Intervention de Benoît Lombrière

Réunion du jeudi 1er juin 2023 à 9h40
Commission d'enquête sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la constitution

Benoît Lombrière, délégué général adjoint d'Eurodom :

Nous considérons qu'en dehors de l'organisation en filière, en dehors de l'organisation collective, il ne peut pas y avoir de production locale digne de ce nom. Il peut y avoir une production locale de proximité. Il peut y avoir le cas échéant, des jardins créoles, de l'autoconsommation, mais lorsqu'on souhaite passer à un stade de souveraineté alimentaire, il faut atteindre une étape où l'on doit apporter de la régularité dans la production, du calibrage dans les produits proposés. Il faut également être à l'écoute du marché. Il n'y a pas de modèle économique fort sans s'adresser à la masse du marché. Il peut y avoir des niches. Il y en a d'ailleurs dans le café, dans le cacao, mais ce sont des niches. Si nous voulons passer au stade de la vraie production agricole, de l'autosuffisance ou de la souveraineté alimentaire plus poussée, il faut avoir une organisation qui, sur la base d'un cahier des charges, permet de cadencer et d'organiser les productions. Quand on va parler par exemple à la grande distribution, on doit être en capacité de passer un contrat avec elle, de lui garantir un approvisionnement en tomates par exemple, qui soit régulier tout au long de l'année, avec des tomates calibrées que le consommateur achète. Il faut aussi dialoguer pour savoir quelles sont les aspirations du consommateur. Il est plus facile pour un producteur de livrer un poulet avec toutes ses plumes pour le mettre en rayon, mais ce n'est pas exactement ce que le consommateur recherche et ses goûts peuvent évoluer. Le consommateur peut préférer les filets à un moment, puis les pilons à un autre. Bref, il faut qu'on soit en permanence à l'écoute et on ne peut pas être à l'écoute du marché, composé essentiellement de la grande distribution, sans organisation collective qui répercute les besoins du marché à ceux qui sont en charge de la production alimentaire. C'est la raison pour laquelle nous considérons qu'il faut encourager les filières.

Globalement, il y a un accord assez général sur le fait que les filières de production sont la bonne solution pour aller vers le maximum de sécurité alimentaire. C'est d'ailleurs inscrit noir sur blanc dans les objectifs du Posei, un outil qui permet de structurer et de pousser à la structuration. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il existe. Le jour où l'on retire au Posei l'obligation de structuration, on perd l'argument principal qui a fait que nous avons obtenu ces aides auprès de l'Union européenne. Quand vous avez une organisation de production, des filières, vous avez pour le producteur une masse de contraintes supplémentaires. Être dans une organisation de producteur, c'est plus de contraintes : c'est de la régularité, c'est une obligation de déclarer l'ensemble de ses revenus, d'être en règle fiscale, en règle sociale, ce sont bien souvent - je pense en particulier aux filières animales à La Réunion – des obligations renforcées en matière d'agroécologie. Tout cela permet de mieux valoriser la production, de la vendredans les circuits de grande distribution et de mieux la vendre car on apporte un plus avec de la production locale. En contrepartie de ces obligations plus fortes, des aides viennent du Posei pour une bonne partie et du complément national que l'on appelle le Ciom.

En revanche, ces aides n'existent pas quand on est en dehors de l'organisation de production. Nous militons par exemple pour que l'on continue avec le système de couplage des aides, c'est-à-dire que les aides restent couplées à la tonne. L'objectif dans nos départements est de produire davantage. L'objectif de la politique agricole commune (PAC) est tout autre, en régulant la surproduction. Nous nous rappelons tous des montagnes de lait et de beurre déversées par les producteurs dans les années 1980, qui ont amené à ce que l'on découple la PAC. On considère que l'objectif principal de la PAC est de lutter contre la surproduction. Le Posei, qui est l'équivalent de la PAC dans les départements d'outre-mer, a pour vocation d'encourager la production. Il s'agit donc du couplage des aides, du fait de conditionner et de percevoir des aides à l'adhésion à une organisation de production, à une filière et d'avoir des filières qui soient les plus longues possible. L'exemple le plus abouti de cette organisation-là se trouve à La Réunion où dans l'interprofession même, vous avez le fabricant d'aliments pour animaux, le producteur de viande, le transformateur qui va transformer la viande en première, deuxième ou troisième transformation, le distributeur et même l'importateur des produits concurrents. Tous ces gens-là se retrouvent dans la même interprofession et essayent de trouver des équilibres pour que chacun arrive à exister.

