Intervention de François Ruffin

Séance en hémicycle du mardi 27 mars 2018 à 15h00
Protection des savoir-faire et des informations commerciales — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançois Ruffin :

C'est la question. Mettez-vous en place un instrument de plus pour poursuivre le salarié, pour poursuivre les lanceurs d'alerte, pour perquisitionner leur domicile, pour fouiller leur disque dur ? Vous m'avez demandé, monsieur le rapporteur, si je serai rassuré. Je ne le suis pas, et je ne suis pas le seul. Vous savez qu'une tribune a paru dans laquelle un certain nombre d'organisations font part de leurs inquiétudes, dont des organisations non-gouvernementales – Anticor, Sherpa, Greenpeace – mais aussi des journalistes des Échos, du Monde, du Point, de BFM, de Premières lignes. Je les cite : « [… ]la définition des "secrets d'affaires" est si vaste que n'importe quelle information interne à une entreprise peut désormais être classée dans cette catégorie. »

C'est bien ce que les avocats du cabinet Baker McKenzie avaient repéré à Bruxelles et dont ils ont fait part dans un document adressé à la Commission européenne : « Le secret des affaires apparaît comme l'outil parfait pour la protection de la propriété intellectuelle parce qu'il n'existe pas de limitation générale sur les sujets concernés ». Il n'existe pas de limitation générale sur les sujets concernés ! Il est évident que si le secret des affaires avait été strictement encadré, qu'il avait concerné – comme l'indique le titre de la proposition de loi – la protection des savoir-faire voire, comme on nous l'a dit, la recherche et l'innovation, les connaissances technologiques, nous n'aurions pas eu de difficultés avec ce texte !

Le problème, c'est qu'à peu près tout peut y entrer ! La définition est si large et si vaste qu'elle peut s'étendre à tous les documents des entreprises, les données fiscales, sociales, environnementales.

Je reviendrai dans le débat sur la définition qui est proposée mais je peux d'ores et déjà affirmer qu'elle relève de la tautologie : est défini comme « secret des affaires » ce que les entreprises elles-mêmes définissent comme tel. Cette définition, ou plutôt, en l'occurrence, cette « indéfinition », ce flou, ce vague, c'est l'objet d'une victoire remportée par les lobbies à Bruxelles – j'allais dire « d'une lutte » mais le terme est-il juste tant ils ont peu lutté ? Ils ont en effet bien plutôt rencontré au sein de cette institution des alliés et des complices.

Monsieur le rapporteur, je voudrais revenir sur la genèse de cette directive. On nous demande aujourd'hui d'être les petits télégraphistes de Bruxelles mais, hier, Bruxelles s'est fait le petit télégraphiste des lobbies. Il me semble qu'il est intéressant, pour les citoyens, de voir comment les lois se fabriquent, là-bas, derrière ce bâtiment, cette façade massive de verre et de fer qu'est le Berlaymont, le siège de la Commission européenne.

Au début de 2010 se met en place un lobby, le Trade secrets and innovation coalition, le TSIC, qui réclame à l'époque « l'harmonisation du secret des affaires au niveau européen ». Ce lobby n'a pas de site internet, il est très secret quant à ses activités. Lorsque l'on cherche à l'interroger, la seule réponse est : « Nous refusons de commenter ». Je cite quelques-un de ses membres : côté français, Air Liquide, Alstom, Michelin, Safran, côté américain DuPont de Nemours, General Electric, Intel, côté suisse Nestlé. Il ne s'agit donc pas que de la protection de firmes européennes : il s'agit de protéger les firmes tout court.

