Intervention de Agnès Firmin Le Bodo

Séance en hémicycle du jeudi 1er février 2018 à 21h30
Euthanasie et suicide assisté pour une fin de vie digne — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAgnès Firmin Le Bodo :

Monsieur le président, madame la ministre, madame la rapporteure, chers collègues, si l'on adopte le point de vue de Sirius et que l'on observe d'un oeil distancié les évolutions de nos sociétés démocratiques depuis plus de deux siècles, nous ne pouvons qu'être frappés par la rapidité et l'ampleur des mutations à l'oeuvre. Grâce aux progrès de la médecine, grâce à la découverte de l'infiniment petit et des microbes, à l'invention des vaccins et au développement de l'État-providence et de la protection sociale, nous vivons plus longtemps et en meilleure santé.

La démocratie libérale s'impose peu à peu, dans l'esprit des gouvernants et dans celui des gouvernés, comme le modèle de gouvernement le plus adapté à nos sociétés contemporaines. Les droits fondamentaux des individus sont ainsi mieux reconnus et irriguent davantage les rapports des individus avec la société dans son ensemble. Les protections dont bénéficient les individus, qu'il s'agisse de la protection face aux aléas de la vie, face à l'arbitraire de l'État, face à la nature, n'ont jamais été aussi importantes. En d'autres termes, la qualité de la vie s'est améliorée.

Dans le même temps, notre rapport à la mort a évolué. Jadis familière et présente au quotidien – une mort « apprivoisée » pour reprendre l'expression de l'historien Philippe Ariès – , la mort est désormais médicalisée et reléguée hors de la société. Les progrès de la médecine et des nouvelles technologies, conjugués à l'augmentation de la durée de la vie, posent aujourd'hui des questions inédites, que les précédentes générations ne pouvaient envisager.

Dans ce contexte, il est évidemment compréhensible qu'émergent chez nos concitoyens des demandes visant à améliorer la qualité de la mort.

Sur un sujet aussi délicat et sensible, voire intime – comme vous l'avez dit, madame la ministre – , ma conviction profonde est qu'il ne faut légiférer qu'avec prudence et pour ainsi dire « d'une main tremblante », pour reprendre la formule de Montesquieu.

Il s'agit en effet d'une question qui dépasse et transcende très largement les clivages partisans. Sur ce sujet qui renvoie à l'expérience personnelle de chacun, il est infiniment malaisé de déterminer ce qui pourrait être la bonne position ou la bonne approche. Faut-il en effet inscrire la reconnaissance du droit à mourir dans le mouvement plus général d'extension des droits fondamentaux, comme le demandent certaines associations et une partie non négligeable de nos concitoyens ? Faut-il au contraire se ranger à la conviction d'un Robert Badinter, qui voyait dans le droit à la vie « le premier des droits de l'homme » et considérait en conséquence que personne ne pouvait disposer de la vie d'autrui ?

Par ailleurs, comment s'accorder sur une définition commune de la dignité ? Comment également concilier, s'agissant des professionnels de santé, le devoir d'éviter des souffrances inutiles et l'interdiction de provoquer la mort délibérément, inscrits dans le serment d'Hippocrate ?

Face à ces questions cruciales, le Parlement a cherché à améliorer le cadre législatif de la fin de vie en adoptant en 1999 la loi visant à garantir le droit à l'accès aux soins palliatifs, qui a posé comme principes le droit pour tout malade de refuser un traitement et le droit aux soins palliatifs et à un accompagnement pour toute personne dont l'état le requiert.

Le cadre législatif actuel concernant la fin de vie a été défini par les lois Leonetti du 22 avril 2005 et Claeys-Leonetti du 2 février 2016. Elles ont introduit la notion d'acharnement thérapeutique et ouvert la possibilité d'arrêter les soins lorsque ceux-ci résultent d'une « obstination déraisonnable ». Ces lois constituent indéniablement des avancées vers une meilleure prise en compte de la volonté du patient, avec l'introduction des directives anticipées, qui sont désormais opposables, ou le renforcement de la place de la personne de confiance, dont « le témoignage prévaut sur tout autre témoignage ».

Elles ne permettent pas, cependant, de répondre à l'ensemble des situations et ne constituent pas une réponse pleinement satisfaisante à la question du droit à mourir pour un nombre croissant de nos concitoyens. Selon les données de l'Institut national d'études démographiques, chaque année, en France, entre 2 000 et 4 000 personnes terminent leur vie avec une aide active à mourir de la part des médecins. La justice est en conséquence souvent désarçonnée par le décalage entre les pratiques et la loi. Nous avons tous à l'esprit les nombreux cas qui ont défrayé les médias et dont on peut regretter qu'ils aient parfois conduit à hystériser le débat, au détriment souvent des patients eux-mêmes et de leur entourage.

