Intervention de Dominique Potier

Séance en hémicycle du mercredi 26 janvier 2022 à 15h00
Ratification de l'ordonnance relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant aux plateformes — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDominique Potier :

Avant de prendre du recul géographique en étudiant ce que font d'autres pays européens et les États-Unis, faisons un petit détour par l'histoire.

Il me plaît de redécouvrir, dans la littérature, la permanence de débats que nous croyons neufs. De fait, même si chaque mouvement politique, quand il arrive au pouvoir, croit incarner la modernité, les débats sur les questions économiques, sociales, sur le travail sont d'une grande permanence.

Je l'ai constaté à propos d'une loi que nous défendons désormais ensemble, après avoir eu des divergences d'opinions, celle du 27 mars 2017, relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre. Un collègue me faisait remarquer que, lors des débats qui ont précédé son adoption, nous pouvions presque retrouver mot pour mot les termes de ceux sur l'abolition de l'esclavage. D'un côté, dans des textes fameux de 1823, Henri Grégoire, ancien député de la Constituante, soulignait la responsabilité des assureurs, des affréteurs et des équipages des navires dans la traite négrière, les tenant tous pour complices, jusqu'au dernier matelot. De l'autre, les commerçants du port de Bordeaux, dans leurs plaidoyers, s'élevaient contre une abolition qui aurait signalé la fin d'un modèle économique et la fin d'un monde.

Je constate la même permanence lors des débats précédant l'adoption de la loi du 9 avril 1898 concernant les responsabilités dans les accidents du travail. Martin Nadaud, au bout de dix ans de combat législatif, fit admettre une limitation de la responsabilité des tâcherons et des journaliers des forges et des industries de l'époque dans les accidents du travail dont ils étaient victimes – jusqu'alors, leur maladresse ou la fatalité étaient mises en cause. Grâce à une telle loi, et à celles, similaires, adoptées par d'autres pays européens à la même époque – voire avec un peu d'avance dans le cas de l'Allemagne –, des caisses pour les accidents du travail ont été créées et des campagnes de prévention ont été menées pour les équilibrer. C'est une révolution sociale, mais aussi technologique, qui a ouvert une nouvelle ère de prospérité.

Cette révolution s'est appuyée sur un acte politique très fort : la reconnaissance du principe de responsabilité de l'employeur dans les accidents dont sont victimes leurs salariés – qui n'en étaient pas à l'époque, c'étaient pour l'essentiel des tâcherons et des journaliers. Pour tous les intellectuels qui ont observé cette révolution du droit du travail, la démarche de Martin Nadaud annonce la naissance du salariat, c'est-à-dire un rapport marqué à la fois par des droits et par des devoirs.

J'ai le sentiment profond qu'en la matière, nous sommes en pleine régression, avec l'émergence d'un nouveau phénomène, le capitalisme numérique sans foi ni loi. En se jouant des frontières entre les continents et des contraintes du droit commun, il peut créer un système d'asservissement, de décadence des normes, avec des effets en cascade. Nous observons tous sur le terrain – je suis sûr que vous êtes également attentive au problème, madame la ministre – des pratiques de sous-traitance par les sous-traitants. En effet, une sous-traitance sauvage est permise par cette ubérisation ; d'ailleurs, les clients, aux comportements consuméristes et pour le moins désinvoltes en sont complices et l'on devrait évoquer leur responsabilité.

Aujourd'hui, c'est bien le droit qui nous réunit. La ligne du groupe socialiste s'inscrit dans la dynamique des travaux précédemment menés par nos collègues, le sénateur de Meurthe-et-Moselle Olivier Jacquin et le député Boris Vallaud ; elle est inchangée. Il faut reconnaître à ces travailleurs le statut de salarié des plateformes. C'est l'horizon, c'est l'avenir. La force du droit nous permettrait de le faire dès aujourd'hui.

Bien sûr, certains, notamment sur les bancs du groupe Les Républicains, ont invoqué la liberté de choix. Nous y sommes favorables, mais dans la clarté. Certains travailleurs voudront rester indépendants et nous défendons cette forme de travail. Je sais de quoi je parle ; je crois à celle-ci comme à l'esprit d'entreprise, y compris quand il s'agit d'entreprises unipersonnelles. En revanche, ce qu'il convient d'éviter absolument, c'est la confusion liée à un fonctionnement hybride, où les relations ne sont pas claires.

Madame la rapporteure, dans le rapport sur la version initiale du projet de loi, vous indiquez explicitement que le quatrième objectif de l'ordonnance prévue à l'article 2 est de « réduire le faisceau d'indices » dont la présence impose la requalification du contrat de service en contrat de travail. C'est bien là tout le danger, le poison des dispositions que nous nous apprêtons à adopter. Le groupe socialiste s'y opposera, comme il l'a toujours fait. L'horizon est la requalification en salariat de la relation de travail visée ou la création de véritables unités entrepreneuriales. Pourquoi les travailleurs indépendants ne pourraient-ils pas s'associer dans des systèmes coopératifs ? Des modèles sociaux le permettraient.

Nous ne saurions soutenir ce projet de loi qui va totalement à contre-courant des déclarations des députés européens de votre propre mouvement politique, qui le combattent à l'échelle européenne. En outre, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie et ailleurs, tous les travaux concourent à la requalification en salariat.

Bref, ce qui apparaissait comme un petit pas nous éloigne en fait du véritable horizon, celui de la requalification et de la clarification. Nous nous opposerons à ce texte et continuerons le combat.

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