Intervention de Alain Carré

Réunion du jeudi 15 mars 2018 à 14h30
Commission d'enquête sur les maladies et pathologies professionnelles dans l'industrie risques chimiques, psychosociaux ou physiques et les moyens à déployer pour leur élimination

Alain Carré, vice-président délégué de l'Association Santé et Médecine du travail (a-SMT) :

L'Association Santé et Médecine du travail, plus connue sous le sigle a-SMT, est une association qui regroupe des praticiens, médecins du travail en activité ou à la retraite. Nous réfléchissons au métier de médecin du travail et aux difficultés que nous rencontrons pour remplir nos missions.

Notre démarche est fondée sur l'idée que la prévention des risques relatifs à la santé au travail repose sur trois grandes dimensions : la visibilité des risques et de leurs effets ; la connaissance du travail réel effectué par les opérateurs, comme les ergonomes en témoignent ; le vécu du travailleur concernant son travail.

Commençons par la visibilité des risques et des effets, et d'abord par la visibilité des risques eux-mêmes. Nous avons cherché à dresser un état des lieux, en nous concentrant sur les agents chimiques dangereux, dont les cancérogènes et les mutagènes toxiques pour la reproduction. Mais nous nous sommes heurtés à des difficultés, dues à une suppression des éléments de traçabilité individuelle et collective par les deux législatures précédentes.

Depuis 2011, en effet, l'obligation d'établir des fiches individuelles d'exposition a disparu. Cela fut compensé, pendant un temps, par la fiche de prévention des expositions, dite fiche de pénibilité. Mais celle-ci fut elle-même supprimée, remplacée par une simple déclaration et conditionnée à des seuils. Enfin, au cours de cette législature, des facteurs de risque de pénibilité ont été laissés de côté au profit d'autres.

Notre première recommandation serait donc de rétablir ces obligations de traçabilité individuelle et collective, dont la suppression témoigne malheureusement un certain manque de sérieux.

Deuxièmement, des documents réglementaires existent, tel le document unique d'évaluation des risques (DUE). Il faut cependant déplorer qu'il ne soit pas systématiquement rédigé ou, lorsque c'est le cas, qu'un certain nombre de risques n'y soient pas recensés ; en particulier, il ne contient aucun ligne directrice relative aux risques psychosociaux. Nous recommandons donc que, par voie de circulaire, les pouvoirs publics conseillent une marche à suivre systématique, en s'appuyant le cas échéant sur les éléments fournis par les experts du ministère du travail.

Le seul document qui demeure, s'agissant des cancérogènes et mutagènes toxiques pour la reproduction, est la notice de poste. Car elle existe toujours, même si on ne la voit jamais ! C'est l'Arlésienne des évaluations… Dans la grande majorité des entreprises, elle n'est en pratique pas systématiquement rédigée. Or elle pourrait donner les éléments souhaités de traçabilité individuelle et collective.

Troisièmement, des institutions qui sont les garants techniques et réglementaires de la visibilité et de la traçabilité ont subi des réformes structurelles et budgétaires : l'Inspection du travail, les associations régionales pour l'amélioration des conditions de travail (ARACT), l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT) ou encore l'Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS), établissement où les personnels ont récemment cessé le travail pour protester contre la réduction des crédits.

En matière de risques psychosociaux, l'identification des mécanismes qui en sont à l'origine ignore leur caractère consubstantiel aux organisations du travail actuelles.

Alors que le médecin du travail est porteur d'une obligation réglementaire d'alerte sur les risques et leurs effets, son action ne peut être efficace que s'il dispose des moyens nécessaires.

J'en viens à la visibilité des effets des risques sur la santé. Je n'ajouterai que deux points au propos du professeur Dewitte.

D'abord, la sécurité sociale, lorsqu'elle a présenté ses statistiques en matière de risques psycho-sociaux, a souligné que les médecins généralistes n'ont pas le réflexe de rechercher les causes professionnelles des pathologies qu'ils observent ; nous estimons qu'il y aurait peut-être, de ce point de vue, des progrès à faire dans leur formation.

Ensuite, certaines maladies professionnelles sont ignorées en ce qui concerne la visibilité des effets des risques. Il est admis, parmi les spécialistes, qu'entre 5 % et 15 % des 300 000 nouveaux cancers constatés en France chaque année sont dus à une exposition professionnelle, soit entre 15 000 et 45 000 cas. Or il n'y a que 2 000 cas reconnus comme tels, comme si les effets du risque étaient affectés d'invisibilité.

