Intervention de François Ruffin

Séance en hémicycle du mardi 27 mars 2018 à 15h00
Protection des savoir-faire et des informations commerciales — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançois Ruffin :

La semaine dernière, nous avons appris que 30 % des oiseaux avaient disparu en quinze ans. Une députée marcheuse a posé ici même une question au Gouvernement qui était tout à fait pertinente : allons-nous vers un printemps silencieux ? Nicolas Hulot s'est dressé, dans un sursaut d'indignation, en rappelant que 80 % des insectes avaient également disparu. Et sur les bancs de la majorité, vous avez applaudi de concert, vous vous êtes levés en un élan unanime. Mais mon sentiment, c'est qu'il y a là-dedans une part d'hypocrisie. Vous êtes des tartufes de l'écologie car, une semaine après avoir applaudi et ovationné le brave M. Hulot, vous garantissez I'opacité à l'industrie de la chimie. Vous lui permettez de promouvoir pesticides et autres néonicotonoïdes dans nos campagnes.

En effet, qui nous réclame le petit service du secret des affaires ? Qui a été le plus insistant ? Est-ce que ce sont des associations philanthropiques oeuvrant pour le bien de l'humanité ? J'ai indiqué tout à l'heure que DuPont de Nemours était l'un des membres du TSIC. Mais ce lobby abrite aussi le CEFIC, c'est-à-dire le Conseil européen de l'industrie chimique – j'insiste sur ce dernier terme. C'est comme si nous avions des lobbies gigognes : le TSIC est une sorte de lobby mère, qui abrite en son sein un certain nombre de filiales, dont le CEFIC, qui réunit quant à lui Bayer, BASF, Sanofi, Exxon Mobil et, bien sûr, DuPont de Nemours. Cette dernière entreprise est également intervenue à titre personnel auprès de la Commission européenne en vue d'obtenir cette directive sur le secret des affaires.

Le CEFIC a recruté comme lobbyiste un certain Joseph Huggard, qui est lui-même passé par Exxon et GlaxoSmithKline et qui s'est vanté, au moment de son recrutement, d'avoir plus de trente années d'expérience avec les substances les plus controversées. Quel est le but poursuivi par le CEFIC ? Que les essais cliniques et les données toxicologiques, l'identité des additifs, les émissions de substances chimiques, les rejets de fumée ne soient pas rendus publics : que tout cela soit couvert par le secret des affaires.

Arrêtons-nous un instant sur le palmarès de DuPont de Nemours, car le fait qu'une telle entreprise réclame cette directive en dit long sur l'utilisation qui pourra en être faite.

DuPont est la firme qui, dans les années 1920, a lancé l'essence au plomb. La toxicité du plomb est connue depuis l'Antiquité, on sait au moins depuis le XVIIIe siècle qu'il peut causer des cas de saturnisme et, dans les années 1920, on sait déjà que c'est un neurotoxique qui engendre des encéphalopathies, des atteintes rénales, sanguines, osseuses et des troubles cognitifs, même à faible dose. Dès 1921, Pierre du Pont, le patron de DuPont de Nemours, est tout à fait conscient de la toxicité de l'essence au plomb. Il écrit lui-même à son frère, dans une lettre confidentielle, que le plomb tétraéthyle – PTE – est « un liquide très toxique s'il entre en contact la peau, donnant lieu à un empoisonnement par le plomb presque immédiatement ».

Dans le mois qui suit, un premier ouvrier meurt d'empoisonnement. Les ouvriers jouent souvent le rôle de sentinelles dans ce genre de drames sanitaires, puisqu'ils sont directement en contact avec les produits toxiques. En 1924, on compte cinq décès et trente-cinq intoxications : la presse lance l'alerte. Le comité médical de General Motors se réunit et tire des conclusions alarmantes, dans un rapport qui reste néanmoins confidentiel. Pour mieux intoxiquer les corps, DuPont de Nemours va alors intoxiquer les esprits. L'entreprise monte un lobby, l'Association des industries du plomb, pour lutter contre la propagande anti-plomb. Elle recrute un pseudo-toxicologue, Robert A. Kehoe, à qui elle fournit un laboratoire et 150 000 dollars. Elle le paie pendant cinquante ans et c'est lui qui va devenir, pendant cinq décennies, la référence en matière de plomb. Sa thèse est que le plomb existe à l'état naturel chez l'être humain et que les taux décelés sont inoffensifs.