On est même allé dans ce système-là à inventer, avec le soutien de la grande distribution et de l'importation, un système qu'on appelle le système des CIE, les cotisations interprofessionnelles étendues, qui sont des cotisations obligatoires payées par les importateurs, et qui bénéficient exclusivement au développement de la production locale. C'est-à-dire que les importateurs de poulet payent pour développer la production locale de poulet, que l'on pourrait considérer comme étant leurs concurrents. En dehors de ces filières, il n'y a pas de salut, à notre avis.

La coopération régionale est possible sur quelques niches. Elle apparaît très compliquée pour une raison simple. D'une part, ‘ nous produisons trop cher nos productions agricoles et industrielles pour pouvoir être compétitifs dans les pays qui entourent les départements d'outre-mer. D'autre part, ces pays produisent des normes qui ne sont pas aux normes européennes et qui donc ont des difficultés à être importées chez nous. Il ne faut pas fermer la porte à la coopération régionale, mais en l'état actuel du droit, il sera compliqué d'aller beaucoup plus loin, sauf à vouloir baisser le niveau des normes pour permettre à des produits régionaux de rentrer. Mais ce serait asymétrique car on permettrait aux produits de rentrer, mais nos coûts de production handicaperaient les exportations de nos produits. Or, ces normes sanitaires, sismique, de construction ou environnementales ont des raisons d'être : les abaisser risquerait de diminuer le standard de qualité auquel nous sommes habitués.

Enfin, pour répondre aux possibilités d'exportation, certaines productions le font, c'est le cas de la banane, du sucre, du rhum, d'un certain nombre de productions fruitières ou de fleurs, un peu à la Martinique, beaucoup à La Réunion. Je pense à l'ananas Victoria, aux litchis, aux mangues que l'on retrouve à la saison de Noël, donc à contre-saison, sur les étals en métropole.

Aujourd'hui, le défi principal me semble être de produire suffisamment pour nourrir les populations locales. Le jour où l'on aura trop de productions pour nourrir la population locale, on verra s'il est pertinent d'exporter et à quelles conditions. Je pense que ceux qui peuvent le faire le font. Je pense aussi au café et au chocolat. L'essentiel de ces exportations, en tout cas, les exportations de niches, se fait par avion. La banane, le rhum et le sucre sont transportés par bateau.

Vous disiez qu'il existe un quasi-monopole. Vous pourrez en parler dans quelques minutes au principal intéressé. Je crois qu'il y a trois ou quatre compagnies, trois compagnies sans doute sur la Martinique et au moins deux sur La Réunion. Depuis dix ans, le fret n'a jamais été aussi peu cher sur la Martinique qu'aujourd'hui. Pour le moment, un acteur se montre relativement responsable, en tout cas pour ce que je peux en juger, et accompagne les départements d'outre-mer quand ils ont des difficultés. Je crois que la CMA CGM l'a fait relativement convenablement, mais vous les interrogerez directement.

Un dernier mot sur le projet de réforme de l'octroi de mer. Le budget de l'octroi de mer représente environ 475 millions d'euros d'exonérations fiscales au titre de la protection de la production locale. C'est le montant de ce qu'on appelle l'aide d'État, le montant maximum de compensation des surcoûts octroyé à la production locale dans les départements d'outre-mer. Les recettes perçues par les collectivités locales s'élèvent à 1,2 milliard, selon le rapport du député Jean-René Cazeneuve et du sénateur Georges Patient « Soutenir les communes des départements et régions outre-mer pour un accompagnement en responsabilité » (2019). Imaginons, comme on l'entend parfois, que l'on supprime la taxe dès lors qu'il n'y a pas de production locale en face. C'est une proposition qui revient ces derniers temps de manière relativement insistante. La première conséquence, j'en ai déjà parlé, c'est qu'on va fragiliser, à mon avis détruire, une bonne partie de nos artisans et des petites entreprises répartis dans une infinité de secteurs et qui, par définition, ne sont pas connus puisque non assujettis à l'octroi de mer. Si on retire l'octroi de mer, ces entreprises vont finir sans aucune protection, j'ai évoqué l'exemple des bijoux fantaisie en Martinique et de la Guyane.

