Intervention de Dominique Potier

Séance en hémicycle du mardi 22 mai 2018 à 15h00
Équilibre dans le secteur agricole et alimentaire — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDominique Potier :

Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, monsieur le président de la commission, chers collègues, en introduction à un colloque qui s'est tenu à Poitiers il y a quelques semaines, Benoît Grimonprez a évoqué les trois sens du mot « terre » : la matière, l'humus ; le sol, la croûte terrestre et la parcelle cadastrale ; notre planète, notre univers commun. Trois sens pour le mot « terre » et un même défi qui nous réunit aujourd'hui.

Mon parcours, mon engagement professionnel, civique, politique et territorial, mes voyages – qui m'ont permis de rencontrer des paysans partout dans le monde et d'aller à la rencontre de ceux qui ont façonné nos paysages au travers des révolutions silencieuses du passé – m'ont amené à voir dans les états généraux de l'alimentation l'occasion de deux découvertes extraordinaires. La première renvoie à ce qu'on a appelé « une seule santé ». Ce concept, qui vient du monde anglo-saxon, tend à détrôner quelque peu celui de développement durable qui nous guidait jusqu'à présent. La santé humaine est impossible sans celle du sol, du végétal et de l'animal. On ne pourra atteindre le bien-être humain, une bonne qualité de vie pour tous, que si l'on veille sur la qualité de l'environnement, qui commence par le sol – dont le partage, la protection et la qualité représentent un des grands enjeux du XXIesiècle. Des agriculteurs producteurs à la fois d'aliments, d'environnement et de santé publique, cette perspective ouverte par certains syndicats me paraît une des plus heureuses et des plus prometteuses pour notre civilisation. Penser l'alimentation et la nourriture de qualité comme un investissement d'avenir et non comme une nostalgie, voilà une des révélations les plus fortes des états généraux de l'alimentation.

Le deuxième élément qui m'a beaucoup frappé est la recherche du prix digne, celui qui permet la dignité de chaque travailleur, à chaque étape de la chaîne de production. Il suppose de poser des limites, de fixer des réglementations. Dans notre formation politique, nous sommes convaincus que l'esprit de la gauche – peut-être pas ce que nous sommes aujourd'hui, mais ce que nous avons en héritage et que nous pourrons proposer dans la vie publique demain – réside dans la capacité à poser des limites pour permettre l'expression du meilleur de nous-mêmes. Poser des limites permet de protéger nos biens communs – la nature – et cette autre face de l'humanité qu'est la dignité de chaque personne. Cela permet de protéger la dignité du consommateur le plus fragile dans nos pays en régissant l'importation de produits qui ne répondraient pas aux normes européennes ; la vie d'un paysan au bout du monde, à Madagascar, victime de l'accaparement des terres par des multinationales et des fonds de pension parfois originaires de France ; la vie d'un petit éleveur ou d'un maraîcher qui ne trouve pas de terre, et celle de tous ceux qui veulent investir, renouveler les générations, mais peinent à trouver leur place et à vivre dignement avec leur revenu d'aujourd'hui.

Le prix digne, c'est celui qui permet le renouvellement des générations et l'expression du potentiel professionnel extraordinaire dont nous avons fait preuve à travers l'histoire. Ce prix digne reconnaît le travail, l'oeuvre, et lutte contre l'indécence de certains bénéfices et contre la relégation de la nourriture au rôle de variable d'ajustement d'une société consumériste et désinvolte.

Il nous faut retrouver l'esprit d'une nourriture de toutes les qualités, celle qui produit un prix digne, celle qui participe à la fabrique d'une seule santé pour notre planète et pour chaque être humain. Oui, je le pense profondément et l'affirme au nom de notre groupe : la libre entreprise et le bien commun sont compatibles ; il suffit de poser des limites et des règles.

L'histoire a montré que notre agriculture n'a jamais été si forte que lorsqu'elle a été capable d'organiser le partage de la valeur, par exemple avec la grande aventure de la coopération agricole, qui représente aujourd'hui près de la moitié de notre commerce. Elle n'a jamais été si forte que lorsqu'on a su partager la terre, notamment grâce aux lois défendues par Tanguy Prigent ou par Edgar Pisani, qui ont été de véritables révolutions. Nos réticences, nos prudences, qui s'exprimeront encore dans le débat qui va suivre, feraient sourire ces grands réformateurs : eux ont posé les principes des modes de développement qui ont engendré une certaine prospérité agricole pendant soixante-dix ans.

Libre entreprise et bien commun sont compatibles pourvu qu'on sache les réguler à l'échelle européenne – c'est l'occasion puisque l'Europe renoue avec les régulations – et à l'échelle mondiale, par des traités d'une nouvelle génération. Je ne donnerai qu'un chiffre pour illustrer cela, à propos du secteur laitier, que vous connaissez parfaitement, monsieur le ministre, vous qui êtes élu en Normandie. Notre pays produit 24 milliards de litres de lait chaque année : chaque fois que le prix au litre baisse d'un centime d'euro, cela représente 240 millions d'euros de perte de valeur. Tout cela, parce que nous avons bêtement abandonné les mécanismes européens de régulation. Tout cela, à cause de la concurrence stérile que se livrent les producteurs européens depuis que nous avons abandonné les quotas laitiers sans y substituer d'autres modes de régulation. Dès lors, nous nous sommes livrés au marché mondial, dont les prix n'ont aucun sens par rapport à la production de notre continent. Ce n'est pas ainsi que nous parviendrons aux échanges justes et mesurés que nous voulons.

C'est pourquoi il nous faut des régulations à toutes les échelles, à toutes les étapes, qui permettent de préserver à la fois le génie rural, agricole, paysan, la libre entreprise et le bien commun. Nous ne ferons pas, à ce sujet, de démagogie. Nous ne présenterons pas les paysans comme les victimes du système capitaliste ou d'une administration oppressive. Nous ne prétendrons pas qu'ils sont les meilleurs du monde à tous égards. Au contraire, nous voulons avancer dans la voie indiquée par le M. le président de la commission, celle de la responsabilité sociale et environnementale. Si on aime fraternellement le monde paysan, comme c'est mon cas – et le vôtre aussi, chers collègues, j'en suis sûr – , alors il faut lui donner sa pleine responsabilité.

Le monde paysan a sa part de responsabilité dans les échecs. Il est, lui aussi, comptable de la situation actuelle, parce que certains ont cédé à l'individualisme, aux compétitions sans but, à un certain appât du gain.

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