Intervention de Sébastien Jumel

Séance en hémicycle du mardi 22 mai 2018 à 15h00
Équilibre dans le secteur agricole et alimentaire — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSébastien Jumel :

Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, madame la rapporteure pour avis, chers collègues, en préambule, je veux faire miennes les critiques formulées par le président Mélenchon sur ce débat corseté, au regard de l'importance du sujet. Le temps nous étant compté, je concentrerai mon propos sur une analyse de fond.

Jeudi dernier encore, dans un élevage de vaches normandes, entre pays de Bray et vallée de la Bresle, près d'Aumale, une productrice et un producteur de lait discutaient du texte qui vient aujourd'hui dans notre hémicycle. Tous deux balançaient, selon la formule normande bien connue : « P't'être ben qu'oui, p't'être ben qu'non ».

Tous deux balançaient. Prudents et doutant, tous deux demandaient à voir de quel côté pencherait la loi débattue cette semaine : du côté de l'efficacité, c'est-à-dire de la loi qui transforme et protège vraiment, ou du côté des projets, trop nombreux, qui sont, comme ces bêtes que le maquignon vous exhorte à adopter, parce que des comme ça, y'en a pas deux dans le canton, mais dont le poil, au bout du compte, ne brille que quelques heures, le jour de la vente.

Monsieur le ministre, nous vous le disons sans détour : face à ce scepticisme qui domine dans nos campagnes et que partagent, avec leurs nuances, l'ensemble des organisations syndicales ; face aux besoins de nos paysans ; face à l'urgence de notre agriculture, bousculée par la guerre des prix, enserrée dans une structure de marché qui la met à la merci de quatre – et peut-être demain seulement trois – centrales de distribution ; face à une concurrence extérieure déloyale, y compris à l'intérieur même des frontières de l'Union européenne, il vous faudra beaucoup d'audace, de courage, de liberté pour faire véritablement éclore une espérance, un horizon de transformation sur la base des promesses de ce texte, fruit des promesses des états généraux de l'alimentation.

Mes chers collègues, face aux urgences, à la colère légitime du monde paysan fragilisé, mais aussi, il faut le réaffirmer avec vigueur – sinon, à quoi servirait-il d'être ici ? – , face aux atouts considérables de nos territoires, au regard des savoir-faire des cultivateurs et des éleveurs de ce pays, de la richesse qu'ils produisent, de l'excellence de nos produits, il nous faudra, à nous aussi, les mêmes qualités, pour extraire le meilleur de ce texte, comme au pressoir.

Je me tourne en particulier vers mes collègues du groupe La République en marche, car c'est chez vous que l'audace, la ténacité, la liberté du laboureur seront les plus sollicitées. Lorsqu'il s'agira, en effet, de transformer, par des amendements, les graines de ce texte, dont l'idée est généreuse, prometteuse, en plante vigoureuse qui puisse porter des fruits, on cherchera probablement à entraver votre charrue, à la guider vers un sillon déjà tracé.

Le monde agricole attendait – attend-il encore ? – beaucoup des états généraux de l'alimentation. Des milliers d'heures d'échanges, la rencontre de mondes qui se méconnaissent, celui des producteurs, celui des consommateurs, celui des entreprises de transformation, artisans et industriels, et celui de la grande distribution. Le temps des états généraux, tous semblaient d'accord sur un même constat à l'issue de cette grand-messe : faire bouger les lignes.

Ce rendez-vous laissait entrevoir la convergence de deux nécessités : rééquilibrer la répartition de la valeur des produits alimentaires en faveur des producteurs en inversant le sens de construction des prix, pour que les paysans retrouvent enfin des prix rémunérateurs, leur permettant de vivre décemment du travail de la terre, de pérenniser leur activité, de la transmettre à des jeunes qui soient tentés par l'aventure, d'une part, et répondre aux attentes sociales autour de l'alimentation, d'autre part.

Ces attentes sociales sont celles de consommateurs qui aspirent à des produits dont la provenance doit être mieux identifiée. Elles visent aussi la santé publique et l'environnement, avec la généralisation progressive, dans la restauration collective, des produits en circuit court, notamment à l'école, de sorte que puissent être corrigées les inégalités alimentaires. Ces inégalités sont considérables, et nos débats ne doivent pas faire comme si, dans ce pays, tout le monde était socialement logé à la même enseigne dans l'accès à une alimentation saine, respectueuse de la santé. Nous y reviendrons.