La deuxième conséquence est qu'il va falloir trouver 1,2 milliard de recettes pour compenser la suppression de la taxe d'octroi de mer. Je rappelle que des collectivités locales en bonne santé intéressent les entreprises, au regard de l'importance de la commande publique dans les départements d'outre-mer. Sauf à imaginer que Bercy signe un chèque de 1,2 milliard tous les ans aux collectivités locales des DOM, ce qui est assez peu probable, il est bien évident que l'État va chercher à appliquer de nouvelles taxes pour trouver les recettes nécessaires au financement des collectivités locales. Plusieurs systèmes sont envisagés, mais aucun ne fait l'économie d'une hausse de la TVA. Elle peut être plus ou moins forte en trouvant d'autres recettes. On évoque parfois une taxe sur les tabacs ou sur les alcools. D'ailleurs, je crois que la taxe sur les tabacs est déjà une taxe des collectivités. Soit on augmente la TVA nationale et l'État reverse aux collectivités locales, soit on crée une TVA régionale, c'est-à-dire une TVA recette affectée. Dans le rapport, il est indiqué que la TVA rapporte au taux actuel 964 millions d'euros dans les DOM et l'octroi de mer rapporte 1,2 milliard, selon les chiffres de 2017. Je vous laisse faire le calcul du niveau de taux de TVA régional pour trouver les recettes équivalentes. Quand on a, au taux actuel, une TVA qui rapporte 20 % de moins que ce que l'on cherche à financer, cela risque de générer des taux de TVA colossaux.

La troisième conséquence est que l'on va créer une TVA, quel que soit son taux, en Guyane et à Mayotte, où la TVA est à taux zéro. Il faudra donc la pousser de quelques points.

La quatrième conséquence, c'est que le prix de tous les services va considérablement augmenter puisque la TVA frappe indistinctement les biens et les services, alors que l'octroi de mer frappe les seuls produits. Les services forment l'essentiel des dépenses des ménages : l'abonnement Internet, le téléphone portable, l'assurance scolaire des enfants, la cantine scolaire, etc. On va donc mettre une TVA régionale ou augmenter le taux de TVA sur ces services qui, aujourd'hui, ne sont pas frappés d'octroi de mer, tout en espérant un gain bien hypothétique selon nous sur les produits, en faisant le pari que le gain fiscal né de la suppression de la taxe d'octroi de mer se retrouve dans les prix aux consommateurs.

L'exemple en métropole de la baisse de la TVA dans la restauration devrait nous inciter à beaucoup de prudence sur la répercussion d'une baisse de la TVA ou d'une baisse de fiscalité sur les prix. Ensuite, le soutien plus ou moins appuyé à une réforme à destination des importateurs dans les départements outre-mer devrait aussi nous inciter à la réflexion et peut-être même à la prudence.

Au final, au nom de la lutte contre la vie chère, on aura fragilisé le financement des communes et des collectivités. On aura fragilisé, pour ne pas dire plus, le tissu des artisans et des petites entreprises non assujettis. On aura fait augmenter considérablement le prix des services pour un hypothétique gain sur les produits. Je me permets donc d'appeler à la plus grande prudence sur cette réforme annoncée par le gouvernement. Le principe de la réforme a été annoncé, mais pas ses modalités. Je me permets d'appeler votre attention sur ce sujet, puisque vous aurez bien le dernier mot ici à l'Assemblée nationale à travers le vote d'une loi.

Certains promoteurs de la réforme mettent aussi en avant le système dit de l' Arbitrio sobre Importaciones y Entregas de Mercancías (AIEM) ou arbitrage sur les importations et les livraisons de marchandises, en vigueur aux Canaries, et qui, c'est vrai, est une taxe qui frappe les produits importés avec une production locale en face. Ce système est beaucoup moins puissant que celui de l'octroi de mer actuel, pour au moins deux raisons. D'abord, il ne traite pas le cas des non assujettis qui, j'insiste, constitue une part importante du tissu économique du département d'outre-mer. Ensuite, il représente une aide maximum de 150 millions d'euros par an, là où notre octroi de mer permet d'aller jusqu'à 450 millions d'euros par an. C'est donc une aide trois fois plus puissante pour une population équivalente entre les Canaries et les départements d'outre-mer, soit environ 2,2 millions habitants. D'ailleurs, le PIB des Canaries est substantiellement inférieur à celui des départements d'outre-mer, il faut le rappeler parce qu'on a parfois tendance à voir l'herbe plus verte dans le pré du voisin. Le PIB des Canaries s'élève à 39 milliards d'euros, celui de l'ensemble des DOM atteint les 46 milliards. Cette différence est due à un poids plus important de l'agriculture et de l'industrie dans le PIB des DOM par rapport à celui des Canaries. N'allons pas changer notre modèle efficace contre un modèle qui, manifestement, en tout cas dans les chiffres, l'est moins.

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