Intervention de Aurore Bergé

Séance en hémicycle du jeudi 17 mai 2018 à 15h00
Droit voisin au profit des éditeurs de services de presse en ligne — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAurore Bergé :

« S'il est au monde une propriété sacrée, s'il est quelque chose qui puisse appartenir à l'homme, n'est-ce pas ce que l'homme crée entre le ciel et la terre, ce qui n'a de racine que dans l'intelligence, et qui fleurit dans tous les coeurs. Les lois divines et humaines, les humbles lois du bon sens, toutes les lois sont pour nous », écrivait, en 1835, Honoré de Balzac, qui allait fonder la Société des gens de lettres.

Les circonstances nouvelles auxquelles nous sommes confrontés doivent nous conduire à affirmer avec force qu'une société numérique ne saurait être une société sans respect pour ceux qui créent. Le dire ne revient pas à remettre en cause la formidable opportunité que représente le numérique. Cette révolution des usages, du partage, de la collaboration, de la diffusion de la création et de l'information déploie devant nous des effets encore sous-estimés. Elle nous invite à inventer de nouvelles règles du jeu. C'est pourquoi il apparaît nécessaire de créer un droit voisin pour les éditeurs de services de presse en ligne.

La presse d'information touche aujourd'hui près de 90 % de la population française de plus de quinze ans. Elle représente une audience mensuelle de 46,6 millions de lecteurs. Dans le même temps, l'utilisation des plateformes, notamment des réseaux sociaux, comme porte d'entrée vers l'information s'est clairement banalisée. Les réseaux sociaux sont ainsi à l'origine de 45 % des clics vers les grands sites d'information.

L'essor des plateformes donne aux éditeurs une occasion inédite de conquérir de nouvelles audiences, mais le changement de nature progressif du circuit de l'information complexifie la relation entre éditeurs et lecteurs et pose clairement la question de la génération des revenus. Surtout, ce sont bien les contenus d'information qui sont une source formidable de revenus pour les plateformes tant ils les alimentent et sont devenus un critère d'entrée sur ces dernières : l'information est devenue le second motif d'accès des utilisateurs à un réseau social.

La fabrique de l'information a un coût. La gratuité est un mythe, comme l'ont rappelé neuf présidents d'agences de presse européennes : « À un bout de la chaîne, remplir la mission d'informer le public coûte beaucoup d'argent. Et à l'autre, le consommateur de cette information vaut de l'or pour qui valorise cette audience par des recettes publicitaires. Entre les deux, certains ont gagné. Et d'autres, beaucoup perdu. »

Notre rôle est donc bien d'inventer de nouvelles règles du jeu pour que la presse vive. Qui d'autre que la presse libre et indépendante permet de rendre compte de ce qui se passe actuellement en Syrie ou au Yémen ? Qui d'autre peut couvrir une campagne électorale sans volonté d'ingérence ? Qui d'autre écrit, montre, filme, photographie, donne à voir et livre des clés de lecture pour décrypter l'actualité ?

Pour cela, la presse a besoin de ressources propres. Lors de l'irruption des acteurs majeurs du numérique, il a été largement démontré que le marché publicitaire n'était pas extensible indéfiniment. Entre 2006 et 2016, cela a été rappelé, le chiffre d'affaires global est resté stable. Or, la presse a connu un effondrement de ses recettes de 53 %, alors que les grands acteurs du numérique ont capté 68 % du marché publicitaire numérique en 2016.

Le risque de disparition des éditeurs de presse par étouffement devient bel et bien réel. Ce sont alors tous les investissements réalisés par la presse dans la production de contenus et la garantie de leur indépendance qui seraient menacés. C'est pour cette raison que la Commission européenne a proposé, dans le cadre de la révision de la directive, que « les États membres confèrent aux éditeurs de publications de presse [des droits voisins] pour l'utilisation numérique de leurs publications de presse ». Cette protection existe déjà depuis 1993 pour le cinéma, la musique et l'audiovisuel.

La création d'un droit voisin garantira trois bénéfices. Le premier : protéger les contenus de presse. Le rapport Franceschini indique d'ailleurs que la preuve de « la reproduction dans le cadre du droit voisin qui est basé sur la fixation d'une oeuvre est plus aisé puisqu'il suffit de prouver qu'une partie de cette oeuvre fixée a été utilisée indépendamment de son originalité ».

Deuxième bénéfice : anticiper les évolutions futures du secteur. Le droit voisin ne portera atteinte ni aux évolutions numériques ni à la liberté, principe consubstantiel à internet. C'est d'ailleurs pour cette raison que la directive ne vise pas à encadrer les hyperliens par le droit voisin.

Troisième bénéfice : rééquilibrer les relations entre les entreprises de presse et les plateformes numériques. Aujourd'hui, les éditeurs de presse se trouvent juridiquement démunis face aux plateformes, devenues des « banques de données » qui exploitent les contenus qu'elles ne créent pas tout en tirant des bénéfices de façon directe ou indirecte sans assumer la charge des investissements nécessaires à ladite production journalistique.

Vous avez rappelé, madame la ministre, que ce combat était avant tout un combat européen. La France a d'ailleurs remporté récemment une victoire décisive dans le cadre de la discussion sur la directive sur les services de média audiovisuels. C'est la même logique qui doit prévaloir en l'espèce : permettre à la France de s'exprimer d'une voix puissante au niveau européen ; faire en sorte que notre position soit entendue ; ne pas prendre le risque que nos initiatives, aussi légitimes puissent-elles être, mes chers collègues, soient contre-productives au regard des discussions en cours. C'est la raison pour laquelle je soutiendrai la motion de renvoi en commission.

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