Comment la Commission accueille-t-elle cette demande ? Avec enthousiasme ! J'aimerais vous citer un courriel de Michel Barnier, alors commissaire européen en charge du marché intérieur, qu'il adresse au lobby au moment où il s'apprête à lancer une étude sur le sujet du secret des affaires. « Mon espoir est de pouvoir démontrer que toutes les entreprises fondées sur l'économie de la connaissance, et en particulier les PME, reposent sur le secret des affaires ». Voilà une recherche bien orientée ! Mon espoir, « my hope » ! Le commissaire européen poursuit : « J'espère sincèrement que votre organisation – il s'agit bien d'un lobby, je le rappelle – va continuer de nous assister pour parvenir à cet objectif et je suis ravi d'entendre de la part de mes services l'excellente coopération jusqu'à ce jour. » On a les conclusions avant l'enquête ! On a plus qu'une proximité : une complicité. Quel but est fixé à l'étude commandée par M. Barnier ? Aller vers une « approche harmonisée », c'est-à-dire exactement la demande antérieure du lobby.

Une conférence est organisée à l'initiative de la Commission européenne. Comment fait-on pour trouver des intervenants à sa table ronde ? Vers qui se tourne-t-on ? Vers le lobbyBusiness Europe ! C'est très efficace puisqu'une demi-heure après l'envoi du message à Business Europe, trois orateurs de l'industrie confirment leur présence à la table ronde. Un seul orateur n'est pas du monde des affaires, un universitaire italien, mais lui aussi choisi par les lobbyistes.

D'après le compte rendu, l'impact du « secret des affaires » sur le reste de la société et, en particulier sur les journalistes, sur les lanceurs d'alerte, sur les salariés, n'a pas été discuté.

C'est également ce lobby, le TSIC, qui a choisi, pour la Commission, les journalistes auxquels il fallait s'adresser ! Bloomberg, Les Échos, le Financial Times… où l'on savait que les plumes iraient dans le bon sens.

Allons jusqu'au bout de cette construction de la directive. Se déroule ensuite une enquête publique. Que fait la Commission ? Elle s'adresse à nouveau à Business Europe : « Nous pensons que Business Europe peut jouer un rôle important et mobiliser les entreprises pour qu'elles s'engagent dans cet exercice. » Faut-il préciser que la Commission européenne n'adresse pas le même mail aux organisations non gouvernementales, qu'elle n'adresse pas le même mail aux syndicats ? Elle se contente de l'adresser à Business Europe !

Malgré cette demande d'appui de la part des entreprises, 75 % des individus qui se sont exprimés lors de cette enquête publique étaient contre une nouvelle législation sur le secret des affaires. La direction générale Marché intérieur relance alors l'autre lobby, le TSIC, pour qu'il appuie la directive sur le secret des affaires.

En novembre 2013, le jour où la Commission européenne publie sa proposition de directive, le TSIC envoie un message de félicitations à la direction générale Marché intérieur. Ca y est, le secret des affaires est harmonisé !

Cela fait trente ans qu'on nous parle, à nous, de l'harmonisation fiscale et sociale et, au bout de trente ans, Anne, ma soeur Anne, nous ne voyons toujours rien venir ! Mais pour eux, en trois ans, c'est bon, c'est plié, c'est dans la boîte ! On a l'habitude de traduire le mot « lobby » en français par l'expression « groupe de pression », mais quand on voit comment s'est passée la construction de cette directive européenne, on se dit qu'ils n'ont même pas eu à faire pression ! Ils sont rentrés dans la Commission européenne comme dans du beurre !

Cela me rappelle les propos de l'universitaire belge Geoffrey Geuens, qui me disait que le mot « lobby » est trop gentil, car il donne le sentiment que la pression se fait de l'extérieur, alors que la Commission européenne est elle-même truffée d'intérêts privés.

Le proverbe dit : « Une hirondelle ne fait pas le printemps. » Mais aujourd'hui, il n'y a plus d'hirondelles, ni au printemps, ni avant. Quand j'étais gamin et qu'on voyait les hirondelles voler en rase-mottes, on savait qu'il allait y avoir de l'orage. On vivait avec elles, avec leurs nids de terre et de paille qui se trouvaient auprès de nos maisons. Mais tout cela a quasiment disparu.

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