dans le cadre de la politique de prévention : il peut s'agir de radiographies pulmonaires, d'examens sanguins liés à l'exposition à un risque dans l'entreprise. Or il existe là aussi un hiatus entre le discours et la pratique : alors que l'on met l'accent sur la volonté de mettre en place un système orienté davantage vers la prévention que vers la réparation, un amendement allant en ce sens est retoqué au motif que cette médecine est financée dans le cadre d'un dispositif particulier. Pour autant, un acte de prévention reste un acte de prévention. Il faut savoir que cela représente 20 millions d'euros, sur un budget de 200 milliards.

Je souhaiterais pour terminer vous donner un exemple, relatif à la gestion des TMS dans le secteur aéroportuaire. Il concerne une action récente que l'ACMS accompagne depuis trois ans dans les entreprises de sous-traitance chargées des bagages. Cette action est emblématique, car elle associe les services de l'État, les partenaires sociaux, les employeurs – donneurs d'ordres et entreprises de sous-traitance –, et l'ensemble des SSTI des deux grandes zones aéroportuaires de Paris. Au bout de trois ans, tous les éléments de diagnostic ont été posés, accompagnés de propositions de solutions en termes de prévention des TMS. Or à l'issue de ces travaux, le dispositif de rangement automatique des bagages qui existait sur le Boeing 737 a été démonté, au motif que son poids entraînait une consommation plus importante de kérosène, si bien que les salariés des entreprises de sous-traitance de l'aéroportuaire entrent de nouveau dans les soutes, ce qui signifie du travail accroupi, entraînant des lombalgies, des TMS, alors même que l'on dispose des éléments de solution et que la réflexion a été menée. La logique économique s'est imposée, rendant caduc tout le travail préalablement effectué. Il s'agit là d'un contre-exemple. Le docteur Bohin vous présentera tout à l'heure des cas dans lesquels la prévention a fonctionné.

Je pense, pour conclure, que la prévention dans le domaine de la santé au travail, dans l'industrie comme ailleurs, donne vraiment de solides atouts pour réduire l'altération de la santé des salariés du fait de leur travail, dès lors que les pouvoirs publics veillent au respect de la législation et mettent en place des réglementations facilitantes.

Il m'apparaît enfin qu'il ne faut pas se concentrer uniquement sur les grandes et très grandes entreprises, qui disposent de moyens et d'équipes de préventeurs et savent développer de réelles politiques de prévention. De notre point de vue, les besoins les plus prégnants se situent dans les PME et les entreprises de taille intermédiaire, moins bien outillées et souvent moins bien suivies.

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