Lorsque des voix discordantes se font entendre, DuPont de Nemours s'emploie à les casser. En 1965, le chercheur Clair Patterson affirme que le plomb fait certes naturellement partie de l'environnement de l'homme, mais que sa présence a été multipliée par 100 dans son corps et par 1 000 dans l'environnement Le lobby tente de l'acheter, en proposant de financer ses recherches, mais il échoue. Après la carotte vient le bâton. Il fait rompre le contrat qui lie Patterson au ministère de la santé américain et exerce des pressions pour que son université le renvoie. Il va arriver la même chose au docteur Needleman, un pédiatre de l'université de Pittsburgh. Il montre, pour sa part, que même une faible intoxication au plomb peut entraîner un déficit mental. L'industrie le traîne dans la boue et son université lui interdit l'accès à ses propres documents.

C'est par ces tromperies, par ces mensonges, par cette propagande que, durant trois quarts de siècle, on a répandu un poison dans nos corps et dans l'air. C'est une attitude criminelle, et on peut même parler d'un crime de masse. Et voilà pour qui vous renforcez le secret des affaires !

En outre, ce sont des récidivistes ! Ce n'est pas comme s'ils n'avaient agi de cette manière qu'une seule fois. J'ai évoqué le document sur le Téflon de DuPont de Nemours. L'entreprise a commercialisé ce produit dès l'après-guerre et des ouvriers sont morts aussitôt dans les usines. Dès les années 1950, des revues médicales insistent sur la fièvre des ouvriers, sur leur tremblotte, sur les cancers de la thyroïde qui se multiplient, sur le fait que cela pourrit tout, l'eau, l'air, la terre. Mais tout va être fait pour étouffer cela jusqu'au début des années 2000. Voilà à qui vous accordez le secret des affaires ! C'est eux qui vous l'ont réclamé et c'est à eux que vous l'accordez !

Ce que j'ai dit pour DuPont de Nemours vaut pour les autres. Dès 1986, les responsables de Sanofi savaient que la Dépakine provoquait des cas d'autisme, et ils l'ont caché jusqu'en 2006. On peut raconter, aussi, l'histoire de l'atrazine. J'ai croisé ce matin, dans le train, un ami qui m'a raconté que l'on venait de constater pour la première fois, dans sa région, des traces d'atrazine. Ce produit a été interdit en France il y a quelques décennies, mais il apparaît aujourd'hui, parce qu'il met du temps à se répandre dans l'eau.

Un biologiste de Berkeley, Tyrone Hayes, s'est vu commander un rapport par la firme suisse Syngenta sur les méfaits de l'atrazine. Il a montré que les grenouilles mâles exposées à ce produit se mettaient à produire des oeufs, qu'elles n'avaient plus de spermatozoïdes, qu'elles souffraient d'un défaut de descente des testicules et d'une absence de développement du pénis. Lorsqu'il a remis cette étude catastrophique à Syngenta, l'entreprise a refusé de la publier et a manipulé les données. Elle a ensuite tenté de le corrompre, a enquêté sur sa femme et tenté d'acheter son nom sur internet. Comme cela ne suffisait pas, elle a dépensé des millions pour le déconsidérer et le mettre au chômage. Voilà à qui vous accordez le secret des affaires !

Parfois, pour notre bonheur, ces firmes de l'industrie chimiques se rassemblent et font front commun contre les citoyens. DuPont, mais aussi Dow Chemical, Monsanto et Syngenta se retrouvent par exemple à Hawaï, qui est un lieu test pour l'agrochimie. Des enfants, là-bas, naissent avec l'intestin en dehors du ventre, avec des becs de lièvres ou des oreilles mal formées ; les fausses couches y sont nombreuses. Qu'ont fait les citoyens d'Hawaï ? Ils ne sont même pas allés jusqu'à réclamer l'arrêt immédiat des essais. Ils ont voulu connaître le nom des pesticides et les quantités utilisées et ils ont demandé la création de zones tampon.

Ils ont obtenu l'organisation d'un référendum, mais les lobbies ont dépensé 8 millions de dollars et les citoyens, 82 000 euros seulement, c'est-à-dire cent fois moins. Malgré cela, le référendum a été largement remporté par les citoyens. Qu'ont fait les « Big Six » de la chimie ? Ils ont porté plainte, tous ensemble, contre le comté de Kauai, où se déroulaient ces tests, et ils l'ont emporté. Et leur avocate a alors posé cette question : « Est-ce que les citoyens ont le droit de réglementer notre secteur ? À laquelle elle a répondu : « Nous pensons que non. » Voilà à qui vous accordez le secret des affaires !

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