Je suis, à titre personnel, en faveur d'une évolution de la législation en ce sens et pour une reconnaissance du droit à mourir dans la dignité. Je crois qu'il convient de laisser le libre choix à la personne lorsqu'elle est capable de l'exprimer ou a laissé des directives claires en ce sens et lorsqu'il n'y a plus d'espoir de rémission.

J'émets d'ailleurs à ce titre une réserve concernant la proposition de loi que vous défendez, madame la rapporteure. Vous évoquez à l'article 1er la possibilité donnée au patient atteint d'une « affection grave ou incurable » de demander à bénéficier d'une euthanasie ou d'une assistance au suicide. Ce faisant, vous élargissez grandement le champ d'application et ouvrez la porte à de possibles dérives : comment définir en effet le champ des maladies graves permettant de bénéficier d'une euthanasie ? Monsieur Touraine le faisait justement remarquer, en commission des affaires sociales et ce soir encore : un cancer est une maladie grave dont il est heureusement possible de guérir. Il s'agit là d'une différence significative avec d'autres propositions de loi sur le même sujet émanant d'autres bancs de cet hémicycle ; je ne peux vous rejoindre.

Il me semble plus opportun, alors que les décrets d'application de la loi Claeys-Leonetti ne datent que du mois d'août 2016, de nous attacher en priorité à l'évaluation et au suivi de l'application de cette loi. Les orientations présentées par le plan national triennal 2015-2018 pour le développement des soins palliatifs et l'accompagnement de la fin de vie mettaient en effet en lumière la faible culture des soins palliatifs en France. Elles faisaient notamment état d'importantes inégalités dans l'accès à ces soins et insistaient sur la nécessité de réduire ces dernières en investissant d'abord dans la connaissance et l'implication des patients eux-mêmes.

Il s'agit là d'une orientation d'autant plus nécessaire que les lois Leonetti mettent avant tout l'accent sur la possibilité donnée au patient de conserver la maîtrise des décisions qui le concernent jusqu'à la fin de ses jours. Ainsi, seulement 2,5 % environ de nos concitoyens rédigent des directives anticipées, alors qu'elles sont le moyen le plus sûr de se faire entendre lorsqu'on n'est plus en mesure de s'exprimer directement et permettent de résoudre nombre de situations difficiles.

La situation au sein des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes l'illustre. Selon l'étude intitulée « Fin de vie en EHPAD » menée par le Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie, seuls 23,4 % des résidents décédés en EHPAD sont en mesure, au cours de leurs dernières vingt-quatre heures, de s'exprimer de façon lucide. Autrement dit, dans plus des trois quarts des situations, le recueil anticipé des souhaits de fin de vie des résidents est indispensable.

Nous avons tous en tête les projections démographiques pour les prochaines années, qui annoncent une augmentation conséquente de la proportion de personnes âgées dans la population. Lors de la remise du rapport d'évaluation sur la loi d'adaptation de la société au vieillissement, aux côtés de Charlotte Lecocq, nous avions alerté sur les manques de la loi et les insuffisances dans la prise en charge des personnes âgées dépendantes au sein des EHPAD. Nous avions notamment appelé à une réflexion en vue de créer les conditions du « bien vieillir », qui est intimement liée à la question du « bien mourir ». Dans le cadre de la réflexion que nous devons avoir sur une meilleure prise en charge de la dépendance, l'enjeu du développement des soins palliatifs doit avoir toute sa place, afin d'accompagner dignement la fin de vie de nos aînés.

En parallèle d'une réflexion sur le droit à mourir, il convient donc de s'assurer de la bonne application du cadre législatif existant. Par ailleurs, sur un sujet aussi engageant et qui renvoie à l'expérience personnelle de chacun, notre groupe ne porte pas une voix univoque. Nous sommes cependant convaincus que la discussion sur ce sujet doit se dérouler dans un cadre apaisé et serein. Les états généraux de la bioéthique, organisés sous l'égide du Comité national consultatif d'éthique, viennent de débuter et s'achèveront à la fin du printemps. Nous souhaitons qu'ils permettent l'expression de l'ensemble des sensibilités de nos concitoyens sur cette question difficile, afin que la représentation nationale soit ensuite en mesure de se déterminer, le cas échéant, avec clarté et mesure.

Pour toutes ces raisons, madame la rapporteure, nous nous abstiendrons sur cette proposition de loi. Certes, vous avez remis le sujet sur la table, mais nous pensons qu'il faut encore discuter avant de décider.

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