Enfin, pour les risques psycho-sociaux, je m'appuierai sur les chiffres de 2016 de la CNAM. Il est survenu, selon elle, plus de 11 000 accidents du travail et 596 maladies professionnelles. Comme le disait le professeur Dewitte, il y a donc une sous-estimation massive des maladies professionnelles. La CNAM dit elle-même que les atteintes psychiques dues aux accidents du travail sont extrêmement sous-évaluées. Comme je le disais, il serait donc intéressant de mieux y former les médecins généralistes.

S'agissant des TMS, je dois vous signaler un point choquant, à savoir la révision du tableau 57a, survenue en 2010. Effectuée au forceps, elle a entraîné une chute de 37 % des reconnaissances de maladie de l'épaule entre 2010 et 2013.

Pour les risques psychosociaux, mais aussi pour quelques risques environnementaux, notre profession est impactée par des plaintes systématiques, ou du moins fréquentes, de la part des employeurs. Ce ne sont pas moins de 200 médecins du travail qui sont concernés, sur les 400 médecins passant chaque année devant les comités disciplinaires du Conseil de l'ordre. Ce n'est au demeurant que la partie émergée de l'iceberg, car beaucoup préfèrent éviter ce passage en usant de la possibilité de se rétracter préalablement devant le Conseil de l'ordre – en pleine illégalité, puisqu'ils n'ont pas revu leur patient entre-temps… Les pouvoirs publics doivent intervenir pour que l'établissement d'un lien entre une activité professionnelle et une pathologie ne soit pas considéré, devant le Conseil de l'ordre, comme la délivrance d'un certificat de complaisance.

Notre association s'est pourvue devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), mais nous sommes ouverts à trouver des solutions. Il est encore temps pour le législateur français d'évoluer sur le sujet, avant que la CEDH se prononce.

J'en viens à mon deuxième chapitre, relatif au travail réel effectué par les opérateurs. Comme médecin du travail, j'insiste toujours sur l'importante différence entre travail prescrit et travail réel. Mais la connaissance de ce dernier passe par des observations précises faites par le médecin du travail, qui ne peut comprendre qu'à ce prix en quoi consiste le « tour de main » du travailleur, lequel n'a pas intérêt à ce que ces informations soient divulguées. La confiance est donc primordiale.

Les comités d'hygiène et de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) pouvaient donner accès à ces informations. Ils n'ont pas disparu, mais ils ont été absorbés par d'autres commissions, tandis que les effectifs de médecins du travail baissaient.

En ce domaine, nous avons formulé deux recommandations. Premièrement, il convient de rétablir les CHSCT, ou du moins leur spécificité et leurs moyens d'expertise. Deuxièmement, il convient de rendre plus attractif le métier du médecin du travail, notamment en protégeant leur indépendance professionnelle contre les recours abusifs.

J'en viens à mon troisième chapitre, le travail sur le vécu du travailleur, que nous avons étudié dans la cadre de la clinique médicale du travail. Nous essayons de comprendre ce qui se joue pour le travailleur à l'intérieur de son métier, de son activité professionnelle, en cherchant sur quels ressorts nous pourrions agir pour que la prévention soit efficace à son niveau personnel.

Cela repose sur des méthodes d'intercompréhension. Cela exige aussi un investissement en temps, non seulement des médecins du travail, mais aussi, depuis la réforme impulsée par la loi du 8 août 2016, des infirmières du travail. Cette loi les a, pour ainsi dire, laissées au milieu du gué, puisqu'elle prévoit leur intervention, sans toutefois prescrire de formation complémentaire. Nous nous retrouvons alors enfermés dans la rédaction de protocoles qui ne répondent jamais aux attentes. Mieux vaut disposer d'un personnel qui peut avoir une compétence clinique. Notre recommandation est ainsi de faire accéder à ce type de qualification les infirmières cliniciennes du travail, dont le statut a été récemment établi dans le code de la santé publique.

J'en termine par un problème qui affecte la base même de la condition de médecin : comment construire la relation de confiance nécessaire avec le patient, en l'occurrence un travailleur, alors que la récente loi relative au travail pourrait faire penser que se met en place une sélection médicale de la main-d'oeuvre ? Car le principe général de protection de la santé, consacré par le onzième alinéa du Préambule de la Constitution, s'est trouvé en quelque sorte compromis par un certain nombre d'éléments de cette loi.

À mon sens, le législateur doit revenir sur ses erreurs, s'il en commet – plutôt que de s'obstiner de manière destructrice. En particulier, il a demandé aux médecins du travail de décréter des inaptitudes à un emploi… C'est inaudible ! Malgré mon expérience de quarante ans comme médecin du travail, je suis incapable de dire si un salarié est apte à un emploi en général. Je ne peux me prononcer que sur un poste en particulier. En toute franchise, je ne sais comment le législateur s'est laissé aller à adopter de telles dispositions.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.