Intervention de Fannette Charvier

Séance en hémicycle du jeudi 17 mai 2018 à 15h00
Droit voisin au profit des éditeurs de services de presse en ligne — Motion de renvoi en commission

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFannette Charvier :

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le rapporteur, chers collègues, comme je le rappelais il y a quelques minutes, lors de la discussion générale, l'instauration d'un droit voisin au profit des agences et des éditeurs de services de presse en ligne est une réelle nécessité dans un secteur qui se trouve aujourd'hui en pleine mutation.

Si la proposition de loi qui nous est présentée suit cette logique et va indéniablement dans le bon sens – en commission j'ai pu constater que les députés présents étaient assez unanimes sur ce sujet – , les députés du groupe La République en marche ont tout de même émis un certain nombre de réserves qui nous ont conduits à rejeter l'ensemble des articles de ce texte.

Aujourd'hui, plusieurs raisons justifient à nos yeux le dépôt de cette motion de renvoi en commission : l'existence d'une initiative européenne parallèle, la volonté de ne pas exposer inutilement la presse française à des sanctions en faisant cavalier seul, le risque d'incompatibilité entre la proposition de loi qui nous est soumise et la directive européenne, et enfin le besoin d'échanger avec certains professionnels du secteur hostiles à l'instauration d'un droit voisin.

Tout d'abord : l'Europe, car c'est une question qui ne pourra se régler globalement qu'à l'échelle européenne. Je pense que nous en sommes tous convaincus et, en cela, je rejoins les conclusions du rapport.

La Commission européenne a publié en septembre 2016 une proposition de directive sur le droit d'auteur dans le marché unique numérique. Après des mois et des mois de tergiversations au Conseil de l'Union européenne et dans les commissions du Parlement européen, les discussions sont en voie d'aboutir et, s'il a donné lieu à des débats approfondis pendant plusieurs mois, le principe d'un droit voisin au profit des éditeurs de presse est désormais acquis. Les discussions sur la proposition de directive se poursuivent, mais les débats portent uniquement sur son étendue.

Le Comité des représentants permanents – COREPER – n'a pas débouché sur un accord, le 28 avril dernier, à cause de divergences sur deux points techniques : l'exclusion des courts extraits du champ du droit voisin et la durée de ce droit. On s'achemine cependant vers une sortie de blocage dans les semaines qui viennent. Mme la ministre vient de nous le confirmer.

Au niveau du Parlement européen, le vote sur le rapport de la commission des affaires juridiques interviendra les 20 et 21 juin prochains, ce qui permettra d'engager les trilogues dans la foulée.

Quoi qu'on en dise, de moins en moins d'incertitudes planent sur le contenu et l'aboutissement final. La négociation entre dans sa dernière phase. La Commission européenne met d'ailleurs un point d'honneur à ce que cette proposition de directive soit adoptée avant la fin de son mandat. Après deux ans de discussion, la directive devrait donc vraisemblablement être adoptée d'ici à la fin de l'année.

Monsieur le rapporteur, vous souhaitez que la France prenne cette initiative nationale afin d'affirmer sa position, dans l'objectif de voir certains pays membres faire de même et d'accélérer ainsi l'adoption d'une réglementation européenne. Mme la ministre l'a rappelé tout à l'heure : par le passé, certains États membres – la Belgique, l'Allemagne ou encore l'Espagne – ont déjà tenté de prendre des initiatives pour créer un droit voisin national au profit des éditeurs de presse, mais ces tentatives se sont soldées au mieux par des concessions dérisoires de la part des infomédiaires, après de longues batailles juridiques, au pire par des échecs.

J'entends bien qu'avec cette proposition de loi, la France se doterait d'un cadre meilleur que tout ce que nos voisins n'ont jamais tenté ; mais qu'est-ce qui, concrètement, empêchera Google de déréférencer la presse française comme cela s'est fait ailleurs par le passé ? Les représentants de l'entreprise ne se sont d'ailleurs pas privés de nous le rappeler en audition. La seule réponse adéquate est européenne, car c'est une réponse globale que les gros infomédiaires comme les GAFAM américains ou les BATX chinois ne pourront pas contrer. Et si l'entreprise déploie un si intense lobbying contre la directive européenne sur le droit d'auteur, c'est qu'il y a une raison.

Par ailleurs, nous sommes convaincus que le vote d'un tel texte aujourd'hui risquerait de créer des interférences avec la position défendue depuis le début des négociations par les autorités françaises dans le cadre des discussions européennes. Pis, cela pourrait s'avérer contre-productif en venant conforter les pays membres qui s'opposent depuis le début à l'instauration d'un droit voisin. Il faut bien comprendre que, pour certains d'entre eux, le principe même de droit voisin est étranger à leur législation nationale. Cette initiative française les conforterait dans l'idée qu'une disposition européenne n'est pas nécessaire puisque chaque État membre a la possibilité de le faire dans son coin. Or, pour une bonne et pleine application de ce droit voisin, je répète qu'il est nécessaire de l'inscrire dans le cadre juridique européen. Il est donc fondamental que cette disposition tienne jusqu'au bout dans la directive relative au droit d'auteur.

En prenant cette initiative seuls, quel signal donnerions-nous aux pays qui défendent les mêmes positions que nous ? Quel signal donnerions-nous à l'Espagne, au Portugal, à l'Italie ou encore à l'Allemagne, avec qui nous discutons en permanence afin de proposer des solutions communes susceptibles de lever les derniers points de blocage ? La parole de la France ne peut être entendue et respectée au niveau européen que si nous entendons et respectons nos partenaires. La position de la France est exprimée par le Président de la République qui, dans son allocution au Parlement européen, a rappelé l'importance des travaux en cours sur le droit d'auteur ; par la ministre de la culture lors de ses entretiens avec ses homologues ; par des eurodéputés, comme Jean-Marie Cavada, qui se sont saisis du sujet depuis plusieurs années et qui le font avancer au Parlement européen ; enfin par ceux qui, tous les jours, négocient en notre nom dans les instances européennes.

