Intervention de Jean-Luc Mélenchon

Séance en hémicycle du mardi 22 mai 2018 à 15h00
Équilibre dans le secteur agricole et alimentaire — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Luc Mélenchon :

Monsieur le président, mes chers collègues, monsieur le ministre, et caetera, je ne serai pas l'orateur central du groupe La France insoumise sur ce texte, et je souhaite m'exprimer sur l'organisation de ce débat.

Celui-ci sera contraint par le temps partagé. Cette disposition a été prise à la suite d'une suggestion, à mon avis assez malheureuse, de mon collègue Christian Jacob. Le temps partagé est particulièrement désagréable et inadapté : ce n'est plus le sujet qui délimite l'ampleur des débats, mais une décision technocratique.

Le temps partagé dure, au total, trente ou cinquante heures. Qu'il pleuve, qu'il neige, qu'il vente, qu'il s'agisse de la guerre, de la paix, de l'agriculture ou du règlement des chemins de fer, la discussion durera trente ou cinquante heures. Le résultat est extravagant : nos collègues du groupe majoritaire, La République en marche, bénéficient d'un temps de parole de 7 heures 25 minutes ou de 12 heures 55 minutes. Ils ne les utiliseront pas, ce qui est normal et j'ai d'ailleurs connu cette situation, car la majorité défend le texte de loi proposé et ne voit pas l'intérêt de multiplier les commentaires. En revanche, ceux qui s'y opposent – et le point de vue de l'opposant fait, dans une démocratie, le sel de la vie et permet l'existence du débat – , ne sont pas traités à la même enseigne : ainsi, dans un temps partagé de trente heures, La France insoumise n'aura que 2 heures 55 minutes de parole ; dans celui de cinquante heures, et c'est le cas de l'examen de ce projet de loi, notre groupe aura 4 heures 30 minutes de parole.

Ce n'est pas une bonne manière d'agir, d'autant que nous n'avions pas abusé – j'ai connu des débats où l'on faisait de l'obstruction en déposant des centaines d'amendements. Pour ce texte, nous avons présenté 110 amendements à la commission des affaires économiques ; nous les avons défendus un par un avec cohérence, libre à chacun d'être en accord ou non avec eux. La majorité les a rejetés, mais je sais que vous connaissez et respectez cette cohérence.

Nous devons donc couper dans notre propre travail pour la séance publique, et nous ne pourrons défendre que 40 amendements sur 110. Nous dirons donc souvent « Défendu », non par fatigue ou par absence d'arguments, mais par manque de temps. Cela est vrai pour d'autres députés, je pense, par exemple, à mes collègues corses ; non-inscrits, ces députés ne pourront défendre que trois de leurs vingt amendements, alors que vous savez l'importance de la question agricole en Corse.

Je ne sais pas comment nous sommes arrivés à cette aberration, sinon par une très mauvaise organisation des débats. Dans le cas qui nous occupe, on la voit bien l'aberration ; comme vient de le dire d'une manière assez remarquable notre collègue Garot, l'agriculture se trouve, en Europe et en France, à un moment de franchissement de seuil. Après la guerre, les structures agricoles, dépassées, ne permettaient pas l'autosuffisance alimentaire du continent. C'est à la faveur d'un gouvernement du général de Gaulle et de M. Pisani que s'est mis en place le seul mode de gestion raisonnable de l'agriculture, qui est la planification. Le marché libre et ouvert n'a aucun sens en matière agricole, car les saisons, les températures, le soleil et la pluie ne suivent pas les besoins de régulation des cours des matières premières agricoles.

En moins de vingt ans, l'Europe est devenue autosuffisante. La production des protéines végétales est, sous pression américaine, le seul domaine dans lequel nous avons laissé le marché ouvert et libre ; le résultat est que nous sommes devenus immédiatement dépendants de l'extérieur et nous le sommes restés. Aujourd'hui, il faut inventer de nombreux stimuli pour faire des protéines végétales.

Je rappelle cela pour montrer qu'il est possible de faire face aux problèmes posés par un modèle agricole par rapport à un autre, à condition de prendre le temps de bien y réfléchir et de ne pas travailler à des productions cosmétiques de l'organisation de l'agriculture. Mes collègues Loïc Prud'homme et François Ruffin ont, pour préparer ce débat, passé des heures en commission et avec les professionnels, notamment le syndicat de la confédération paysanne et les associations environnementales. C'est tout ce travail que nous ne pourrons pas mettre à la disposition de l'hémicycle, puisque nous n'en aurons pas le temps. Je le regrette, car beaucoup de nos concitoyens suivent nos discussions, se font un point de vue en nous écoutant, puis votent, comme cela est la vocation du régime républicain, en connaissance de cause. Pour cela, il faut que des points de vue contraires s'expriment, car le souverain existe au prix de la contradiction. Si nous sommes tous d'accord, le souverain ne l'est plus car il ne lui reste plus qu'à suivre ; si nous exprimons des désaccords, le souverain redevient souverain, car il tranche par ses bulletins de vote.

Il y a toujours un contenu social derrière la question agricole, qui touche à l'équilibre entre les catégories sociales du pays. Ne perdons pas de vue que les progrès considérables de l'agriculture, obtenus sur un mode que l'on ne reproduirait pas aujourd'hui, mais qui semblait convenable et raisonnable à l'époque, ont permis de faire baisser les prix agricoles jusqu'au point où le patronat des grandes industries n'avait pas besoin d'augmenter les salaires. Comme les dépenses alimentaires représentaient 20 % du budget des familles, la baisse du prix des légumes, du pain et des autres aliments ne rendait plus nécessaire l'augmentation des salaires. En quelque sorte, les paysans ont payé pour un ralentissement de la lutte des classes dans notre pays. Je le dis, car il y a toujours un contenu anthropologique et social dans des choses qui n'apparaissent pas comme telles de prime abord.

Nous avons un autre défi à vaincre aujourd'hui : le libre-échange tel que nous le concevons et l'ouverture mise en oeuvre par l'accord économique et commercial global avec le Canada – CETA – et par le MERCOSUR, qui amènera des millions de tonnes de produits d'Amérique du Sud, seront un choc gigantesque sur les marchés des matières premières. Il est peu probable que l'agriculture française, diverse et variée, résiste à un choc de cette nature. Nous devons régler ce problème. Il ne faut pas laisser le libre-échange l'emporter dans le domaine agricole. Il ne le faut pas. Il y a péril de mort. Et ne me dites pas que nos exportations de lait en Chine compenseront les bovins que nous n'aurons plus dans notre pays. Tout cela n'a pas de sens.

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