La convergence de ces deux progrès – une meilleure répartition de la valeur en faveur du monde paysan et une réponse aux attentes sociales autour de l'alimentation – conduirait, comme un mécanisme vertueux, à encourager le développement d'une agriculture répondant mieux aux nécessités écologiques qui font consensus, notamment la réduction des gaz à effet de serre et la protection de la biodiversité.

C'est à grands traits résumée la promesse d'une loi qui traduiraient les états généraux de l'alimentation en actes, loi annoncée pour le début du printemps et qui arrive au seuil de l'été. Tous, sur ces différents bancs, nous pouvons partager les objectifs généreux du texte. De même, pour ceux qui rencontrent ces agriculteurs qui ont mal à leur agriculture, mal à leur monde rural, qui vit à l'intérieur même de la crise économique qui le percute une forme de crise d'abandon, nous pouvons collectivement partager le double constat de l'urgence à agir et de l'ampleur de la tâche.

De notre capacité à prendre en charge cette réalité dans nos débats, de notre capacité à nous extraire du piège de la soumission aux injonctions techniques, juridiques, technocratiques, de notre capacité à accepter la dimension éminemment politique du sujet dépendra, demain, la marque de ce texte. L'histoire ne doit pas retenir que nous aurons été, comme les vaches regardant passivement le train, passifs face à cette urgence agricole, passifs par manque d'audace dans l'impulsion à donner à ce texte.

Aujourd'hui, au moment de rentrer dans le dur de la loi, nous avons deux options. « P't'être ben qu'oui, p't'être ben qu'non », disaient-ils la semaine dernière entre vallée de la Bresle et pays de Bray. Non qu'il faille attendre d'un texte de loi le Grand Soir, mais on peut et même, on doit faire bouger les lignes. Pour cela, pour faire pencher ce texte dans le sens du oui, dans celui de l'espoir, pour que ce texte dessine un horizon, il va falloir le muscler, l'amender, comme on le fait d'une terre pour obtenir une belle récolte.

Notre objectif est de faire de ce texte autre chose qu'un taureau de papier, un outil efficace au service d'une politique agricole et alimentaire ambitieuse pour notre pays.

Hélas ! en premier lieu, monsieur le ministre, il nous faut déplorer une nouvelle fois ce fâcheux usage des ordonnances, manie élyséenne à laquelle vous cédez pour une partie des dispositions du texte. Rien ne justifie ce choix, pas même l'urgence qui avait été invoquée au sortir des états généraux, puisque le texte arrive devant cette assemblée bien plus tard qu'annoncé initialement. Compte tenu de l'importance des enjeux, il n'est pas bon de priver le monde agricole et l'ensemble de la société française d'une délibération démocratique approfondie. À cet égard, le choix du temps législatif programmé va dans le mauvais sens.

Il n'est pas bon de soustraire au débat une partie des mesures qui seront demain applicables au secteur de l'agriculture. Cette décision, contraire à l'esprit des états généraux de l'alimentation, jette le doute sur la volonté d'aller au bout des objectifs annoncés par la loi. Nous nous opposerons donc au recours aux ordonnances pour la modification du code rural, à l'article 8, ou pour la modification du code de commerce aux articles 9 et 10. Dans cette méthode, la forme rejoint le fond.

Renforcer la portée de ce texte, cela signifie pour nous souligner, dès l'entame du débat, que l'agriculture n'est pas une activité économique comme une autre, que les produits agricoles et alimentaires, qui ont vocation à nourrir la population, ne sont pas des produits comme les autres. Dans ce domaine, la France doit affirmer la possibilité de traiter de manière différenciée les produits agricoles et alimentaires dans les négociations commerciales internationales, comme notre pays a eu la lucidité, l'intelligence politique de le faire, hier, pour la culture, et la ténacité de défendre ce principe jusqu'à ce jour.

L'agriculture et l'alimentation sont choses trop graves pour être confiées à la dérégulation libérale. Si nous avons l'intelligence de placer en haut de cette loi l'affirmation d'une exception agriculturale, alors elle prendra une toute autre dimension : la France aura une nouvelle fois montré aux yeux du monde le chemin d'un progrès humain.

Dans la même logique, nous demanderons l'inscription des principes de souveraineté et de sécurité alimentaires dans les objectifs de notre politique agricole.

Nous voulons également que soit évalué l'impact des traités internationaux sur notre agriculture et sur la qualité de l'alimentation, préalablement à toute ratification, en pensant en particulier à l'agriculture ultramarine qui, dans les Antilles et la Guyane, est particulièrement menacée par cette nouvelle offensive du libéralisme. Huguette Bello me disait à l'instant qu'elle regrettait que les députés ultramarins aient été si peu associés et écoutés lors de la préparation de ce texte.

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