La troisième raison qui a motivé le dépôt de cette motion de renvoi en commission, c'est le risque d'incompatibilité entre le texte qui nous est soumis et la directive européenne. Cette proposition de loi a été rédigée en se fondant sur la première proposition de directive européenne, qui a été largement modifiée par son passage au Conseil de l'Union européenne et au Parlement, et dont la version actuelle n'est sans doute toujours pas définitive. Autant nous n'avons pas proposé d'amendement, ni en commission ni en séance aujourd'hui, puisque l'adoption de cette proposition de loi ne nous semblait pas s'inscrire dans une chronologie favorable, autant il nous paraît nécessaire de réexaminer ce texte en commission et de l'amender pour qu'il tienne compte des dispositions définitives de la directive.

Si l'on veut entrer dans des considérations plus techniques, le rapport fait fort justement état d'un certain nombre de points qu'il reste à trancher. Ces points, qui pour beaucoup dépendent de la version définitive de la directive, devront donc intégrer la future transposition. C'est le cas des courts extraits, les snippets, qui, même si la France s'y oppose, sont susceptibles de faire l'objet d'un régime particulier. C'est également le cas des agences de presse et de la presse spécialisée. Par ailleurs, en matière d'exercice des droits, les modalités diffèrent fondamentalement entre les deux textes. Là où la proposition de directive consacre l'existence d'un droit exclusif au bénéfice des éditeurs, la proposition de loi vient limiter fortement l'exercice des droits des agences de presse via un mécanisme hybride mêlant licence légale, accord collectif étendu et gestion collective rendue quasi obligatoire. Un renvoi en commission nous permettra donc d'aborder en profondeur tous ces sujets une fois qu'ils seront stabilisés au niveau européen.

Ce renvoi devra également être l'occasion de mieux prendre en compte les arguments, voire les inquiétudes de certains professionnels du secteur. Des agences de presse se disent opposées au principe d'une gestion collective. Des éditeurs de presse comme le Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne, qui regroupe près de 175 titres de presse, nous ont fait état de leur opposition à la création d'un droit voisin. Des syndicats de journalistes craignent d'être spoliés d'une partie de leurs droits d'auteur. Ainsi, si la très grande majorité des acteurs du secteur est favorable à l'instauration d'un droit voisin, il serait inexact d'affirmer qu'ils le sont tous. Et si la solidarité est de mise aujourd'hui pour obtenir ce droit voisin, il n'en subsiste pas moins des interrogations quant aux tensions qui pourraient survenir demain, lorsqu'il faudra en répartir financièrement les produits. Nous n'attendrons pas la directive pour mener ces concertations en parallèle.

Pour conclure, j'entends et je comprends l'impatience des éditeurs et des agences de presse face à ce qu'ils qualifient d'urgence économique et démocratique. Mais si la perspective d'une augmentation du chiffre d'affaires dans des délais très courts peut paraître alléchante dans un secteur en pleine mutation, elle n'en reste pas moins extrêmement hypothétique, soumise à la compatibilité du texte avec la directive européenne, au regroupement et à un accord des différents acteurs au sein d'un même organisme de gestion collective, et surtout au bon vouloir des infomédiaires, si l'on en reste au strict cadre national.

Si les députés du groupe LaREM partagent totalement l'objectif général poursuivi par cette proposition de loi, nous réaffirmons que ni sa forme ni la chronologie dans laquelle elle s'inscrit ne se prêtent à une bonne résolution du problème. Cette motion n'a pas du tout pour objectif d'enterrer le dossier. Le groupe LaREM l'a déposée car nous estimons que, vu les perspectives qui se dessinent au niveau de l'Union européenne, les intérêts des éditeurs et des agences de presse seront mieux préservés avec une législation qui s'imposera à tout le continent. Ces acteurs seront ainsi moins vulnérables à d'éventuelles mesures de rétorsion de la part des principaux infomédiaires. L'adoption de cette motion permettra de retravailler sur ce texte en commission dans les prochains mois et de l'adapter aux dispositions définitives de la directive. Nous ne repartirons pas de zéro ; nous repartirons à la fois de cette proposition de loi et de l'excellent état des lieux contenu dans le rapport de Patrick Mignola.

Notre position est simple : il vaut mieux un texte européen peut-être un peu plus long à arriver et un peu moins protecteur, mais applicable plutôt qu'un texte franco-français voté plus rapidement et très protecteur, mais complètement inopérant. Contrairement à ce que j'ai pu entendre, ce report n'est pas un mauvais signal que nous envoyons aux éditeurs et agences de presse. Que ceux-ci se rassurent : notre détermination est totale pour qu'en contrepartie des investissements qu'ils font pour créer du contenu de qualité, ils trouvent une juste rémunération. À l'inverse, que les acteurs du numérique qui pillent ces contenus gratuitement ou contre une rémunération dérisoire en soient convaincus : c'est bientôt fini.

Un dernier mot : en commission, j'ai pu constater que le sujet des droits voisins au profit des éditeurs et des agences de presse faisait quasiment consensus. Mme la ministre vient de nous proposer d'associer notre assemblée au travail mené auprès des institutions européennes pour faire valoir notre position. Ce que nous vous proposons, c'est de saisir ensemble cette main tendue par le Gouvernement : envoyons une délégation de notre assemblée à Bruxelles, allons rencontrer nos homologues européens pour témoigner de notre soutien à l'instauration de ce droit voisin dans l'Union européenne et mettons tout notre poids au service du meilleur compromis possible.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.